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lundi 30 novembre 2015

Rencontre du 4ème type à Moscou
Arundhati Roy, John Cusack, Daniel Ellsberg et Edward Snowden



I
Les choses qui peuvent et qui ne peuvent être dites: une conversation entre John Cusack et Arundhati Roy
par John  Cusack   

"Tout État-nation tend à devenir impérial — c'est là le problème. A travers les banques, les armées, les polices secrètes, la propagande, les tribunaux et les prisons, les traités, les taxes, les lois et l'ordre, les mythes de l'obéissance civile, les postulats de vertu civique au sommet de la hiérarchie. Cependant, il faut le dire, de la gauche politique, nous attendons mieux. Et à juste titre. Nous plaçons plus aisément notre confiance dans ceux qui font preuve de compassion, qui dénoncent ces arrangements sociaux horribles qui rendent la guerre inévitable et le désir humain omniprésent, qui alimentent l'égoïsme capitaliste, flattent les appétits et le désordre et ravagent la terre".                                                                                                                       Daniel Berrigan, poète, prêtre jésuite



John Cusack: Un matin alors que je parcourais les infos -  horreur au Moyen-Orient, affrontement de la Russie et de l'Amérique en Ukraine -, j'ai pensé à Edward Snowden et me suis demandé comment il tenait le coup à Moscou. J'ai commencé à imaginer une conversation entre lui et Daniel Ellsberg (qui a fait fuiter les Papiers du Pentagone durant la guerre du Vietnam). Et puis, étonnamment, mon imagination a fait entrer une troisième personne dans la pièce,  l'écrivaine Arundhati Roy. Il m'a semblé intéressant de parvenir à réunir ces trois personnes.
J'avais entendu Roy parler à Chicago et l'ai rencontrée plusieurs fois.[...] J'ai enregistré nombre de nos conversations - pour la simple raison qu'elles étaient si intenses j'ai eu l'impression qu'il me faudrait les réécouter plusieurs fois pour être sûr que nous avions bien compris  ce que nous nous étions dit. Elle n'a pas semblé y faire attention, ou bien ne semblait pas s'en soucier. Lorsque je lui ai demandé si je pouvais utiliser les transcriptions, elle a dit "OK, mais assure-toi d'ôter les idioties. Au moins les miennes."
Voici donc:
Arundhati Roy : Je dis seulement : que signifie ce drapeau US pour ceux qui ne vivent pas aux USA ? Quelle est sa signification en Afghanistan, en Irak, en Palestine, au Pakistan - même en Inde, votre nouvel allié naturel?
JC : Dans sa situation (Snowden), il a une marge d'erreur très réduite lorsqu'il s'agit de contrôler son image, son message, et il a fait un boulot extraordinaire jusqu'ici. Mais cette imagerie de son isolement te  dérange?
AR : Oublions le génocide des Indiens d'Amérique, oublions l'esclavage, oublions Hiroshima, oublions le Cambodge, oublions le Vietnam, tu sais...
JC : Pourquoi devons-nous oublier?
(Rires)
AR: Je dis seulement que d'un côté, je suis contente - impressionnée - qu'il y ait des gens dotés d'une telle intelligence, d'une telle compassion et qui ont fait défection de l'État. Ils sont héroïques. Totalement. Ils ont risqué leur vie, leur liberté...et puis il y a une partie de moi qui pense...comment ont-ils jamais pu y croire? Par quoi se sentent-ils trahis? Un État moral peut-il exister? Une superpuissance morale? Je n'arrive pas à comprendre ces gens qui croient que les excès ne sont que des aberrations...Bien sûr, je le comprends intellectuellement, mais...une partie de moi-même veut conserver cette incompréhension...Parfois ma colère se met en travers de leur souffrance.
JC : D'accord, mais tu ne crois pas que tu es un peu sévère?
AR : Peut-être (rires). Mais alors, en ayant râlé comme je l'ai fait, je dis toujours que ce qu'il y a de formidable aux USA c'est qu'il y a eu une vraie résistance de l'intérieur. Il y a eu des soldats qui ont refusé de se battre, qui ont brûlé leurs médailles, qui se sont faits objecteurs de conscience. Je ne crois pas qu'on ait jamais eu un objecteur de conscience dans l'armée indienne. Pas un seul. Aux USA, vous avez cette fière histoire, tu sais ? Et Snowden en fait partie.
JC : Mon instinct me dit que Snowden est plus radical qu'il ne le prétend. Il doit faire preuve de tellement de tactique...
AR : Seulement depuis le 11 septembre...nous sommes censés avoir oublié tout ce qui a eu lieu dans le passé parce que c'est le 11 septembre que commence l'histoire. Bon, depuis 2001, combien de guerres ont été déclenchées, combien de pays ont été détruits ? Donc maintenant l'ISIS est le nouveau fléau - mais comment ce fléau a-t-il commencé ? Est-ce pire de faire ce que fait l'ISIS, c'est-à-dire de passer son temps à massacrer des gens - principalement des chiites, mais pas seulement - à trancher des gorges ? Au fait, les milices soutenues par les US font des choses du même genre, sauf qu'elles ne montrent pas des décapitations de blancs à la télé. Ou bien est-ce pire de contaminer l'approvisionnement en eau, de bombarder un lieu avec de l'uranium appauvri, de couper l'approvisionnement en médicaments, de dire qu'un demi-million d'enfants qui meurent à cause des sanctions économiques est un "dur prix" à payer, mais qui "en vaut la peine"?
JC : Madeleine Albright a dit ça - au sujet de l'Irak.
AR : Oui. L'Irak. Est-ce que c'est bien de contraindre un pays au désarmement pour le bombarder ensuite? De continuer à semer la pagaille dans la région ? De prétendre que vous combattez l'islamisme radical, alors qu'en réalité vous renversez tous les régimes qui ne sont pas des régimes islamistes radicaux? Quels qu'aient pu être leurs autres défauts, ce n'était pas des États islamistes radicaux - l'Irak ne l'était pas, la Syrie ne l'est pas, la Libye ne l'était pas. L'État islamiste le plus radical et le plus intégriste est, bien sûr, votre alliée l'Arabie Saoudite. En Syrie, vous êtes du côté de ceux qui veulent destituer Assad, n'est-ce pas? Et puis tout d'un coup, vous êtes avec Assad, en voulant combattre l'ISIS. On dirait une sorte de géant riche, fou et désorienté divaguant  dans une région pauvre, les poches pleines d'argent, et d'une grande quantité d'armes - se contentant de balancer des trucs à droite à gauche. Vous ne savez même pas à qui vous les donnez - quelle faction meurtrière vous armez contre quelle autre - vous croyant à votre place alors qu'en réalité...Toute cette destruction qui  a suivi le 11 septembre, tous les pays qui ont été bombardés...cela rallume et amplifie les anciens antagonismes. Ils ne sont pas forcément en lien avec les USA. ils précèdent l'existence des USA de plusieurs siècles. Mais les USA ne sont pas capables de comprendre à quel point tout cela est hors de propos, en fait. Et à quel point c'est diabolique...Vos gains à court terme sont les désastres à long terme du reste du monde - pour tout le monde, y compris vous-mêmes. Et je suis désolée, je disais vous et les USA ou l'Amérique, alors qu'en fait je voulais dire le gouvernement US. Il y a une différence. De taille.
JC : ça c'est sûr
AR : Associer les deux comme je viens de le faire est stupide...c'est tomber dans un piège - cela permet aux gens de dire : "Oh, elle est anti-américaine, il est anti-américain", alors que nous ne le sommes pas. Bien sûr que non. Il y a des choses que j'aime aux USA. De toute façon, qu'est-ce qu'un pays ? Quand les gens disent : "Parlez-moi de l'Inde", je réponds : "Quelle Inde?... Le pays de la poésie et de la révolte ? Celui qui produit une musique envoûtante et des tissus raffinés ? Celui qui a inventé le système des castes et prône le génocide des Musulmans et des Sikhs ainsi que le lynchage des Dalits ? Le pays des milliardaires en dollars ? Ou celui dans lequel 800 millions de personnes vivent avec moins d'un demi-dollar par jour ? Quelle Inde ? " Lorsque les gens disent "USA", de quel pays parlent-ils ? Celui de Bob Dylan ou celui de Barack Obama ? Ils parlent de la Nouvelle Orléans ou de New York ? Il y a seulement quelques années de cela, l'Inde, le Pakistan et le Bangladesh formaient un seul et même pays. En réalité, nous étions constitués de nombreux pays si on prend en compte les États princiers.... Puis les Britanniques ont tracé un trait et nous voici devenus trois pays dont deux se menacent mutuellement avec l'arme nucléaire - la bombe des Hindous radicaux et la bombe des Musulmans radicaux.
JC : L'islam radical et l'exceptionnalisme US partagent le même lit. Comme des amants, ce me semble.
AR : C'est un lit pivotant dans un motel bas de gamme... L'hindouisme radical s'y est blotti aussi. Ce n'est pas évident de pister les partenaires, ils changent si vite. Leurs progénitures sont autant d'instruments destinés à livrer une guerre éternelle.
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