Fin janvier 1977 les détenus de l’hôpital carcéral décidèrent,
après de longues discussions, d’entreprendre une action commune en vue
d’obtenir une amélioration des conditions de détention. On collecta donc
les plaintes ainsi que les propositions d’amélioration. Il en sortit
une requête de la communauté à la direction de la taule et du corps
médical, votée au cours d’une promenade. On détermina également la façon
de procéder. Une sorte de commission des pétitions fut élue. Les
formulaires de requête furent répartis de manière à ne pas pouvoir être
tous confisqués, même en cas de perquisition très poussée. Cette action
rencontra un grand succès. Plus de 60 détenus- près de 100% - la
signèrent. Cabet lui-même accepta de signer, bien qu’il fût fâché de
n’avoir rien su des préparatifs de l'action. Le service de sécurité
avait bien sûr eu vent de l’affaire et s’était mis en quête de
mouchards. Cabet ne répugnait pas à en faire partie - égocentrique et
détruit comme il l’était après ses longues périodes au cachot à
Rheinbach. Mais il avait été repéré à temps comme le nouvel indic de
la «sécurité ».
En réponse à ces demandes justifiées la direction de la prison
recourut à des mesures de rétorsion féroces : retour aux placement en
cellule d’isolement, intensification des mesures de sécurité. Lors d’une
audience Berg me déclara qu’on ne changerait rien tant qu’il dirigerait
cette prison ; dans un hôpital carcéral, il était essentiel que
les détenus perçoivent en permanence la différence entre celui-ci et un
hôpital normal pour gens libres et que cette différence les
marque. Lorsque je revins à la promenade dans la deuxième semaine de
février, tous les espoirs s’étaient dissipés. Le directeur de la prison
annula même la triste parade des vaincus. Après la promenade, le
directeur convoqua pour la première fois Cabet, qu’il avait vu parler
avec moi. Cabet, qui visiblement ne s’était pas encore fait complètement
au rôle de mouchard qu’il avait peu à peu endossé, nous en parla
quelques jours plus tard. Ce fut la première et dernière fois qu’il
évoqua ses rencontres avec le directeur. Berg avait surtout parlé de
moi. Il m’avait traité d’universitaire borné, politiquement confus,
rêvant d’abolir un jour la prison. Mais j’étais aussi quelqu’un de
dangereux, un tacticien qui jouait les commissaires politiques en
coulisses. Quant à lui, Cabet, il voulait sûrement faire son temps le
plus tranquillement possible et en plus s’arranger pour sa peine de
sécurité. C’est dans cette optique qu’il devait se conduire à l’avenir.
Auparavant les détenus politiques ne frayaient absolument pas avec les
autres. Ce n’était plus le cas aujourd’hui et il fallait donc recourir à
de nouvelles méthodes pour faire respecter l’ordre et le droit.
Cabet se mit alors à m'interroger tout d’abord sur ma biographie
politique et mon procès. Il lut ma déclaration qui circulait parmi nos
codétenus. Pour l’aider à reprendre pied, je m’engageai en revanche pour
résoudre les problèmes de révision de son procès. Je lui ai conseillé
des échauffements pour le training autogène et tenté de lui trouver un
avocat expérimenté susceptible de l’aider. Mais tout ceci se passait
durant lune phase de nos relations où Cabet, sous l’influence de Berg,
développait un penchant de plus en plus marqué à la délation. Bien que
n’ayant pas la moindre illusion à son sujet, je ne rompis pas tout de
suite avec lui, parce que sa pathologie juste à ce moment allait jusqu’à
provoquer des crises d’asphyxie dangereuses ; une réaction sans
ambiguïté au chantage exercé sur lui en lui faisant espérer de
meilleures conditions de détention.
Après les mesures de rétorsion, depuis février, les détenus étaient
à nouveau réduits à des actions d’assistance mutuelle informelles et
absolument pas structurées. C’était presque un événement quand un détenu
ne disposant pas de compte - à Bochum les versements ne parvenaient aux
détenus qu’au bout de six semaines - pouvait dénicher un peu de thé ou
de café. De manière absurde, le tabac était totalement interdit, ce qui
entraînait une guéguerre discrète pour s'en procurer, afin d’éviter que
les hommes à tout faire ne fassent de profits trop élevés. Nombre de
détenus livraient une bataille acharnée pour se maintenir en vie car
leurs affections s’aggravaient de semaine en semaine en raison des
conditions de détention. Tous souffraient d’une prise en charge médicale
insuffisante. La plupart essayaient de quitter leur isolement extrême
et de revenir dans les maisons d’arrêt, qui en comparaison semblaient
des paradis, et minimisaient leurs pathologies. Les grévistes de la faim
étaient mis à l’écart et ne bénéficiaient d’aucun suivi médical pour
les remettre en forme après avoir recommencé à s’alimenter. Les drogués
étaient sevrés brutalement au moyen d’Aponal [Médicament antidépresseur utilisé aussi dans les sevrages, NdT].
Les délinquants économiques envoyaient des tonnes de papiers, pour
récupérer au moins quelques symboles de leur identité physique
lorsqu’ils s’opposaient aux médecins ; je rappelle l’histoire, rapportée
par le Spiegel, de la lutte menée par un manager de la firme Stumm, incarcéré ici, pour qu’on lui rende son pyjama. [Cette
firme était un courtier en matières premières qui à la suite de
spéculations fit faillite en raison de la baisse des prix du brut en
1974, entraînant 14000 salariés ; son chiffre d’affaires était de 1,7
milliards de DM, ses pertes s'élevèrent à 240 millions et elle laissa
300 millions de créances impayées, NdT].
Moi-même me débattais de mon mieux dans cet effroyable contexte. Je
reçus un ultimatum : il m’était interdit de débattre de problèmes
médicaux avec mes codétenus. Je refusai. Je venais en aide aux détenus
qui m’en priaient dans leurs problèmes avec le traitement de leurs
pathologies. Le résultat fut que quelques employés déclenchèrent une
fronde de plus en plus marquée contre moi et d’autres détenus
particulièrement exposés, et utilisèrent Cabet d’une manière qui lui fut
fatale. Les contacts établis aux promenades furent consignés de manière
exacte. Des détenus qui s’étaient entretenus avec moi plusieurs fois ou
pendant un temps assez long furent invités à prendre leurs distances,
les accusations portées contre eux pouvant aller jusqu’à la complicité
avec une association de malfaiteurs. S’ils refusaient, ils étaient
renvoyés souvent avec une étonnante rapidité dans les sections de
semi-liberté. Les arguments visant à casser la solidarité
devinrent de plus en plus uniformes. Je serais un terroriste caché, une
taupe cherchant à recruter d’autres personnes. Les initiatives que
j’avais soutenues contre le trafic de tabac me furent comptées comme des
tentatives de corruption. Je ne parlerais de problèmes médicaux que
dans le dessein de trouver des arguments en faveur de mes convictions
subversives.