mardi 29 décembre 2009

Shlomo Sand ou la nouvelle guerre du Soldat qui rêvait de lys blancs, de Mahmoud Darwich

par Elias  KHOURY, 15/12/2009. Traduit par Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala

Original : Al Quds Al Arabi- ...الزنابق البيضاء  
A-t-on jamais vu un soldat sortant d’une bataille rêver de lys blancs ? Mahmoud Darwich l’a vu et a écrit sur lui une poésie (qasida1) détaillée. Mais moi, il m’a fallu attendre 40 ans pour rencontrer cet homme, qui, après avoir ôté la tenue du soldat, a revêtu les habits de l’historien. J’ai vu les lys blancs et j’ai vu comment l’ancien soldat combattait pour défendre la vérité. Et comment un sexagénaire est encore capable d’inventer le prodige de l’amitié. C’était à Bruxelles le soir du lundi 7 décembre 2009. L’historien Shlomo Sand était aux  Halles de Schaerbeek pour présenter son livre Comment le peuple juif fut inventé. Et les lys de Darwich étaient là, occupant le lieu.
Il y a deux ans, je parlais  avec Leïla Shahid d’un petit article de Tom Segev dans l’édition anglaise du journal Haaretz à propos  du livre écrit par un historien israélien, Shlomo Sand, sur l’invention du peuple juif. L’ambassadrice de Palestine à Bruxelles a sursauté en entendant ce nom et s’est écriée : « Shlomo ! C’est l’ami de Darwich ! Et le héros du poème Le Soldat qui rêvait de lys blancs ! » Elle m’a raconté la conversation téléphonique entre Darwich et Sand, tenue sur le téléphone portable de Leïla. Celle-ci m’a dit sa surprise en entendant Darwich raconter l’histoire de ce poème écrit en 1967.

À New York, le réalisateur Ilan Ziv m’a raconté qu’il a appelé Sand et a l’intention de le rencontrer pour préparer un film à partir de son livre. J’ai demandé à Ziv d’interroger Sand sur la réalité de sa relation avec Darwich et l’histoire du poème. De retour de New York, le réalisateur m’a offert la version française du livre de Sand. J’ai lu son avant-propos, qui contient des beaux passages autobiographiques d’ une étonnante poésie, l’histoire de son père Cholek, né à Lodz en Pologne, enterré en Israël au son de  L’internationale, ainsi que l’histoire du père de sa femme, Bernardo le Catalan, né à Barcelone, qui a combattu dans les rangs républicains et anarchistes durant la guerre civile, et est mort en Israël, refusant jusqu’au bout de reconnaître sa judéité.

Sand parle aussi de deux amis palestiniens : le premier s’appelle Mahmoud, de Jaffa, et a fini par s’installer en Suède, le second, qui s’appelle aussi Mahmoud, est un jeune poète qui deviendra le poète national palestinien.

Shlomo Sand. Photo RAZI/Telerama

Sand raconte sa contribution, en tant que soldat israélien, à l’occupation de Jérusalem-Est, et comment il a tiré sur des civils et les a humiliés. Il écrit aussi qu’il voulait rencontrer son ami le poète avant de quitter Israël définitivement. Il a rendu visite à Darwich à Haïfa après la libération du poète en juin.

Il décrit ainsi la rencontre : « Ils  passèrent ensemble une nuit blanche : les vapeurs de l’alcool et la fumée des cigarettes embuaient les fenêtres. Le poète chercha à convaincre son jeune admirateur de rester, de résister, de ne pas partir à l’étranger, de ne pas abandonner leur pays commun.  Le soldat exprima son dégout des vociférations de la victoire, son désespoir, son sentiment d’aliénation vis-à-vis de cette terre sur laquelle le sang avait été répandu, et finalement, au bout de la nuit, il vomit de tout son être. Le lendemain vers midi, il fut réveillé par son hôte, qui lui traduisit le poème qu’il avait composé à l’aube sur Le Soldat qui rêvait de lys blancs :
« [… ]Il comprend –m’a-t-il dit – que la patrie
C’est de boire le café de sa mère
Et de rentrer au soir.
Je lui ai demandé : et la terre ?
Il a dit : je ne la connais pas […]»

L’avant-propos  se conclut par l’histoire deux étudiantes : Gisèle, qui a décidé de quitter  la France pour Israël, tout en refusant de devenir juive par conversion, -puisque  sa mère n’était pas juive -, et Larissa, la jeune femme israélienne, qui porte la mention « Russe » sur ses papiers.

Les histoires racontées dans cet avant-propos  ont une capacité magique de transmettre le climat tragique dans lequel a été produit le livre de Shlomo Sand.

Dans ce livre on comprend que la révision radicale du narratif sioniste peut permettre une compréhension nouvelle du conflit sur la terre de Palestine, et dessine un horizon possible pour une paix qui n’élimine pas la justice.

Quand j’ai rencontré Sand, j’avais un désir ardent d’entendre son récit sur la genèse du poème de Darwich. Mais au lieu de cela, il s’est contenté de dire que Mahmoud Darwich se trouvait dans un recoin de son livre, et que « je voulais dire à Darwich que je ne l’ai pas abandonné ».

L’homme a raconté l’histoire au moins deux fois et j’ai vu comment les héros des histoires parlent d’eux-mêmes, comme s’ils imitaient ce qui a été écrit sur eux ou ce qu’ils ont écrit eux-mêmes sur eux-mêmes.
Je voulais lui demander si les mots qu’il avait prononcés durant cette fameuse nuit à Haïfa étaient ceux rapportés par Darwich dans son poème. Mais je n’ai pas osé, pour ne pas tomber dans l’ingénuité provoquée par l’émotion. Et je sais que la mémoire individuelle est façonnée par les cahots et les trous du temps ,ce que Sand a confirmé en racontant sa visite à Darwich à Oued Nasnas durant la fameuse nuit,  ne parvenant plus à se souvenir s’il était en compagnie de sa petite amie, car la nuit du soldat était aussi celle d’une longue tentation.

Sand était debout sur la scène des Halles de Schaerbeek et il a fait une grande plaidoirie pour son livre qui ébranle l’ensemble du narratif fondateur du sionisme et casse l’idée d’un peuple juif en déconstruisant l’idée  de l’exode, dont il démontre qu’elle ne tient pas debout, étant dépourvue de preuves historiques.  Il conclut que les Juifs n’ont jamais quitté la terre de Canaan, où ils sont devenus soit chrétiens soit musulmans , tandis que les communautés juives au Yémen, en Afrique du Nord et en Europe centrale se sont constituées  par conversion de populations locales, comme par exemple les royaumes himyarite ou khazar ou les tribus berbères du Maghreb.

Sand rejoint le courant qu’on appelle en Israël « cananéen », qui considère le sionisme comme une idéologie  nationaliste puisant dans le stock du nationalisme européen, et pour laquelle la Loi du Retour n’a donc aucun fondement historique. Les thèses de Sand démêlent le tabou, et ce faisant, elles déplacent le débat historique israélien – alimenté par les nouveaux historiens qui ont redécouvert la Naqba et la déportation des Palestiniens de 1948 – vers de nouveaux horizons, remettant en cause les axiomes sionistes, soumis à  un jugement historique radical.

L’élève et ami de Pierre Vidal-Naquet, qui a osé critiquer le film Shoah de Claude Lanzmann, considéré comme une icône sioniste intouchable, a dit qu’il reviendrait à Paris et que l’année prochaine, il ira travailler à Montréal.

Il a parlé de l’embargo académique qu’il subit et a dit qu’il est désespéré.

Mais celui qui a rêvé un jour des lys blancs, n’a pas le droit au désespoir,  je l’affirme.

L’homme a souri, il m’a serré dans ses bras pour me dire au revoir, mais j’étais si ému que j’ai oublié de lui demander ce qui était arrivé au soldat durant les 40 années qui ont suivi l’écriture du poème. Mais ceci est une autre histoire.

NdT
1-La qasida est une forme de poésie originaire de l'Arabie pré-islamique. Elle a typiquement une longueur de 50 vers, parfois plus de 100. Cette forme a ensuite été adoptée par les Persans, qui l'ont transformée en poème non versifié de plus de 100 vers en l'utilisant et la développant énormément. La qasida est souvent un panégyrique écrit pour louer un roi ou un noble. Une des qasidas les plus populaires et les plus connus est la Qasida burda (« Poème du manteau ») de Imam al-Bousiri, qui est fondé sur le qasida classique de Kaâb ibn Zouhaïr. Ce qasida classique de Kaab fut composé à l'aube de l'Islam, comme une preuve de sa conversion. En échange de ce poème, le prophète Mohamed lui offrit son manteau. Dans Le Soldat qui rêvait de lys blancs, Mahmoud Darwich parle d’un soldat israélien -son ami Shlomo - qui décide de quitter son pays après la guerre de 1967 :
Je quête un enfant souriant au jour
Non une place dans la machine de guerre
Je suis venu ici vivre le lever des soleils
Non leur coucher

Rédigé à chaud, en 1967, ce poème fait scandale aussi bien en Israël que du côté palestinien. Darwich a parlé des réactions polarisées suscitées par ces vers : « Le secrétaire général du Parti communiste israélien a dit “comment se fait-il qu’il écrive ce genre de poème ? Est-ce qu’il nous demande de quitter le pays pour devenir des amants de la paix ?’’ Et pendant ce temps, les Arabes affirment : “comment ose-t-il humaniser un soldat israélien ?’’ » [NdT]







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