vendredi 29 octobre 2010

Dressez vos tentes !

Et si nous suivions l’exemple des Sahraouis ?
par
Amis du Peuple du Sahara occidental (APSO), 29/10/2010
Et si en France, au lieu de défiler dans les rues, nous faisions comme les Sahraouis ?
Face au roi du Maroc, grand ami de Sarkozy, ils sont sortis par milliers des villes du Sahara Occidental occupé et se sont installés dans le désert pour protester contre la colonisation qui depuis 35 ans les spolie, les opprime et les méprise.
Et si nous plantions la tente dans la rue ? Sur les places publiques ? Sur et sous la tour Eiffel ? Partout ?
Possible que la police nous encerclerait, possible qu’elle empêcherait par la force que l’on nous apporte de l’eau du ravitaillement et des médicaments, peut être que des policiers nous infiltreraient, peut être que l’armée construirait des murs autour de nous, et que des hélicoptères nous survoleraient nuit et jour pour nous maintenir dans un inconfortable qui-vive.
Peut-être que la France copierait le tortionnaire royal dont elle est l’alliée ?Mais ce qui s’est passé à Lyon ou ailleurs contre des jeunes manifestants, est-ce si loin de ça ?
Alors il ne manque que les tentes, qui marqueraient une innovation, en plus de notre rejet de ce gouvernement qui nous méprise aussi, nous et notre démocratie.
Et ces campements partout en France marqueraient aussi notre soutien solidaire aux Sahraouis, que par notre ignorance complice nous avons oublié depuis plus de 30 ans, et laissé aux mains hypocrites d’intérêts commerciaux, oubliant nos valeurs de solidarité et notre fier attachement aux droits de l’homme.
Espérons qu’il n’y aurait pas néanmoins, comme au Sahara Occidental, à déplorer la mort d’un enfant, assassiné par les militaires marocains, et scandaleusement enterré en cachette, sans la famille…

jeudi 21 octobre 2010

Europe : les mouvements sociaux entre violences urbaines et provocations policières

Antisystème ? Bien sûr !
par
Josep Maria Antentas - Esther Vivas, Barcelone
À la suite des incidents du 29 septembre à Barcelone, la critique contre les "antisystème"  a inondé le débat dans les médias en associant, de façon réductrice et hors contexte, la notion d’ "antisystème" et la violence urbaine.
Sans lien commun avec cette image qu’on veut lui coller, la pratique au quotidien des « antisystème » se trouve dans les associations de quartier opposées à la spéculation immobilière, dans le syndicalisme alternatif, dans le militantisme contre le changement climatique, dans les forums sociaux, dans la défense du territoire face aux grandes infrastructures, dans les centres sociaux autogérés, dans la conception d’expériences de consommation alternative et dans le développement de la l’agriculture biologique, ou bien dans les tentatives d’ouvrir une brèche dans le système politique en promouvant des candidatures alternatives. Les mouvements sociaux alternatifs se déterminent comme étant des moteurs du changement social, ils élaborent des propositions novatrices et encouragent à de nouvelles formes de sociabilité, de pensée critique et de création artistique, en libérant la créativité humaine corsetée dans les routines quotidiennes.
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Des policiers allemands révèlent les agissements d’agents provocateurs dans les manifestations
par Rüdiger Göbel, Berlin 
Pendant que la dernière édition du magazine Focus, se référant au Bundeskriminalamt (BKA-Office fédéral de police criminelle, Ndlt) met en garde contre des actions de militants anti-nucléaires contre le prochain transport Castor, l’édition du lundi du Hamburger Abendblatt montre des policiers tapant sur des casseurs et émeutiers, par exemple lors de la contestation du projet «  Stuttgart 21 » : des policiers en uniformes et des « agents provocateurs »(en français dans le texte) en civil. Un policier de 48 ans, qui s’est trouvé avec les cent hommes de sa section au beau milieu du « combat » dans le Schlossgarten (Parc du Château, ndlt) de Stuttgart raconte dans ce journal que l’emploi de canons à eau, matraques et bombes au poivre contre des « citoyens qui manifestaient pacifiquement, des enfants, des retraités et de braves Souabes » lui avaient causé un choc. 400 manifestants ont été blessés. Le Hamburger Abendblatt cite les propos de «  l’insider » : « Quand on emmène des molosses de combat, j’entends par là des unités spéciales de la police, à une manifestation et qu’on les lâche sans raison apparente en leur disant de nettoyer la place, ils mordent sans aucun ménagement. C’est pour cela qu’on les a entraînés et formés. Et ceux qui les ont envoyés le savaient parfaitement. Ils avaient sûrement l’autorisation d’en haut. De très haut. Au minimum du Ministère de l’Intérieur. »

Dans le Parc du Château de Stuttgart le 30 septembre 2010. 
 

lundi 18 octobre 2010

Ce que les zapatistes peuvent nous apprendre sur la crise climatique

 Avec leur cri de bataille de 1994, “Ya basta!” ("ça suffit !"), le soulèvement des zapatistes au Mexique est devenu le fer de lance de deux mouvements convergents : le Mouvement mexicain  pour les droits des peuples indigènes et le mouvement international contre la mondialisation capitaliste.
Mais revenons à 2010 : les mouvements pour les droits indigènes et contre la mondialisation capitaliste ont à nouveau convergé, cette fois de manière internationale, pour constituer le Mouvement pour la Justice Climatique. Suite à l’échec, largement reconnu, des accords climatiques de Copenhague en décembre dernier, la plus grande manifestation de ces mouvements convergents a eu lieu en avril lors du Sommet des Peuples du Monde sur le Changement Climatique et les Droits de la Terre-Mère à Cochabamba, en Bolivie.
Alors que les forces politiques ont concouru à rendre invisibles les zapatistes autant à l’intérieur du Mexique que sur le plan international, leur gageure a toujours été de miser sur un paradigme de développement, à la fois juste et indépendant. Il semble donc légitime d’avoir envie de savoir si le zapatisme ne pourrait pas apporter quelque lumière dans l’embrouillamini politique qui règne autour de la crise climatique. Les charades poétiques du porte-parole zapatiste, le Sous-commandant Marcos, peuvent-elles servir de panneaux indicateurs sur la route difficile qui mène aux solutions climatiques ?
Un seul Non et beaucoup de Oui
Peu après s’être faits connaître au monde, en 1994 en tant qu’insurgés armés, les zapatistes ont déposé les armes et ont déclaré qu’avec leur « unique non » - qui exprimait leur rejet de l’autorité imposée par le gouvernement mexicain ou par les institutions mondiales qui régissent le commerce, l’investissement, le développement et la politique sécuritaire – ils prenaient aussi position pour « beaucoup de oui ». Le Oui, pour les Zapatistes, signifie le développement prudent, conscient et sérieux de formes alternatives de gouvernance et d’utilisation des ressources : écoles multilingues, cliniques communautaires, banques de semences, agriculture durable, eau accessible et abordable et assainissement de base et surtout, des expériences organisées de démocratie directe.
Quand les 30 000 membres de la société civile issus de 140 pays, y compris 56 délégations gouvernementales, se sont réunis à Cochabamba en avril, ils ont affirmé, de façon claire et ferme, que la crise climatique et ses conséquences associées de sécheresses, d’inondations, de pertes des cultures, de maladies en augmentation croissante, de déplacements et d’instabilités généralisés, ont une origine fondamentale. Selon l’accord des peuples établi à Cochabamba : « Les sociétés et les gouvernements des soi-disant pays « développés », en complicité avec un segment de la communauté scientifique, nous ont amené à parler du changement climatique comme d’un problème limité à la seule hausse de la température, sans s’interroger sur la cause, qui est le système capitaliste. »
Quelles que soient les solutions climatiques que nous envisageons, déclarent les mouvements sociaux du sud, elles doivent avoir leur origine dans l’acceptation des limites sociales et écologiques de croissance. La reconnaissance de telles limites est ce que les zapatistes appelleraient « le non ».

 


Quant aux nombreux “Oui”, ils apparaissent sous forme de revendications du Mouvement pour la Justice Climatique : renforcer les économies locales, pratiquer l’agriculture écologique et la gouvernance basée sur les droits, réduire de façon radicale la consommation et le gaspillage des pays du nord et des élites du sud afin d’améliorer la qualité de vie de milliards de marginalisés et d’exploités ; protéger les forêts, la biodiversité, la culture et ceux d’entre nous qui sont les plus vulnérables ; investir et assister les femmes, les jeunes et ceux qui ont gagné le droit à être appelés « les anciens ». Les nombreux oui, pour la justice climatique, sont les chemins multiples vers la modération et l’adaptation, l’équité et la justice. Les « Oui » sont incarnés dans une notion qui s’est récemment répandue dans les cercles de développement : la résilience de ceux d’en bas*.
Justice et dignité
L’implicite dans l’émergence revendicative des indigènes est l’ exigence d’être abordés avec le respect du à tout être humain. Comme l’a écrit le Sous-commandant Marcos il y a une décennie : « Les puissants avec tout leur argent ne comprennent pas notre lutte. Le pouvoir de l’argent et de la fierté ne peut pas comprendre, car il y a un mot qui n'entre pas dans la compréhension des grands sages qui vendent leur intelligence aux riches et aux puissants. C'est le mot dignité. »
Il s’avère que la dignité humaine est un concept essentiel aux négociations climatiques. « Le développement » avec l’idée implicite que la richesse d’une société se mesure à son niveau de consommation, se fait précisément aux dépens de la dignité humaine. Les militants climatiques du sud expliquent que le nord, accablé par une surconsommation qui va jusqu’à l’obésité, doit réduire sa consommation, alors que la plupart des pays du sud, face à une pénurie perpétuelle, doivent l’augmenter. Sara Larrain, directrice d’une ONG qui s’appelle Chile Sustentable (Développement durable du Chili) écrit : “ L’objectif de la dignité humaine dépasse l'objectif de la lutte contre la pauvreté et renvoie à la négociation de l’espace environnemental et de ’équité sociale entre le nord et le sud. »

La “Voie de la dignité” élaborée par Larrain, en union avec des groupes du Brésil, d’Uruguay et du Chili, est surtout une proposition pour remplacer la lutte contre la pauvreté – un système métrique économique, austère et diffamant, basé sur les besoins les plus fondamentaux de survie humaine – avec une mesure qui prend en compte les droits culturels, politiques et environnementaux. « La Voie de la Dignité, » écrit Larrain, « est un point convergent qui encourage la baisse de la consommation de ceux au-dessus et la hausse de ceux en dessous. Ce qui donne l’assurance aux populations de ce dernier niveau d’accéder à l’espace environnemental nécessaire pour leur subsistance et la dignité. »
La Voie de la Dignité propose que l’équité entre le nord et le sud ne soit atteinte que quand la notion de viabilité environnementale du nord (la préservation des ressources pour les besoins planétaires et les générations futures) correspondra à la demande du sud pour la viabilité sociale (équité et pleins droits sociaux, environnementaux, politiques et culturels). Ainsi, afin d’augmenter le niveau de vie des milliards de gens qui vivent aujourd’hui en dessous de la ligne de dignité, une certaine mesure de l’espace environnemental (puits de carbone, pêcheries et pâturages ouverts, par exemple) doit être abandonnée au nord. Les riches doivent réduire leur utilisation des ressources. Ils doivent s’engager à la décroissance.
Plutôt que de gérer la catastrophe climatique comme l’establishment néolibéral tente de le faire, le Mouvement pour la Justice Climatique choisit de se servir de la crise comme d’une opportunité – peut-être la dernière – pour construire la dignité.
Tout pour tous, Rien pour nous-mêmes
C’est certainement une des questions les plus fréquemment posées par les gens qui se sentent concernés par la crise écologique : « Que puis-je faire, en tant qu’individu, pour améliorer les choses ? » La réponse simple que j’ai apprise en habitant parmi les villageois zapatistes est : rien. Parce qu’il faut que nous arrêtions d’agir comme des individus si nous voulons survivre ; la Terre ne sera pas affectée par nos actions individuelles, mais par notre impact collectif.
Le slogan des zapatistes, “Para todos todo, para nosotros nada” (“Tout pour tous, rien pour nous-mêmes”) sonnait vrai au milieu des années 90 et sonne encore vrai aujourd’hui. Mais ce slogan renferme un certain mystère. L’exigence « Rien pour nous » est tellement contraire à ce que nous – les individus affamés de ressources des pays du soi-disant Premier monde - aurions pensé à demander. D’ailleurs personne ne s’est jamais mutiné pour plus d’austérité. Pourtant, sans tricherie, nous devons construire nos capacités à vivre selon un vieux proverbe : Assez vaut festin.

Les propositions d’Evo Morales, Président de Bolivie, pour un tribunal de la dette climatique et une Déclaration universelle pour les droits de la Terre-Mère ont mis l’équité et l’écologie (par opposition à des résolutions techniques par exemple, ou des solutions basées sur le marché) au centre des négociations climatiques. De telles propositions sont, au fond, des expressions radicales d’une éthique qui exige tout pour tous, rien pour nous-mêmes. De telles propositions demandent aussi de repenser de façon radicale, la signification du « développement ». Inspiré par la notion andine du « buen vivir » - vivre bien par opposition au vivre mieux -, le récent Mouvement pour une Justice climatique pose que, vu que nous sommes au bord de l’effondrement écologique, le développement et le progrès doivent être compris non en termes d’accumulation mais en termes de partage.
Un monde contenant beaucoup d’autres mondes
La classe dirigeante mexicaine perçoit le projet zapatiste comme une menace pour l’intégrité de l’État-nation. Cette menace réside dans la demande zapatiste de reconnaissance officielle, à l’intérieur des frontières de l’État, des divers groupes ethniques, culturels, linguistiques et religieux. Dans la région andine, et en Bolivie en particulier, on appelle cela (dans sa dimension culturelle) le pluriculturalisme ou (dans ses dimensions politiques) le pluri-nationalisme – une nation dans laquelle rentrent plusieurs nations. La notion de pluriculturalisme se distingue sensiblement du concept US de « multiculturalisme » car elle va au-delà de l’éducation multiculturelle pour inclure un respect pour des revendications collectives sur le territoire et des droits collectifs.
Le monde vit la plus grande extinction en masse des espèces depuis le déclin des dinosaures. La moitié des espèces sur Terre devrait disparaître d’ici 100 ans. Les principaux écosystèmes (y compris l’Amazone), les systèmes d’eau douce du monde entier et les récifs de coraux approchent tous un « point de basculement » après lequel ils ne se remettront jamais. A ce titre, les mouvements scientifiques et sociaux ont tendance à convenir que la diversité, en tant que base de décision, est au cœur de la survie autant écologique que culturelle. La pression des zapatistes en faveur « d’un monde dans lequel beaucoup de mondes rentrent », bien plus qu’un appel à la seule « tolérance », est une reconnaissance claire de ce que la science a récemment appelé « la diversité bio-culturelle », est un facteur décisif.
Plutôt que de chercher à diviser les ressources pour servir une multitude atomisée, le mouvement pour la justice climatique imagine de multiplier les ressources pour servir le bien commun. Pour les paysans et les peuples indigènes, en général, cela signifie fusionner des traditions et des systèmes de propriété et d’autorité ancestraux avec des pratiques modernes qui les complètent, les stimulent et les perfectionnent. En d’autres mots, une transition juste vers un monde sans carbone exige précisément les sortes de stratégies qui ont nourri les peuples ruraux depuis des millénaires, accompagnées des meilleures technologies durables que la science actuelle a à offrir : l’agriculture de subsistance biologique et le commerce équitable, la souveraineté semencière garantie par des tests génétiques des stocks de semences, l’électricité produite localement à l’aide du vent, du solaire et du gaz bio, les transports (publics) collectifs fonctionnant au carburant fabriqué à partir de déchets, des pratiques de zéro déchets et la production à petite échelle et propre, et la gestion locale de l’eau améliorée par des traitements à bas prix. Pour répondre à une crise et à ses diverses manifestations locales, afin de parvenir à un monde dans lequel de nombreux mondes rentrent, il est nécessaire de trouver des solutions variées, locales et aux mains du peuple.
La Terre est pour ceux qui la travaillent
La lutte des zapatistes a été, avant tout, la lutte pour un territoire. Ils veulent simplement le droit de travailler la terre qu’ils considèrent historiquement comme la leur. En cela, leur lutte a de nombreux parallèles dans tout le monde indigène.

En luttant pour la Terre, les Zapatistes ne se sont jamais identifiés, même accidentellement, à des « écologistes ». De même que dans aucun de leurs nombreux communiqués sur une décennie et demi, ils ne parlent d’ « écologie » ni de « conservation ». Et pourtant, comme l’a dit le poète Gary Snyder : « la meilleure chose que vous puissiez faire pour l’environnement est de rester chez vous. » Comme paysans indigènes luttant pour l’autonomie territoriale, les zapatistes luttent précisément pour « rester à la maison. »
Un des sujets controversés dans les négociations climatiques des Nations Unies, passionnément contesté à Cochabamba et dénoncé catégoriquement par de nombreux segments du Mouvement de la Justice Climatique, est le programme appelé Réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts (REDD). REDD cherche à récompenser les gouvernements, sociétés ou les propriétaires de forêts, dans le sud, qui n'abattent pas leurs forêts, et qui au lieu de couper les arbres, en font des puits à carbone. Les ONG libérales ont tendance à soutenir le programme REDD, avant tout un programme entrepreneurial, car il offre un mécanisme de protection des forêts. Mais ce mécanisme donne également aux industries polluantes le droit de continuer à polluer. De plus, la version REDD de la “protection de la forêt” pourrait bien être un des plus grands  programmes d’accaparement de terres de l'histoire.
Tom Goldtooth, directeur du Réseau écologique autochtone (Indigenous Environmental Network) basé aux USA, dit que le REDD est “une corruption du sacré.” Les forêts, particulièrement pour ceux qui y vivent, ne sont pas que de simples puits à carbone. “Poumons de la Terre” ou pas, ce sont avant tout des forêts. La Terre, comme Emiliano Zapata y exhorte, est pour ses vrais défenseurs. Oui, encourage le Mouvement de Justice Climatique, il faut préserver les forêts et payer pour le faire, si nécessaire. Mais plutôt que de mettre des intérêts économiques éloignés en charge des forêts afin de les sauver, comme le propose REDD, pourquoi ne pas encourager la sorte d'expertise que les peuples ruraux ont toujours pratiquée ? Nous devrions réduire les pressions sur les forêts en tenant à l'écart ceux qui ne les régissent pas directement – c'est-à-dire la majorité d’entre nous.
En dénonçant le programme REDD et d'autres projets de compensation du carbone, les militants pour la justice climatique soutiennent que le marché ne peut pas résoudre une crise qu’il a lui-même engendré. Le Stern Review on the Economics of Climate Change (Le rapport Stern sur l’économie du changement climatique), publié en Grande-Bretagne en 2006, décrit le changement climatique comme “le plus grand échec du marché de l'histoire.”
Et pourtant, en même temps, les marchés du carbone deviennent la seule solution recommandée par les gouvernements et les entreprises et les ONG qui leur sont proches.
Quand le marché européen du carbone a fait faillite, avec le prix de la tonne de carbone chutant de façon dramatique en dessous du taux auquel le renouvelable peut rivaliser avec les énergies fossiles, personne n’a pipé. L'administration Obama a continué à pousser pour le marché des droits d'émission, la CCNUCC (Convention Cadre des Nations sur les Changements Climatiques) a continué à faire pression pour le REDD et les autres compensations, et l’atmosphère a continué à être livrée à ceux qui voulaient payer pour la polluer.
Marcher en posant des questions
Dans plusieurs de ses communiqués, le Sous-commandant Marcos se sert des histoires des anciens dieux, ceux qui étaient là avant que le monde soit monde, pour montrer combien la lutte pour réinventer la société est liée à la période de la création. Une des leçons de ces histoires qui revient encore et toujours, est que ceux qui ont créé le monde l'ont fait en “marchant tout en posant des questions.” C'est d’une poésie puissante.

Pourtant, en pleine crise climatique, nous avons à peine le temps de poser des questions. Est-ce qu'on ne peut pas inciter et soutenir le nombre massif de sans-terre, de petits propriétaires, de pêcheurs et d'indigènes à rester sur leur terre plutôt que d'émigrer pour surpeupler et surchauffer les villes ? Peut-on raisonnablement arrêter de dépenser du carbone, du pétrole et des récoltes et de gaspiller tout en continuant à vivre bien ? Est-ce qu'un autre développement est possible ? Ces questions n'ont pas de réponses faciles. Mais en se les posant tout en marchant, nous pouvons – nous devons – rapidement voir émerger les réponses.

Dans The Value of Nothing (La valeur de rien), Raj Patel cite “marcher en posant des questions” comme un principe fondamental de la démocratie. “Les erreurs qui sont faites en cours de route font partie du processus”, admet-il néanmoins. En défiant un système détraqué, il est essentiel d'entrer dans un territoire inexploré. En fait, engager les personnes les plus concernées dans le processus de résolution du désastre climatique fait partie de ce territoire. Et sans doute, des erreurs seront commises
Mais, afin d'éviter que les erreurs ne deviennent des désastres, des interventions doivent être faites à une échelle humaine. C'était des erreurs – de grosses erreurs – qui nous ont menés ici. Des entreprises pétrolières comme BP par exemple, ont foré bien au-delà de leur capacité à prévenir ou réparer les accidents. La plupart des échecs spectaculaires ont été faits dans l'oléoduc, comme dans la géo-ingénierie. Quand le Vice-président de BP, David Eyton, a annoncé en 2008 que BP s'engageait dans la géo-ingénierie, il a dit : “Nous ne pouvons ignorer l'étendue du défi.” Malheureusement, nous ne pouvions pas nous douter de l'étendue du désastre qui s’ensuivra. Si quelque chose ne va pas (et cela arrivera), ça ira mal à grande échelle, comme l'expérience de BP consistant à forer en eaux profondes le montre.
Alors que nous marchons en posant des questions, nous devrions répéter le mantra suivant : grandes questions, petites erreurs.
Ca suffit !
Aussi fondamentaux que soient leurs autres slogans poétiques, le cri de bataille initial des zapatistes “Ya basta ! Ca suffit !” détermine l'urgence avec laquelle nous devons aborder la crise climatique. Cette année va probablement marquer l'été le plus chaud qu'on ait jamais enregistré. On prédit une saison cyclonique  plus catastrophique que jamais. La marée noire de BP est désormais reconnue comme l’une des pires catastrophes de tous les temps. Et les dernières prédictions de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA – Agence US responsable de l’étude de l’océan et de l’atmosphère) montrent que la banquise l'Arctique pourrait ne plus avoir de surface estivale dans 30 ans. Les gouvernements font comme d'habitude de la politique politicienne et les entreprises lorgnent les énormes profits des marchés du carbone. Mais les scientifiques et les militants s'accordent : nous ne pouvons pas modifier les limites physiques du ravage climatique avec des réparations marchandes.

En 1994, les zapatistes ont clairement dit au monde que nous avions épuisé toutes les autres options. Pris dans la catastrophe climatique, chaque être vivant sur la planète se trouve aujourd'hui dos au même mur. Les changements prennent du temps, soutiennent les voix les plus prudentes. Mais après des siècles d'industrie toxique, des décennies de déni du changement climatique et des années à jouer à la politique politicienne comme s'il y avait des gagnants et des perdants, nous manquons de temps. Dans une compétition contre la crise climatique qui s’éterniserait, il ne peut y avoir que des perdants. Comme l'a dit récemment l'ambassadeur de Bolivie à l'ONU, Pablo Solón, lors du Forum Social US à Détroit : “Nous n'avons qu'une seule occasion dans ce siècle de combattre le changement climatique. Et c'est maintenant.” Dans ces mots, on peut entendre l'écho du Ya basta ! des zapatistes.
* Grassroots resilience en anglais. Grassroots désigne en anglais tout ce qui est mouvement à la base. La résilience est la capacité d’un écosystème ou d'une espèce à récupérer un fonctionnement ou un développement normal après avoir subi un traumatisme. Dans le jargon de la gouvernance, on parle de résilience communautaire [NdE].


dimanche 17 octobre 2010

Non à la nouvelle gare : les Stuttgartois inventent une culture de contestation

par  David Weyand, Stern, 9/10/2010. Traduit par Michèle Mialane, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
Créative, bariolée, pleine d’humour, la résistance au nouveau projet de gare à Stuttgart est au zénith. Quels en sont les signes distinctifs et que sera-t-elle demain ?

 
Manifestation contre Stuttgart 21 : "Ça pourrait donner des idées à toute la République fédérale"- © Marijan Murat/DPA

Bière contre gare : Chaque bouteille de « Resist 21 » vendue rapporte 21 centimes à la Coordination contre Stuttgart 21. Depuis son lancement en juillet par trois Stuttgartois avec son logo créé tout exprès: un âne, elle remporte un succès phénoménal. La brasserie Rössl, fabricante de la bière contestataire, dit en avoir déjà vendu environ 15 000 bouteilles début octobre, ce qui représente près de 3100 euros de dons. On peut commander une « Resist 21 » dans une douzaine de bistrots à Stuttgart, et en acheter sur quelques marchés bio.
«  Ce n’est pas une bière « bio », mais nous l’avons ajoutée à nos produits parce que c’est une action importante, tout simplement », dit Thomas Becker, de la boutique asociative bio « plattstalatwest ». Becker trouve même l’idée si bonne qu’il veut commercialiser d’autres produits dans la même gamme. Dans les semaines qui viennent on trouvera dans ses rayons le merlot, le jus de pomme et la limonade K-21. K-21, c’est le nom d’un projet alternatif de gare terminale par opposition à Stuttgart 21. Ces boissons ne seront pas des produits marketing vendus par quelques personnes ou magasins bio qui voudraient profiter du mouvement contestataire pour se faire de l’argent, assure Becker, mais un soutien utile à la contestation.Becker a sous le coude une autre idée pour la prochaine grande manif contre Stuttgart 21 : il proposera, sous cellophane et nouées d’un ruban comme des chocolats, des châtaignes « Pavés de Stuttgart ». Il y aura trois formats : le « manifestant occasionnel (une châtaigne »), le « manifestant professionnel »  (deux châtaignes) et les « gâtés de la prospérité » (trois châtaignes). Il entend ainsi répondre avec humour, mais avec sérieux, aux accusations - qu’il juge diffamatoires - selon lesquelles des manifestants auraient jeté des pierres sur les policiers la semaine dernière. Il se serait en fait agi de jets isolés de petites châtaignes, et rien de plus. Le bénéfice sera versé à un fond d’aide juridique. Les actions contre S-21 cherchent réellement à faire boule de neige. Les gens réfléchissent vraiment aux moyens d’en gagner d’autres à leur cause.
La contestation est aussi multimédia et bien interconnectée
C’est aussi l’avis de Fritz Mielert, porte-parole de l’association « Parkschützer » (Protecteurs du parc, Ndlt) Il apprécie particulièrement le large éventail politique de la résistance : « Que vous votiez FDP (parti libéral allemand) ou quoi que ce soit d’autre, aucune importance, du moment que vous êtes contre S-21.» Des punks et des électeurs de la CDU qui descendent au coude à coude dans la rue pour la même cause, ça vaut la peine d’être vécu. Et chacun choisit la forme d’engagement qui lui convient le mieux.
Beaucoup se contentent d’aller aux manifs en brandissant les pancartes qu’ils ont eux-mêmes bricolées, d’autres participent à des veilles de résistance ou tiennent des stands d’information, d’autres font des sit-in. Les intéressés peuvent trouver sur divers sites web ou via twitter ce qui se passe et où. La contestation est aussi multimédia et bien interconnectée. Chaque semaine, par exemple, l’alliance Bei Abriss Aufstand [En cas de démolition, soulèvement] édite un planning des actions : manif à vélo, grande manif, rencontre entre les seniors et les entrepreneurs opposés à S-21, répétition chorale ouverte à tous, sessions d’éducation à la désobéissance civile ou d’entraînement au sit-in.
Le calendrier des manifestations comporte deux points fixes : les manifs du lundi, qui l’automne dernier en étaient déjà à leur 46ème édition, et le « Schwabenstreich » (les Souabes font leur numéro). Cela consiste, pour les adversaires de S-21, à faire pendant une minute exactement un maximum de bruit et de vacarme avec des sifflets et de casseroles. Il y a eu des « numéros souabes » dans plus de 120 localités, essentiellement en Bade-Wurtemberg, mais aussi dans d’autres villes d’Allemagne et même une fois à New-York, à Santiago du Chili et au Mexique, à Guadalajara.
« Cela pourrait donner des idées à toute la République fédérale »
Pour le sociologue Dieter Rucht, qui mène des recherches surla contestation au Centre scientifique de Berlin (WZB), le mouvement de résistance à Stuttgart 21 est un succès complet. «  Il est déjà étonnant qu’un projet en somme régional ait pu faire autant de bruit », dit-il. De plus, il est remarquable que la résistance ait pris naissance en plein cœur de la société civile et que jusqu’ici ni les partis ni les casseurs n’aient réussi à l’instrumentaliser à leur profit.
Et de plus la contestation ne concerne pas seulement le projet de gare en soi : il s’agit aussi de la participation citoyenne en tant que telle. Rucht confirme que les Stuttgartois « se sont réveillés ». Ils auraient compris que Stuttgart 21 n’est pas seulement une affaire de chiffres, de faits et d’arguments, mais qu’il  y vade la capacité des simples citoyens à aborder avec assurance décideurs politiques et responsables de la planification. Ils auraient compris que la construction d’une nouvelle gare les regardait aussi et exigeait leur engagement. « Cela pourrait donner des idées à toute la République fédérale. Les gens ne veulent plus se contenter de voter tous les quatre ans, ils veulent aussi exercer leur citoyenneté démocratique.» Dans ce contexte Rucht se dit impressionné par la présence physique, la persévérance et l’abnégation dont ont fait preuve nombre de manifestants à Stuttgart. Il croit qu’à l’avenir ces gens n’auront sûrement plus le même regard sur la politique.
Non plus universitaire, mais « manifestant professionnel »
Le cas de Fritz Mielert, par exemple, montre le sérieux de l’engagement de certains contestataires. Jusqu’au début de l’année celui-ci a travaillé à l’Université de Stuttgart, à l’Institut pour le design de la construction légère. Son chef participe à la conception détaillée  de Stuttgart 21. Pour Mielert c’était tout simplement insupportable ; il n’a pas prolongé son contrat et il est désormais presque un « manifestant professionnel. » Mais la plupart des participants contestent pour la première fois et manifestent à leurs heures libres, il le confirme.
Ce qu’il adviendra de la contestation de S-21, si le dialogue entre partisans et adversaires s’engage dans les prochains jours et semaines, dépend, selon Mielert, de l’issue des négociations. Mais le militant est convaincu que de plus en plus de gens descendront dans la rue, dont beaucoup de partisans de la CDU et du FDP. Il pense que les chances d’empêcher la réalisation du projet augmentent.
En revanche Rucht, l’expert en matière de contestations, envisage avec scepticisme la possibilité de dépasser les préliminaires à un dialogue, dont les deux premières semaines éventuelles seraient alors décisives. Si se produisaient alors des évènements qui déchaînent la colère des adversaires de S-21, la contestation pourrait s’amplifier encore. Mais il ne croit pas que la résistance puisse continuer avec autant d’intensité que maintenant. Pour le moment, le Ministre-Président Stefan Mappus, de la CDU, cherche surtout à faire baisser la pression. Mais rien ne permet de dire si les adversaires de S-21 finiront par s’imposer contre lui.
Quoi qu’il en soit, pour le moment la mobilisation ne faiblit pas. Sont prévues samedi une nouvelle grande manifestation, puis la semaine suivante un grand nombre d’actions plus ou moins importantes et pour finir une manifestation à Berlin le 26 octobre.
Dans les trains spéciaux affrétés au départ de Stuttgart on aura en tout cas le temps de lever ensemble aux succès déjà acquis un verre de « Resist 21 » ou de « Merlot-K-21 » !

mercredi 13 octobre 2010

À Stuttgart, la démocratie-chrétienne perd sa base sociale

Quand les bons bourgeois souabes se révoltent...
À Stuttgart, des citoyens “comme il faut” réinventent la démocratie
par Hilmar Klute, Süddeutsche Zeitung. Tr, 21/9/2010. Traduit par Courrier international, révisé par Michèle Mialane , édité par  Fausto Giudice, Tlaxcala 
Original : Bahnhofsmission
Le projet pharaonique (coût prévu : plus de 5 milliards d’euros) de construction d’une immense gare souterraine de TGV baptisée Stuttgart 21 jette dans la rue depuis plusieurs mois des milliers d’habitants d’ordinaire peu enclins à la contestation dans la capitale du Bade-Wurtemberg. Une petite révolution, vingt ans après la réunification du pays. Tlaxcala était sur le point de traduire cet article d’Hilmar Klute, intitulé « Bahnhofsmission » (un jeu de mots intraduisible : la « Bahnhofmission » est une association  œcuménique d’aide aux voyageurs en détresse dans les gares) lorsque nous avons découvert que Courrier international l’avait déjà traduit. Nous nous sommes permis de réviser cette traduction, qui comptait des omissions et des erreurs.
Au départ, une affaire de démolition et de reconstruction, de rails et de trains. Entretemps les protestations contre le projet Stuttgart 21 sont devenues un soulèvement de la bourgeoisie. Les classes moyennes font de la politique, car elles rejettent la politique des partis.
Walter Sittler est actuellement l’homme qui donne un visage et une voix à la colère des habitants de Stuttgart. C’est donc à 8 heures du matin qu’est fixée l’heure de notre rencontre, afin que le comédien puisse ensuite filer à sa prochaine émission-débat, où il sera, une fois de plus, question du nouveau mouvement de grogne citoyenne. A Stuttgart, en effet, la population bout de colère contre le projet Stuttgart 21 de construction d’une grande gare centrale souterraine adaptée aux trains à grande vitesse – avec la démolition connexe de l’ancienne gare classée au patrimoine. Cette population bout comme une soupe thaïe très épicée à laquelle les élus et l’administration, au lieu de l’adoucir, ajouteraient une poignée de piments rouges.

Le projet S21
Le projet Stuttgart 21
Lors de l’une des dernières “manifestations du lundi”, ils ont ainsi lancé avec délectation leur grue de démolition à l’assaut de l’aile nord de la gare, tandis que des centaines d’habitants donnaient du sifflet et tempêtaient devant la clôture du chantier. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour que ce déploiement de manifestants, jusque-là largement pacifique, dégénère. Beaucoup prétendent qu’ils ne répondront plus de rien lorsque les engins s’en prendront aux arbres du Schlossgarten, le Parc du Château adjacent.
“Les politiques sous-estiment le lien affectif qui unit les habitants de Stuttgart à leur ville”, souligne Walter Sittler, qui ne fait vraiment pas ses 57 ans. Voilà maintenant plus de dix ans qu’il vit à Stuttgart. Il fait partie des quelques personnalités qui, lors de ces manifestations du lundi, résument en termes éloquents devant les caméras ce que beaucoup pensent et disent : “Nous ne voulons pas léguer à nos enfants une ville avec une gare rutilante et tout le reste délabré.”
Car, ici comme ailleurs, il manque de l’argent pour les crèches, les écoles, les pompiers ou la rénovation de bâtiments. Mais ce qui est avant tout flagrant – et qui constitue la note dominante de ce concert de protestations –, c’est le manque de tact des élus locaux et leur réticence à se mettre au diapason de leurs administrés. Le ministre-président chrétien-démocrate du Bade-Wurtemberg, Stefan Mappus (CDU), n’est pas parvenu à calmer les esprits des opposants qui ont marché sur le siège du gouvernement régional pour y lancer des chaussures par-dessus les barrières de sécurité qui bouclaient le périmètre en criant : “Mappus, ne piétine pas nos arguments !” Quant à Wolfgang Schuster (CDU), le maire de la ville, il préfère désormais quitter la mairie par la porte de derrière, afin ne pas tomber sur ses concitoyens. Si certains parlent d’effet de mode, de “la manif où il faut être”, on ne peut nier que, à Stuttgart, un groupe éminemment apprécié des politiques – car indispensable – se mobilise : la bonne bourgeoisie.

Contre la transformation de Stuttgart en "Kaputtgart", cette banderole proclame : "En cas de démolition, soulèvement". Photo Marijan Murat/dpa
Les gens sont devenus experts

„Ils me cassent ma ville“ – Citoyens et barrières à Stuttgart. Photo : Marijan Murat/dpa
Les arguments du camp adverse trouvent de moins en moins d’écho. Lorsque la Deutsche Bahn (DB), en la personne de son patron Rüdiger Grube, vante la nouvelle gare en termes d’innovation et d’avenir, les habitants, eux, demandent des précisions sur l’épaisseur des parois des tunnels, la prise en compte des réalités géologiques, les répercussions sur les sources thermales et le coût réel de l’opération.
Des gens qui jusque-là se souciaient des manifs comme d’une guigne se découvrent aujourd’hui parfaitement capables d’adopter les formes de protestation que la gauche déployait jadis à Wackersdorf, Brokdorf et Mutlangen [hauts lieux de l’opposition au nucléaire]. Ils connaissent les plans du chantier jusque dans leurs moindres détails, autant que les performances des réseaux ferrés. Bref, beaucoup sont devenus experts en la matière et prennent goût à l’idée de pouvoir contrecarrer à eux tout seuls des décisions politiques, si nombreuses que soient les commissions publiques qui les ont approuvées.
“Dire que ‘garder son calme est le premier devoir du citoyen’ n’est pas le message à faire passer aux habitants de Stuttgart”, analyse la journaliste Kirsten Brodde, qui a répertorié, dans un récent ouvrage, les nouvelles formes de protestation qui se répandent en Allemagne. A ses yeux, le soulèvement de Stuttgart n’a rien à voir avec un ras-le-bol de la politique. Ici, c’est plutôt un ras-le-bol des partis : “Les classes moyennes allemandes veulent être entendues.”
À peine arrivé à Stuttgart, en traversant le vieux hall de la gare, on tombe sur les représentants de ces classes moyennes en colère. Il y a là des hommes d’un certain standing et d’un certain âge, arborant au revers du veston un badge vert pourvu du slogan “Oben bleiben !” [« Rester en haut » : jeu de mots. La gare actuelle est en surface, la gare projetée doit être souterraine, mais « oben bleiben » signifie aussi : « rester au chaud », NdE] et des femmes au foyer avec un sifflet aux lèvres. Sur le parvis de la gare, des banderoles donnent une idée de la palette des émotions qui agitent la ville. Cela va de la colère noire à l’égard de l’administration et de la politique (“Tous des hypocrites ! Permis de démolir les menteurs !”) à la profession de foi en faveur d’une culture contestataire citoyenne qui se démarque des violences de la gauche radicale : “Nous sommes en résistance. Mais nous ne jouerons pas les taupes”[original : « wir gehen nicht in den Untergrund », jeu de mots intraduisible, « Untergrund » signifiant à la fois sous-sol et clandestinité, NdE]. Une nuance à laquelle tiennent - au-delà du jeu de mots -beaucoup les opposants au projet Stuttgart 21. Ils représentent le marais bourgeois, bastion électoral des grands partis, notamment de la CDU, qu’ils entendent bien sanctionner lors des élections législatives régionales de mars – une mise en garde qui revient en boucle dans les discours. Ces gens-là ne se changent pas pour aller aux manifs, ils ne se muent pas en guérilleros, mais gardent leur tenue de travail : le costume et la cravate. On trouve là des dames d’un certain âge, qui portent même leurs rangées de perles autour du cou pour exhiber leur fierté d’être des bourgeoises citoyennes, désormais un brin militantes. Et, parfois, le soutien vient de là où ne l’attend pas : Edzard Reuter en personne, l’ancien patron de Daimler, exige l’arrêt des travaux et l’organisation d’un référendum.
Doris Kunkel, elle, n’a pas de perles autour du cou, mais elle ne manque pas pour autant de fierté civique. Madame Kunkel a 77 ans et vit dans une résidence intergénérationnelle, dans le nouveau quartier de Burgholzhof, où les rues portent les noms de Gandhi et d’Anouar El-Sadate. De sa terrasse, la vue embrasse un vaste paysage vallonné, jusqu’à Ludwigsburg et au-delà. C’est d’ailleurs là qu’elle ira peut-être bientôt résider, confie-t-elle, quand sa ville, comme elle le croit, ne sera plus vivable. “Ils me fichent ma ville en l’air, peste-t-elle. Je ne me vois pas prendre un tunnel pour rentrer chez moi sans voir la ville.”
Doris Kunkel a mobilisé ses voisines. À 7 heures du soir, elles donnent de la voix depuis leurs balcons, tant est grande leur colère contre cette nouvelle infrastructure dont elles supposent qu’elle coûtera beaucoup plus qu’on ne veut bien le dire. Elles craignent aussi que les travaux d’excavation n’endommagent les sources thermales et la stabilité tectonique. Régulièrement, elles participent aux manifestations du lundi, même si le slogan qu’on y scande – “Tas de menteurs !” – ne plaît guère à ces dames. « Mais l’arrogance des élus nous met hors de nous », tempête Doris Kunkel. « Quand même, je n’aurais jamais cru que la grogne prendrait de telles proportions à Stuttgart. »
Sauver les vieux arbres
Personne ne l’aurait cru. L’association Parkschützer [Défenseurs du parc] – dont les membres veillent

Douche écossaise dans le Schlossgarten. Foto Marijan Murat/dpa
à la sauvegarde des vieux arbres du Schlossgarten, menacés par les scies circulaires – a même formé les personnes âgées aux bons gestes à connaître lors des manifestations. Que ressent-on quand on est enchaîné à un arbre ou empoigné par un policier et embarqué ? Tout s’apprend. Être rebelle aussi.
Quelques maisons plus loin, dans une résidence avec vue sur la ville, vivent les Ruoff, une famille de trois enfants. Dans la bibliothèque, l’édition complète des œuvres de Marx et Engels, ainsi que les ouvrages de Bernt Engelmann, critique allemand du capitalisme. Pour autant, les Ruoff ne sont pas des professionnels de la contestation. Kai Ruoff est conseiller fiscal ; son épouse, Sandra Umlau, travaille dans le même secteur. Elle s’est fabriqué une ­pancarte verte affichant “We are the angry mob !” “Parce qu’on n’arrête pas de nous prendre pour des voyous.” “Nous sommes la foule en colère” : voilà qui fait décidément penser aux premières manifestations du lundi des Allemands de l’Est [à Leipzig  qui ont mené en quelques semaines à la chute du Mur], il y a vingt ans. “Eux non plus n’étaient pas des professionnels de la contestation”, rappelle Kai Ruoff.
Sandra Umlau, 38 ans, est un petit bout de femme aux lunettes cerclées qu’on pourrait aisément prendre pour une étudiante en sociologie, y compris lorsqu’elle déclare : “Je crois que nous avons mis quelque chose en mouvement, qu’on ne pourra plus arrêter.”
À Stuttgart, Kai Ruoff voit des loyautés s’étioler. De fidèles électeurs de droite se mettent à lorgner du côté des Verts. Les bourgeois adoptent les techniques de contestation de la gauche comme on reprend un vieux tube des années 1980. À l’inverse, d’autres, qui jusque-là étaient peu portés sur la haute culture, assistent à des concerts classiques dans le Schlossgarten. “Les citoyens disent qu’ils ne veulent plus aller voter tous les quatre ans pour connaître chaque fois la même désillusion.”
Le tram à crémaillère de Stuttgart, la “Zacke” [litt. « la dent », à cause du troisième rail denté inventé par l’ingénieur suisse Riggenbach en 1871, NdE] quitte en bringuebalant Marienplatz pour monter jusqu’à Degerloch – d’où l’on jouit d’une très belle vue sur la ville somnolente dans la vallée, mais aussi sur des villas splendides, posées comme autant de nids douillets sur de verts coteaux. ­Stuttgart est une ville plutôt cossue, un joyau verdoyant de la bourgeoisie allemande.
La Zacke s’arrête aussi à Wielandshöhe, où le chef Vincent Klink a installé son restaurant – un bâtiment blanc à toit plat qui fait penser aux villas des célébrités à Majorque. Ce monsieur rondelet écrit également des essais sur l’hédonisme, joue du jazz à la flûte traversière et édite en commun avec le satiriste Wiglaf Droste une revue « pour une alimentation plus intelligente». Son tout petit bureau contraste étrangement avec sa massive silhouette, posée sur un tabouret face à la porte ouverte de sa bruyante cuisine, parce qu’il tient à voir ce qui s’y passe.
Monsieur Klink se définit comme un citoyen “qui sature”, converti à la lutte après avoir d’abord pensé que, quand ceux d’en haut prennent les décisions, “il n’y a rien à faire”. La vie qu’il mène ici, sur la Wielandhöhe, n’est pas si déasagréable.Son restaurant, il l’appelle « son royaume » - un lieu sûr, typique de la Souabe , de son goût pour le confort et la propriété. Mais il a fini par se éveiller, car ici, à Stuttgart, on assiste à une réveil général de la démocratie à la base. « Ça m’a fait plaisir de voir qu’on n’avait pas encore tué le citoyen de base ». Selon lui, ce trouble dans la population est lié au fait que les politiques ne savent plus comment agir. Gauche et droite, ça ne veut plus dire grand-chose, et les communes sortent dé­sargentées de la crise économique.

Les premiers des 282 arbres à abattre dans le Schlossgarte ont déjà été abattus. Photo Michael Dalders/dpa

Vincent Klink, le stoïque chef étoilé, : «  J’ai senti s’éveiller en moi le courage civique»
Leurs protestations vigoureuses et chaque jour plus audacieuses ont donné de l’assurance aux habitants de Stuttgart, qui avaient parfois la réputation d’adopter un profil bas. Ils ne veulent ni renverser le système ni chambouler les partis, mais obtenir de pouvoir participeraux destinées de la ville.
La démocratie scrutée de près
Werner Schretzmeier dirige un théâtre à Stuttgart. D’abord favorable au projet Stuttgart 21, il compte aujourd’hui parmi ses opposants et parle de “correction de la démocratie”. Kirsten Brodde emploie pour sa part le terme de “république cons­tructive” [Dafür-Republik par opposition à la Dagegen-Republik, la république contestataire], parce que les citoyens sont en train de façonner une vision vivante et concrète de la politique – et de la politique conservatrice aussi, d’ailleurs, comme le pense Heinrich Steinfest.
 Ce Viennois vit depuis douze ans à Stuttgart, où il écrit ses polars littéraires, qui unissent l’esprit de Heimito von Doderer à celui de Raymons Chandler. Dans un bureau pratiquement vide, il écrit son nouveau policier sur un ordinateur portable. Le sujet : Stuttgart 21. “Même si je n’avais pas été auteur de polars, confie-t-il, j’aurais tout de suite vu le potentiel de ce sujet, d’autant que le tout a des allures de farce.” Selon lui, les habitants de Stuttgart redéfinissent le concept de démocratie. “On dit toujours que Stuttgart 21 a une légitimité démocratique. Mais les gens examinent de près le processus de légitimation.” Par discipline partisane, les élus auraient voté pour un projet dont ils ne connaissaient pas tous les tenants et aboutissants. Des lacunes que les opposants comblent désormais eux-mêmes. “C’est la première fois que je vois des manifestants aussi imprégnés du dossier. Une personne sur deux se prétend architecte, une sur trois spécialiste des chemins de fer. Mais les connaissances acquises sont réelles, ils savent vraiment de quoi ils parlent.”
Pour Heinrich Steinfest, le mouvement de protestation des habitants de Stuttgart est aussi dirigé contre l’attitude qu’ils ont eux-mêmes observée au cours des dernières décennies : le sempiternel “aquoibonisme”, le conformisme politique. Ce mouvement devrait y mettre un terme.
Les Souabes sont têtus, paraît-il. Mais la contestation survivra-t-elle à l’hiver ?
Angela Merkel a récemment déclaré que les prochaines élections régionales du Land de Bade-Wurtemberg tiendraient lieu de référendum sur le projet Stuttgart 21. Mais la chancelière allemande n’a peut-être pas encore compris que, à Stuttgart, ils étaient en train de réviser leur vision du conservatisme. Qu’un consevateur n’est plus nécessairement partisan de la croissance à tout va, de projets menés à un train d’enfer et d’une économie débridée. “La crise financière, analyse Heinrich Steinfest, est aussi à l’origine de l’émergence de ces nouveaux conservateurs.”
Nul ne sait combien de temps les habitants contestataires de Stuttgart pourront garder leur fer au feu. Peut-être l’hiver éloignera-t-il bon nombre d’entre eux des grilles du chantier. Peut-être qu’ils baisseront tout à fait les bras lorsque les vieux arbres tricentenaires auront été abattus pour de bon, ce qui atteindrait nombre de Stuttgartois en plein cœur. Mais il est possible également qu’ils tiennent bon jusqu’aux prochaines élections – le Souabe est têtu.
Au beau cilmetière de Hoppenlaub à Stuttgart on trouve une pierre funéraire  à la mémoire du journaliste souabe Christian Friedrich Daniel Schubart, l’auteur du poème « La truite », mis en musique pas Schubert. Schubart a mené un long et dur combat contre les seigneurs féodaux et l’arbitraire de l’État. Il a été emprisonné à la forteresse d’Asperg, puis gracié ; il est mort en 1791 à Stuttgart. Une légende affirme que l’on trouva, quand on ouvrit sa tombe, des griffures d’ongle à l’intérieur du couvercle de son cercueil. Il aurait été enterré vivant et aurait résisté jusqu’au bout. Même lorsque tout espoir était perdu.
Walter Sittler contre le projet Stuttgart 21
L’acteur germano-usaméricain Walter Sittler entonne une nouvelle version de l’Ode à la joie de Schiller et Beethoven, écrite par Timo Brunke - poète, slammeur et inventeur du néologisme métrogarde*-  lors  de la grande manifestation „Tout a été dit – Ils n’ont rien entendu“, sur la Place du Château de Stuttgart le 20 août 2010.
* Métrogarde : à mi-chemin de l’avant-garde (hermétique) et de l’entertainment (refus de l’innovation), la métrogarde définit l’activité créatrice, scénique et pédagogique de Timo Brunke, créateur de l’Académie du mot parlé qui consiste à poursuivre l’expérimentation poétique dans l’esprit du dadaïsme, du poétisme et de la poésie concrète, justement dans la bonne ville de Stuttgart, un des berceaux des arts concrets.
L'appel de Stuttgart
Signé par plus de 54 000 habitants, l’“appel de Stuttgart” demandait, le 10 septembre dernier, un arrêt des travaux et une consultation de la population sur le projet Stuttgart 21. Il se heurte au refus catégorique du Land et de la Deutsche Bahn de stopper les démolitions ou d’accepter un moratoire.

Les Verts prétendent qu’ils s’intéressent à la gare. En vérité, ils veulent le pouvoir. Comme le disait l’ancien maire de Stuttgart, Manfred Rommel, en démocratie, il n’est pas question que n’importe quel tas de contestataires se fasse passer pour le peuple.”
Propos tenus par Heinz Dürr, ancien directeur de la Deutsche Bahn et initiateur du projet Stuttgart 21.
Un dialogue impossible
Conçu dès 1994, le projet Stuttgart 21 vise à dynamiser la capitale du Bade-Wurtemberg par la construction d’une grande gare souterraine moderne ouverte aux ICE – les TGV allemands –, la création d’une nouvelle liaison Stuttgart-Ulm et un projet de rénovation urbaine. Le coût de l’opération – passé de 2,4 milliards d’euros à 4,5 voire 5,3 milliards – est assumé par l’Etat, la région et la Deutsche Bahn.       
Depuis cet été, ce vaste programme d’infrastructure – qui devrait durer dix ans  – amène des dizaines de milliers de protestataires dans les rues. Il fait grimper la cote de popularité des Verts à 27 % et conduit les sociaux-démocrates à exiger désormais un référendum. Angela Merkel estime, elle, que les élections régionales de mars 2011 tiendront lieu de plébiscite sur Stuttgart 21. Un pari risqué pour ce fief de la CDU après l’échec, le 24 septembre 2010, des tentatives de pourparlers entre défenseurs et détracteurs du projet.
Dans ce reportage du magazine de Spiegel TV du 3 octobre, des bourgeoises citoyennes en colère expriment leur rage et leur tristesse

mardi 5 octobre 2010

« Sverige ut ur Afghanistan ! »

Fausto Giudice a écrit cet article il y a plus de 3 ans et demi, exprimant l’espoir que la jeunesse suédoise se réveille rapidement et descende dans la rue pour crier : « Suède hors d’Afghanistan ! » On n’en est malheureusement pas encore là. Et le conservateur Reinfeldt (à peine réélu) est toujours au pouvoir et veut tripler le nombre de soldats suédois en Afghanistan, alors que d’autres pays s’empressent de sortir du bourbier afghan. Pour soutenir notre exigence, le mouvement Afghanistansolidaritet organise, de concert avec IrakSolidaritet, une semaine Afghanistan du 4 au 9 octobre, avec entre autres des expositions, la première d’un film afghan, un séminaire le mercredi 6 octobre à 18 h 30 à ABF (Stockholm) avec Julian Assange, porte-parole de Wikileaks, Pratab Chatterjee de CorpWatch et d’autres, ainsi qu’une manifestation – que nous espérons importante – le samedi 9 octobre octobre à 13 h.place Norra Bantorget, avec entre autres Julian Assange, l’ancien ministre social-démocrate de la Défense  Thage G Peterson et l’écrivaine Maria-Pia Boëthius.

 Un slogan postmoderne toujours d'actualité
par Fausto Giudice, 2 mars 2007

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Qui parmi ceux qui, comme moi, arpentaient les rues de Stockholm à la fin des années 60 et au début des années 70 en criant « USA hors du Vietnam, du Laos et du Cambodge ! », aurait jamais pu penser que nos successeurs des nouvelles générations auraient à descendre à nouveau dans la rue, quarante ans plus tard, en criant « Suède hors d’Afghanistan » ?

La jeunesse suédoise de 2007 n’en est pas encore là – à descendre dans la rue pour exiger le retrait des soldats suédois de Mazar-i-Sharif – mais cela ne saurait tarder. Les slogans de notre jeunesse demandent donc à être modifiés. Dans notre monde globalisé, il faut désormais crier : « Danemark, hors d’Irak ! », « Népal, hors d’Haïti ! », « Fiji , hors du Congo ! », sans oublier « Éthiopie, hors de Somalie ! »
 


Il y a 250 soldats suédois en Afghanistan. Il est question maintenant d’augmenter leur nombre. Les quatre partis de la coalition gouvernementale dirigée par le jeune Fredrik Reinfeldt –modérés, libéraux, centristes et chrétiens-démocrates – a hérité de ce dossier de son prédécesseur social-démocrate. La social-démocrate et chrétienne ministre de la Défense Leni Björklund avait défrayé la chronique en signant un accord de coopération militaire avec l’Arabie saoudite et suite à des accusations de népotisme qui n’ont pas eu de suite. Mais sa décision d’envoyer des soldats suédois combattre en Afghanistan, sous commandement US et dans un cadre, certes avalisé par l’ONU, mais néanmoins de l’OTAN, n’avait pas suscité autant de polémiques. Même la mort de deux soldats suédois, victimes d’un attentat, en novembre 2005, n’avait pas suscité de grandes interrogations ou protestations. C’est que les Suédois sont longs à la détente, après cinq siècles de protestantisme luthérien et un siècle de social-démocratie. Vladimir Lénine avait conclu d’un bref séjour à Stockholm au début du siècle dernier : « Lorsque les sociaux-démocrates décideront de faire la révolution, ils iront demander la permission au Roi. »

Mais les sociaux-démocrates ont perdu le pouvoir aux élections d’octobre 2006 et ont été remplacés par une coalition dirigée par le « Parti du rassemblement modéré », le vieux parti conservateur de droite qui se présente désormais comme le « nouveau parti des travailleurs » et, pour sacrifier au « political correct », se paye même le luxe d’avoir dans son gouvernement une belle Noire, la libérale Nyamko Sabuni, née au Burundi de parents congolais, et qui est, comme il se doit ministre de l’Intégration et de l’Égalité des chances.
Mais revenons à l’Afghanistan. L’ISAF y compte 32 000 soldats provenant de 37 pays. Présentée comme une ”mission de paix et de reconstruction” par ses promoteurs – le ministre italien des Affaires étrangères Massimo d’Alema l’a présentée, lors du débat au Sénat du 21 février de ”mission politique et de paix” -, cette mission est une mission de guerre. En témoignent les nombreux morts parmi les combattants et les civls afghans et parmi les soldats qui la composent, qu’ils soient britanniques, danois (389 soldats – 3 tués) ou norvégiens (540 soldats – 1 tué). La Suède n’est pas membre de l’OTAN mais elle est entrée dans la ”Partenariat pour la Paix” en 1994 et c’est dans ce cadre qu’elle participe aussi à deux autres missions, en Bosnie (IFOR, puis SFOR et aujourd’hui IFOR) et au Kosovo (KFOR). Que font donc les soldats suédois en Afghanistan ? On nous dit qu’ils ”reconstruisent”. Mais les deux soldats tués à Mazar-i-Sharif en novembre 2005,
Jesper Lindblom et Tomas Bergqvist, faisaient partie d’une unité spéciale secrète, le SSG –« groupe de protection spéciale » - sur lequel il est impossible d’avoir la moindre information, étant donné que ses activités relèvent du Secret défense en vertu de la joliment nommée « sekretesslagen » (« loi du secret »). il serait en tout cas étonnant que le SSG s’occupe de creuser des puits et de dispenser des soins médicaux. Plus vraisemblablement, il s’occupe de renseignement et d’opérations contre-insurrectionnelles. Curieusement, ce sigle, SSG, est aussi celui du
"Special Service Group", une brigade indépendante de commandos de l’armée pakistanaise composée de 2100 hommes et chargée des « opérations spéciales ». Le SSG pakistanais a mené des opérations clandestines contre les occupants russes en Afghanistan dans les années 80, puis ces dernières années dans le cadre de l’opération US baptisée « Enduring Freedom ».
Bizarrement, aucun journaliste suédois d’investigation – mais y en a-t-il encore ? – ne s’est livré à une enquête sur le SSG suédois.
Autre argument pour dénoncer le caractère guerrier de la mission suédoise : le gouvernement envisage sérieusement d’engager des avions de chasse JAS Gripen – les fameux avions fabriqués par SAAB – en Afghanistan. Là aussi, on est loin du creusement de puits, des soins médicaux et autres activités de reconstruction. Comme pour l’engagement prévu par l’Allemagne de 8 avions de reconnaissance Tornado en Afghanistan, il y a là matière à débat et en Suède, ce débat, longtemps rampant, a enfin éclaté au grand jour, avec la publication d’un
appel signé par de nombreuses personnalités, dont plusieurs sociaux-démocrates, parmi lesquels Thage G. Peterson, 73 ans, qui fut ministre de la Défense de 1994 à 1997. Cet appel dit tout simplement que les soldats suédois n’ont par leur place dans une mission de guerre en Afghanistan et que la Suède aurait mieux à faire que d’envoyer des soldats dans ce pays sinistré. Comme l’a fait remarquer Petersson, l’envoi de soldats suédois en Afghanistan permet de soulager les forces de l’OTAN, qui peuvent ainsi porter le principal de leur effort de guerre sur l’Iraq. Bref, participer à la guerre en Afghanistan, c’est participer à la guerre en Irak. De toute façon, les deux guerres sont pensées, organisées et planifiées au même endroit, le Commandement central stratégique US, basé à Tampa en Floride. Commandement auprès duquel sont d’ailleurs détachés des officiers suédois.
« L’Afghanistan peut devenir le Vietnam de la Suède » : c’était le titre d’un éditorial du quotidien social-démocrate Aftonbladet le 9 janvier dernier.
Depuis 200 ans, la Suède n’avait été directement impliquée dans un aucun conflit militaire, se contenant de fournir des casques bleus aux missions de l’ONU. La sacro-sainte neutralité suédoise a été fortement érodée ces dernières années. Les sociaux-démocrates, qui portent une lourde responsabilité dans cette érosion, semblent être en train de faire marche arrière, suivis par leurs alliés écologistes du « Miljöparti », qui contrairement à ce qu’on pourrait croire ne signifie pas le « parti du milieu » mais le « parti de l’environnement ». Mais, étant en minorité au Parlement, ils n’ont aucune chance d’y bloquer l’augmentation des effectifs militaires en Afghanistan et encore moins d’obtenir un retrait des troupes. Il ne leur reste donc qu’une solution : mobiliser l’opinion et descendre dans la rue comme l'ont fait les opposants italiens à la présence de troupes en Iraq et Afghanistan et à l'extension de la base militaire US de Vicenza.. On va donc finir par entendre dans les rues de Stockholm résonner ce slogan authentiquement postmoderne : « Sverige ut ur Afghanistan ».

Le mouvement suédois de solidarité avec le Vietnam (1965-1975) fut le plus important dans le monde en dehors des USA. Il culmina en 1972 avec une manifestation de 50 000 personnes à Stockholm et un appel au retrait des troupes US signé par 2,3 millions de Suédois, soit 28% de la population du pays