par Frédéric Lordon, 16/2/2016
À
n’en pas douter, le lipogramme est un exercice littéraire de haute
voltige – en tout cas selon la lettre sacrifiée, puisque le lipogramme
consiste précisément à tenter d’écrire un texte en renonçant totalement à
l’usage d’une certaine lettre. Il fallait tout le talent de Perec pour
affronter la mère de tous les lipogrammes en langue française, le
lipogramme en « e ». Trois cents pages de livre, La Disparition –
forcément… –, sans un seul « e » (Il suffira au lecteur de s’essayer à
former une seule phrase qui satisfasse la contrainte pour prendre
aussitôt la mesure de l’exploit).
Carpe diem, par Eco Dalla Luna
Fidèle à la tradition oulipienne, on pourrait généraliser l’exercice
et demander de faire une phrase en interdisant certains mots ou
groupes de mots (lipolexe ? liporème ? liposyntagme ?). Par exemple
demander à Yves Calvi de faire une phrase sans « réforme », ou à
Laurent Joffrin sans « moderne », Christophe Barbier sans « logiciel »
(« la gauche doit changer de logiciel » – on notera au passage cet
indice du désir constant de l’éditocratie que la gauche devienne de
droite que jamais personne n’enjoint la droite de « changer de
logiciel »), etc. Au grand silence qui s’abattrait alors sur l’espace
public on mesurerait enfin le talent exceptionnel de Perec. La langue
altereuropéiste elle aussi fait face à ses propres défis lipolexiques.
Qu’il ne lui soit plus permis de dire « repli national » et la voilà à
son tour mise en panne.
« Le repli national », l’impossible lipolexe de l’altereuropéisme
Sous un titre – « Démocratiser l’Europe pour faire gagner l’espoir » (1)
– qui n’est pas sans faire penser au Robert Hue de « Bouge l’Europe »
(ou bien à un reste de stage « Power point et communication
événementielle »), Julien Bayou, après avoir parcouru réglementairement
les évocations de notre « passé le plus sombre », nous met en garde contre « le repli national, même de gauche », et avertit que « la dynamique d’un repli sur des agendas purement nationaux » pourrait « accélérer la défiance entre Européens ». Dans une veine très semblable, Katja Kipping, co-présidente de Die Linke se dit « totalement opposée à l’idée d’un retour aux Etats nationaux » (2). Qui serait « un retour en arrière », pour ainsi dire un repli donc – national. Or, « en tant que gauche, nous devons avoir le regard tourné vers l’avenir »
– oui, c’est un propos très fort. Au passage, on se demande quelles
sont, à Die Linke, les relations de la co-présidente et du président,
Oskar Lafontaine qui, lui, plaide franchement pour un retour au Système
monétaire européen (SME), et ce faisant regarde à l’évidence dans la
mauvaise direction. Moins de surprise à propos de Yanis Varoufakis, qui
répète de longue date son hostilité à toute sortie de l’euro, à
laquelle il donne la forme d’un refus de « l’affreux dilemme entre
d’un côté notre système actuel en pleine déconfiture, et de l’autre le
retour en force de l’idéologie de l’Etat-nation voulue par les
nationalistes » (3).Lire aussi Susan Watkins, « Le Parlement européen est-il vraiment la solution ? », Le Monde diplomatique, février 2016. Ce qui frappe le plus dans ces extraits presque parfaitement substituables n’est pas tant leur stéréotypie que la force d’inertie de leurs automatismes et leur radicale imperméabilité à tout ce qui se dit par ailleurs dans le débat de l’euro – et pourrait au moins les conduire à se préoccuper d’objecter aux objections. Mais rien de tout ça n’arrivera plus semble-t-il, en tout cas dans ce noyau dur de « l’autre Europe » qui se retrouve dans le mouvement DiEM (4) de Varoufakis. Tous les liens n’ont pourtant pas été rompus partout à ce point avec la réalité extérieure du débat, et il faut reconnaître avec honnêteté qu’à la suite de l’été grec, bon nombre de ceux qui tenaient la ligne altereuropéiste avec fermeté se sont sensiblement déplacés. Non pas que le débat soit tranché ni les convergences parfaites, mais au moins les exigences dialogiques élémentaires n’ont pas toutes succombé. Pas de ce genre d’embarras à DiEM, où l’automatique de la répétition a parfois des airs de canard à la tête tranchée courant droit devant soi – « repli national ».
On reste plus perplexe encore du refus borné d’entendre quoi que ce soit des différentes propositions de reconfiguration de l’internationalisme, précisément faites pour montrer qu’il y a bien des manières d’en finir avec l’euro, et parmi elles certaines qui, parfaitement conscientes du péril des régressions nationalistes, travaillent précisément à le contrecarrer. Faut-il être idiot, bouché, ou autiste – on est bien désolé d’en venir à ce genre d’hypothèse, mais c’est qu’on n’en voit guère plus d’autres – pour continuer d’ânonner aussi mécaniquement « repli national » quand on explique qu’il est urgent de développer les liens de toutes les gauches européennes, mais sans attendre une impossible synchronisation des conjonctures politiques nationales, pour préparer celui qui sera en position à l’épreuve de force et à la sortie ? Faut-il être idiot, bouché ou autiste pour continuer de glapir au péril nationaliste quand on fait remarquer que les réalisations européennes les plus marquantes (Airbus, Ariane, CERN) se sont parfaitement passées de l’euro, que si l’intégration monétaire pose tant de difficultés, rien n’interdit – sauf l’obsession économiciste qui ne mesure le rapprochement entre les peuples que par la circulation des marchandises et des capitaux – de concevoir une Europe intensifiée autrement, par d’autres échanges : ceux des chercheurs, des artistes, des étudiants, des touristes, par l’enseignement croisé des littératures, des histoires nationales, par la production d’une histoire européenne, par le développement massif des traductions, etc. ? Mais à quoi sert de répéter tout ceci : dans l’ultime redoute de « l’autre euro » qu’est DiEM, on n’entend plus rien et on ne répond plus à rien – on court tout droit (comme le canard).
Europe démocratique ou Europe anti-austérité ?