Que dire d’un pays qui abrite le QG de l’Église apostolique romaine et où les cathédrales sont à entrée payante ?
Que dire d’un pays qui abrite le plus grand évadé fiscal d’Europe ?
Que dire d’un pays où les fascistes d’hier sont désormais des démocrates postfascistes et où les communistes d’hier sont des démocrates postcommunistes ?
Que dire d’un pays, où désormais, le vin rouge et la pasta sont biologiques, les pizzas sont durables et soutenables et les mandolines biodégradables ?
Que dire d’un pays dont le ministre de l’Intérieur a inventé la possibilité d’expulser les étrangers – à commencer par les Rroms - vivant à la charge de l’État ?
Que dire d’un pays en forme de botte que son gouvernement est acharné à détricoter comme une chaussette en commençant par le haut (la Lombardie), défaisant ce que Garibaldi, le Héros des Deux-Mondes, avait tricoté en commençant par le bas (la Sicile) ?
Je reviens d’un périple de quatre semaines à travers la moitié du Pays des veaux* et je voudrais essayer de partager des impressions et des constats en formes d’interrogations sur ce pays énigmatique, miroir grossissant de toutes les maladies qui frappent l’Europe, dont j’ai traversé à petites étapes une quinzaine de villes, de Gênes et Turin à Florence et Ancône, et d’innombrables villages.
Silence et propreté
Premier constat en revenant dans ce pays où je n’avais pas remis les pieds depuis 14 ans : l’Italie est devenue silencieuse et propre. Les Italiens criaient, désormais ils chuchotent, ils murmurent ou se taisent. Apparemment, on les a réduits au silence. Ils utilisent maintenant des poubelles de cinq couleurs différentes, destinées à la collecte différenciée des ordures. Les centres-villes élargis sont d’une propreté et d’un luxe suspects. Ils ont été définitivement nettoyés de tout élément populaire et totalement gentryfiés. N’y vivent plus que des classes moyennes de la couche supérieure et les seuls éléments populaires sont leur domesticité : femmes de ménage, cuisinières et garde-malades philippines, salvadoriennes, somaliennes ou érythréennes. Les petites trattorie alla buona (restaurants à la bonne franquette) d’antan ont été remplacées ou sont devenues des restaus branchés et chers. « C’est votre faute, vous les touristes », m’a dit un vieux boucher dont la boutique survit miraculeusement dans le vieux centre de Gênes. Et désormais, on trouve même (horresco referens) des distributeurs automatiques de pizzas, une véritable hérésie. Il ne reste plus aux pauvres qu’à aller s’enfiler un kebab chez l’Indien, le Turc ou le Bangladeshi du coin, avec parfois de bonnes surprises, comme celle-ci, à Pise, indice d’une créativité certaine :
"Menu du jour : frites kebab fast food japonais et indien". Photo FG
En revanche, sur les murs de ces villes, on ne voit plus aucun graffiti de contestation politique de gauche, à quelques rares exceptions près. Les graffitis qui dominent sont ceux des « ultras » - les supporters de foot fascisants – ou les déclarations d’amour de « Lino » à « Paola ». Voici un des rares graffitis contestataires que j’ai pu trouver, à Gênes :
La Lega, c'est la Ligue du Nord, d'Umberto Bossi. Écrit en tout petit à droite : "Flics assassins, on vous balancera dans les égouts". Photo FG
Sur les murs d'Ancône, les supporters proclament qu'être "ultra", c'est un "style de vie". Photo FG
Money, money, money
Tout est bon désormais pour faire du fric. Dans la gare ferroviaire de Florence, il n’y a plus un seul siège pour s’asseoir gratuitement en attendant son train. Et la salle d’attente est devenue un…magasin de chaussures. Autrement dit, les chemins de fer de l’État – qui restent une entreprise publique, même s’ils sont devenus une société par actions – louent une salle d’attente à un marchand de godasses. Ce n’est pas la seule surprise qui vous attend dans la ville des Médicis, capitale éphémère de l’Italie (1865-1871). La Galerie des Offices, un des plus célèbres musées du monde, est non seulement à entrée payante, mais aussi à sortie payante : après avoir traversé un dédale infernal consacré, sur un inquiétant fond rouge sombre, au Caravage et « Caravagiens », une exposition temporaire faisant suite aux 42 salles de l’exposition permanente, vous croyez avoir atteint la sortie et être sur le point de pouvoir respirer à nouveau. Que nenni ! Commence alors un nouveau dédale de boutiques où on vous propose toutes sortes de marchandises – le merchandising » des musées est devenu un phénomène mondial – et au cas où vous seriez à court de monnaie, un panneau vous indique la présence, dans une salle qui lui est exclusivement consacrée, du Dieu Bancomat, le distributeur automatique d’argent, qui vous attend avec son écran vert. J’ai une suggestion pour les marchands des Offices : il manque à leur assortiment l’essentiel, des préservatifs à l’effigie de la Vénus de Botticelli. Je suis sûr qu’un tel produit ferait un tabac !
Toujours à Florence, l’accès au Duomo, la cathédrale, est désormais payant, comme l’est celui au Duomo de Pise, au Duomo de Milan. J’ignore si l’accès à Saint-Pierre de Rome est encore gratuit, je n’ai pas poussé mon périple jusque-là. Que le gouvernement britannique ait décidé de faire payer l’accès aux messes célébrées par le Pape lors de sa visite en Angleterre obéit donc à une logique cohérente et transfrontalière. Question à 14 € : que signifient les panneaux demandant aux touristes de respecter les fidèles venant dans ces cathédrales pour prier ? Comment distingue-t-on un touriste infidèle d’un touriste ou indigène fidèle ? Les fidèles venus « seulement » prier (c’est ce qu’on est censé faire dans une église) ont-ils le droit d’accéder à ces temples sans bourse délier ? Les queues aux divers Duomi m’ont dissuadé d’avoir la patience d’attendre mon tour pour poser la question à quelque préposé.
Autre moyen de faire de l’argent : les zones bleues. La quasi-totalité des surfaces asphaltées ou pavées, sur lesquelles on ne roule pas, de toutes les villes traversées est recouverte de traits de peinture bleue. Ce sont des emplacements de parking payants. Heureusement, il ne semble pas que les employés municipaux chargés de les surveiller fassent une chasse très acharnée aux mauvais payeurs.
Tout cela est évidemment de la petite bière à côté des gros profiteurs. Ainsi, l’Italie abrite le plus gros « évadé fiscal » connu d’Europe, Alberto Aleotti, 87 ans, patron de l’entreprise pharmaceutique Menarini, qui a soustrait au moins 450 millions d’Euros au fisc italien en les mettant au chaud au Liechtenstein. Un vrai personnage pour Millenium 4, cet Alberto, déjà arrêté en 1994 pour avoir versé un milliard (de lires, « seulement ») à Duilio Poggiolini, vénérable membre de la fameuse loge P2 et directeur général du service pharmaceutique national au ministère de la Santé, pour obtenir une augmentation des prix des produits pharmaceutiques. Poggiolini, l’un des plus grands corrompus de l’histoire mondiale – il fallut 12 heures aux flics perquisitionnant sa villa pour faire le compte des lingots d’or, bijoux, billets de banque et autres pièces d’or qu’il détenait – fit tout de même deux ans de prison avant de bénéficier d’une grâce. Le Florentin Aleotti sortit indemne de l’opération Mains propres et est, comme de bien entendu, copain comme cochon avec Berlusconi et ses hommes.
"Il est interdit d'acheter de la marchandise fausse et "contrefaite" aux vendeurs abusifs": marché San Lorenzo, Florence. Photo FG.
Vu cumprà
Les Italiens, peuple de commerçants, ont délaissé entièrement le petit commerce ambulant aux vu cumprà** – Sénégalais, Nigérians, Chinois, Marocains – et une bonne partie du petit commerce sédentaire aux immigrés du Bangladesh, du Pakistan et de Chine, se réservant le haut de gamme, essentiellement les boutiques où l’on propose aux touristes des produits de « vrai artisanat italien » (cuir, bois, broderies, crochet, tricot et dentelles) généralement d’excellente qualité et donc chers, et les supermarchés, qui ont poussé comme des champignons à la périphérie des agglomérations, et les outlets, ces magasins d’usine où sont bradés les produits de grandes marques invendus à des prix défiant presque toute concurrence.
Boutique bangladeshie à Comacchio, Romagne. Photo FG.
Les marchands immigrés apparaissent donc comme le fer de lance de la mondialisation capitaliste, une grande partie des produits qu’ils vendent provenant du cheap labor en Chine et ailleurs. Mais tout ne vient pas de Chine et la commerçante chinoise qui vend des jolies robes en coton et en lin sur un marché hebdomadaire s’empresse de répondre à la question : « D’où ça vient ? » : « D’Italie, d’Italie ». Et elle a souvent raison. Comme me le disait un Italien rencontré, « Nous, la Chine, on l’a à domicile ». Ce qui me rappelait le slogan gauchiste de 1970 aux usines Fiat : « Agnelli, l’Indocina, ce l’haï nell’officina » (Agnelli, patron de Fiat, l’Indochine tu l’as dans l’atelier, autrement dit les ouvriers en lutte sont les guérilleros vietnamiens locaux). Mais mon interlocuteur voulait dire par là que les sweat shops continuent à fleurir dans la Péninsule. Il suffit de faire un tour à Prato, la ville de naissance de l’écrivain Malaparte, en Toscane, pour s’en convaincre.
Prato : un pêcheur sur l'Arno et des Chinois en goguette
Cette capitale de l’industrie textile et de la teinturerie italienne est devenue une ville chinoise : « ils » sont partout, non seulement comme ouvriers dans les usines mais dans les conseils d’administration, où les capitaux chinois se sont associés aux capitaux italiens, et donc dans les boutiques de gros et de détail, et dans les rues de la ville. Une bonne partie de ces Chinois ont l’air de paysans fraîchement débarqués de la Chine profonde sans même avoir transité par une grande ville chinoise, mais leurs enfants ont déjà le look de petits clients italiens de MacDo et Reebok, ils sont, comme on dit, « intégrés » (il faudrait plutôt dire « désintégrés »). Et plus d’un Chinois croisé en ville n’avait pas du tout l’air d’un ouvrier exploité, mais plutôt celui d’un technico-commercial très affairé.
Un pays entièrement balisé
Une série de surprises attend le voyageur qui arrive en Italie en voiture, à commencer par les distances kilométriques, qui ne sont généralement pas indiquées sur les panneaux d’autoroutes et sont souvent fantaisistes et contradictoires sur les routes nationales ou provinciales. Ensuite, comme le remarquait un touriste prolétarien français entendu sur une place de marché à Turin : « Les Italiens, ils ont un klaxon coincé dans le c… ». Pour ne pas parler de l’absolue ignorance par les automobilistes italiens du sens universel de la ligne continue blanche, qui de surcroit, en Italie, est double. Il faut donc croire qu’une double ligne continue signifie : « autorisation de doubler ». Cela pour les chauffeurs de quatre-roues. Quant aux conducteurs de deux-roues, ils semblent considérer qu’une double ligne blanche est faite pour être longée sur sa gauche. Ne parlons pas des piétons, qui semblent toujours ignorer la différence entre un trottoir et une chaussée. Bref, même s’ils ont appris à se taire, les Italiens continuent à aimer vivre dangereusement. Ce qui doit expliquer leurs choix électoraux. Des choix bien balisés, à l’image de ce phénomène qui fait battre à l’Italie le record mondial de la signalétique : il n’y a désormais plus une seule église, un seul palais, une seule ruine, dans les villes et jusque dans les moindres villages, qui ne soit signalée par un panneau marron indiquant sa direction. S’y ajoutent, sur les routes provinciales, les panneaux indiquant que l’on se trouve sur la « route des vins du Chianti », la « route des vins et des saveurs », la « route des saveurs et des couleurs », ou encore la « vallée du faucon » (invention récente d’un indigène créatif des Marches). Comble du raffinement, dans les villes touristiques comme Florence, Pise, Ravenne ou Ferrare, la direction de tous les monuments est indiquée à la fois pour les piétons et pour les visiteurs motorisés. Vous n’aurez donc plus aucun prétexte pour vous égarer. En revanche, prenez garde aux panneaux censés indiquer les directions aux automobilistes. Ils sont toujours à droite juste avant le carrefour ou le rond-point, généralement cachés par des branches, et jamais en amont, à gauche, pour être bien visibles, comme presque partout ailleurs.
150 ans, et après
L’Italie unie aura 150 ans en 2011. Le 17 mars 1861, à Turin, le roi de Piémont-Sardaigne se proclame roi d’Italie, au terme des guerres d’indépendance du Risorgimento – la résurrection, la renaissance -, commencé en 1848, qui ont mis à mal les États du Pape, à bas celui des Bourbons (le Royaume des deux-Siciles avec siège à Naples) et chassé les Autrichiens de Lombardie et de Vénétie. Turin est la capitale du nouveau royaume, dont Rome ne deviendra la capitale qu’en 1871, une fois le Pape mis en cage dans son Vatican.
Le principal artisan de cette unité aura été Giuseppe Garibaldi, le Héros des Deux-Mondes, qui aura été en même temps le dindon de la farce. Lui, le républicain socialisant, le patriote éclairé, le disciple militaire de Giuseppe Mazzini, ne saura pas traduire politiquement sa victoire militaire sur les Bourbons, les papistes et les Autrichiens et cèdera la place à Cavour, le « Grand Homme Politique » par excellence, ministre du roi, et porte-parole de la bourgeoisie piémontaise et du Nord.
"Considérant qu'en temps de guerre, il est nécessaire que les pouvoirs civils et militaires soeint concentrés dans les mains d'un seul homme, j'assume au nom de Victor-Emmanuel, roi d'Italie, la dictature en Sicile. Giuseppe Garibaldi. Salerno, 14 mai 1860."
L’épopée de Garibaldi, qui combattit pour la liberté au Brésil, en Uruguay, en Italie et en France, a de quoi enflammer. Sa période la plus glorieuse est celle que l’on est en train de commémorer en Italie : l’Expédition des Mille. Le 6 mai 1860, Garibaldi et ses 1089 volontaires, les Chemises rouges, embarquent sur deux bateaux à Quarto près de Gênes. Le 11 mai, ils débarquent à Marsala, en Sicile. Le 7 septembre, ils entrent dans Naples libérée au terme d’une marche victorieuse émaillée de faits d’armes retentissants. Mais Cavour veille : pas question que Garibaldi proclame une république à Naples. Il envoie donc des troupes piémontaises au Sud pour contenir les éventuelles velléités garibaldiennes de poursuivre sa marche vers Rome et le Nord pour « achever le travail ». En novembre 1860, Garibaldi se soumet au roi et se retire dans l’île de Caprera. Toutes ses tentatives ultérieures de libérer Rome de ce pape Pie IX, dont il avait donné le nom à son âne, ce pape que Garibaldi avait appelé « un mètre cube de fumier », se heurteront à la volonté de Cavour, qui le fera arrêter, et de Napoléon III, qui enverra ses troupes défendre l’État pontifical, au grand dam des républicains italiens, qui étaient généralement d’enthousiastes pro-Français (révolutions de 1789, 1830 et 1848 obligent).
Ravenne. Photo FG.
Il n’existe pas de ville italienne qui n’ait au moins une rue ou une place portant le nom de Garibaldi et il est difficile de compter celles qui ont une statue de lui, quand ce n’est pas trois, comme Gênes. On pourrait donc croire que le héros est une figure incontestée et incontestable de l’histoire italienne. Eh bien, il n’en est rien.
On réécrit l’histoire
Voulant visiter le Musée du Risorgimento à Ravenne, une des villes dont la population participa avec le plus d’enthousiasme aux mouvements révolutionnaires de 1848-1849 puis de 1859-1860, nous trouvons porte close. Une affichette indique qu’il faut ‘adresser à la bibliothèque à côté du musée. Là, un jeune bibliothécaire barbu qui nous demande si « Sarkozy, ça n’est pas mieux que Berlusconi » nous explique que le musée est fermé, vu qu’il a en moyenne 8 visiteurs par mois et nous révèle que Berlusconi a fait supprimer l’enseignement du Risorgimento des écoles publiques élémentaires. Il appelle une de ses collègues, qui nous ouvre le musée, magnifiquement installé dans une église désacralisée, ce qui aurait plu à l’athée anticlérical qu’était Garibaldi. Nous y trouvons de véritables trésors, dont ceux-ci :
"Italie libre. Dieu le veut" : drapeau du Risorgimento. Photo FG.
Une authentique Chemise rouge garibaldienne. Photo FG.
Garibaldi ? Un voleur de chevaux esclavagiste, à la tête d’une conspiration mafieuse ourdie par les infâmes francs-maçons et libéraux et soutenue par la perfide Albion, contre la « vraie Italie », celle des traditions et de l’Église catholique. Le Héros des Deux-Mondes ? Un vulgaire criminel de guerre du niveau de…Pol Pot. Voilà la nouvelle doxa diffusée par Berlusconi et son âme damnée, l’hémiplégique padanien Umberto Bossi, l’homme qui veut dissoudre l’Italie dans un bain d’acide « fédéraliste ». Ces hommes s’appuient sur les travaux d’une « historienne » dont je ne citerai même pas le nom, qui a produit un tissu d’insanités dans deux livres qui font fureur. Et les Lombards de la Ligue du Nord diffusent depuis deux ans ce genre de tracts :
"Mais quel héros ? Dehors ses statues de nos places. Ligue du Nord Padanie".
Le Comité interministériel pour les célébrations du 150ème anniversaire de l’unité italienne (
Comitato interministeriale per le celebrazioni del 150° anniversario dell'Unità d'Italia), créé en 2007, est un des legs empoisonnés du gouvernement de « centre-gauche » de Romano Prodi au gouvernement de « centre-droit » de Silvio Berlusconi. En avril dernier, son président, Azeglio Ciampi, ancien président de la République (1999-2006) très proche du Parti démocratique (il est membre honoraire de son comité directeur), a démissionné pour des « raisons d’état-civil » (il a quand même 90 ans) du Comité de parrainage (Comitato dei garanti) chargé de « vérifier et surveiller les initiatives liées aux célébrations de l’unité nationale ». Il a aussitôt été remplacé par Giuliano Amato, autre personnage de « centre-gauche », membre du parti démocratique après avoir été longtemps un cacique du Parti socialiste, quand celui-ci existait encore. D’autres démissions ont suivi, celles de l’écrivaine Dacia Maraini, du juge et constitutionnaliste Gustavo Zagrebelsky, du journaliste et réalisateur Ugo Gregoretti, de la journaliste et essayiste Marta Boneschi et de la journaliste Ludina Barzini. Ceux-ci et celles-ci n’ont pas démissionné pour des raisons d’âge, mais pour des raisons politiques : la dérive « liguiste » imprimée au programme des commémorations. Maraini dit : « On veut faire passer le Risorgimento pour une révolution d’en haut, imposer un révisionnisme de marque liguiste, qui veut laisser dans l’ombre les révoltes populaires, les répressions violentes ». Et elle décrit ainsi le fonctionnement du comité : « Au début, je croyais que ça pourrait fonctionner. Il y avait des centaines de projets de municipalités et d’institutions dont nous devions nous porter garants de la valeur culturelle. Mais quand nous demandions de faire des choix, les réponses étaient vagues. En revanche, nous apprenions l’existence d’autres initiatives qui étaient déjà en cours, dont personne n’avait songé à nous parler. »
L’écrivaine avait essayé de lancer deux propositions, un festival de cinéma sur le Risorgimento, à Turin ou à Rome, et une série d’initiatives sur la langue italienne : « Personne ne m’a répondu. Puis à l’improviste on nous a dit qu’il n’y avait plus une lire, qu’on ne pouvait plus rien faire. On a continué à se rencontrer quand même [au Comité de parrainage, NdA], espérant débloquer la situation, mais ça a été inutile. Dans toutes nos réunions, nous ne sommes parvenus à approuver qu’une seule chose, le dessin avec les trois petits drapeaux qui sera le logo officiel des célébrations ».
Bref, la célébration du 150ème anniversaire de l’unité est loin de se présenter comme un long fleuve tranquille.
Turin, août 2010 : ce violoniste tsigane, ces jeunes précaires zonant devant le Musée du risorgimento en pleine restauration, ce clochard égaré dans une luxueuse galerie marchande, qu'ont-ils à faire de l'Unité italienne, dont l'histoire est évoquée sur de grands panneaux sous les portiques turinois ? Photos FG.
Un postpays qui a besoin d’un nouveau Risorgimento
Tout au long de notre traversée de l’Italie, nous avons vu un peu partout, ces affiches en grand format :
"L'Italie se réunit à Turin. 150 ans en 15 jours. C'est la fête"
Elles appelaient à l’équivalent italien de la Fête de l’Humanité, organisée par le Parti démocratique (PD), l’ancien Parti communiste italien, devenu ensuite Parti démocratique de gauche puis Parti démocratique. S’il continue comme ça, il va bientôt s’appeler Parti tout court, puis…plus rien. Désormais membre de l’Internationale socialiste, ce parti est en train de liquider allègrement tous les acquis du mouvement communiste et ouvrier au nom d’une politique d’ouverture, pour se positionner comme le pivot du « centre-droit », au sein du Nouvel Olivier, en train de se mettre en place dans la perspective d’élections législatives qui ne sauraient tarder, puisque Berlusconi, sur les conseils de Bossi, a viré Fini du gouvernement et se retrouve donc à la tête d’un gouvernement minoritaire.
Fini, c’est le modèle de Marine Le Pen : en 10 ans, il a réussi à débarrasser son parti de tous ses oripeaux fascistes – il s’appelait le Mouvement social italien avant d’être rebaptisé Alliance nationale – et à se faire adouber par toute la classe politique comme homme d’État. Sa base sociale et électorale étant constituée de fonctionnaires méridionaux attachés au maintien de l’État national, il ne pouvait qu’entrer en collusion avec Bossi et sa bande, qui veulent…qui veulent quoi au juste ? On ne sait pas trop. En tout cas, ils veulent en finir avec l’État national. Berlusconi, après avoir rompu avec fracas avec Bossi dans les années 1995-1998 – ils s’étaient traités mutuellement de noms d’oiseaux – s’est non seulement rabiboché avec lui, mais il le consulte toutes les semaines. Fini, évincé, a tout de suite acquis le statut de victime nationale, et c’est tout juste si le PD ne le soutient pas.
Revenons-en à la Fête de Turin, où nous n’avons pu nous rendre. Ce fut un succès à 95% - 2 millions de visiteurs, 200 000 repas servis, des tonnes de bière et de vin -, à deux incidents près : des trouble-fête, parmi lesquels des membres du parti, ont protesté contre l’invitation faite au Président berlusconien du Sénat et au chef du syndicat démocrate-chrétien CISL à participer à des débats publics. Protestations qui ont provoqué l’ire du chef du PD, Bersani, lequel a présenté des excuses aux invités, jouant les vertus démocratiques outragées.
Dans son grand discours à la fête, qui se présentait comme la fête de lancement de la commémoration de gauche de l’unité italienne, Bersani n’a pas dit un seul mot sur cette unité ou sur Garibaldi. Il s’est contenté de répéter que le PD était un « parti de gouvernement, qui se trouve momentanément dans l’opposition », mais a un programme pour relever l’Italie de la pente sur laquelle elle glisse. Sauf que mon humble impression est que le PD, s’il est fort content d’administrer la plupart des villes italiennes – ce qu’il fait de manière politiquement e écologiquement correcte – n’a pas du tout envie de se retrouver au pouvoir à Rome, à devoir gérer le casino (bordel) italien. La moyenne d’âge de ses troupes est désormais canonique et il n’enthousiasme nullement la jeunesse. Il suffit de s’en convaincre de jeter un coup d’œil aux anciennes Case del Popolo (Maisons du peuple), devenues désormais de simples bars, et à leur clientèle de joueurs de carte, dont la moyenne d’âge tourne autour des 70 ans. Ainsi cette ancienne Maison du peuple de Ravenne, devenu le bar « Cà Rossa » (Maison rouge) :
Le PD se présente implicitement comme le successeur légitime des artisans garibaldiens de l’indépendance et de l’unité italiennes. Il oublie juste que c’est avec des armes et non des mots que Garibaldi a (partiellement) libéré le pays.
Décidément, les postcommunistes pas plus que les postmafieux ou les postfascistes ne semblent en mesure d’enrayer la marche de l’Italie vers un statut de …postpays.
Garibaldi, réveille-toi, ils sont devenus mous !
Le 17 mai 1899, la Société des artisans de Comacchio appose cette plaque en mémoire de Filippo Bellini, un volontaire italien de la brigate de volontaires levée par Riciotti Garibaldi, un des fils du Héros, pour combattre aux côtés des Grecs contre l'Empire ottoman. Bellini faisait partie des Italiens qui se sacrifièrent pour protéger la retraite de l'armée grecque devant l'armée ottomane, à Domokos en Thessalie en 1897. En 1915, de nombreux Garibaldiens s'engageront dans la Légion étrangère française pour combattre l'Allemagne impériale. L'esprit garibaldien n'est jamais mort.
Notes * Une des étymologies possibles du nom Italia serait le grec Ouitalia, le Pays des veaux. Veau se dit vitello en italien, gros veau, ou vieux veau se dit vitellone (revoir I Vitelloni [traduit par Les Inutiles, 1953], un des films les plus emblématiques de l’Italie de l’après-guerre, sur une bande d’adolescents attardés et désœuvrés à Rimini – ville natale de Mussolini et du réalisateur Fellini – qui, à 30 ans passés, habitent toujours chez leur Mamma et font des 400 coups minables. La figure du vitellone est à ce point installée dans le paysage social de l’Italie berlusconienne du XXIème siècle qu’on pourrait rebaptiser le pays …Vitellonia. ** « Vu cumprà ? », « Tu veux acheter ? », l’apostrophe lancée par les premiers marchands ambulants sénégalais qui sont apparus sur les plages italiennes dans les années 1980 est devenu le terme générique utilisé pour désigner les marchands ambulants étrangers, dont un grand nombre sont, contrairement à ce qu’on croit, en situation régulière. Cette catégorie d’immigrés très travailleurs, dominée par les Sénégalais appartenant à la confrérie des Mourides, est en butte permanente aux tracasseries policières. Durant l’été qui vient de finir, plusieurs grandes rafles ont été organisées sur des plages, notamment en Toscane (Massa-Carrare) et en Romagne (Ferrara). Au cours de mon périple, j’ai identifié deux types d’ambulants sénégalais : les dynamiques de bonne humeur, dont les affaires marchaient bien – en général ceux qui proposaient des produits artisanaux sénégalais fournis par la confrérie – et les déprimés affamés, qui n’arrivaient à rien vendre – en général, ils proposaient des fausses Ray-Ban et des fausses Rolex made in China, fournies par des grossistes italiens ou chinois. On peut aussi désormais voir des femmes faire du commerce ambulant. Innovation : sur la plage de Marina di Massa, en Toscane, nous avons vu passer une femme sénégalaise qui, elle, proposait de faire des tresses africaines aux vacancières. Elle avait l’air satisfaite de sa journée, à la différence du Marocain désespéré nous suppliant de lui acheter une horrible serviette de plage.
À Parme, sur la Place de la Paix (paradoxalement ornée de la statue d’un combattant armé d’une mitraillette), nous avons assisté à une conversation tragi-comique entre un marchant ambulant nigérian très cool (il avait tous les papiers nécessaires et ne semblait donc rien craindre) et un jeune policier municipal de gauche, à lunettes, qui essayait de le convaincre d’aller mettre son étalage ailleurs et était extrêmement stressé, expliquant au Nigérian que s’il restait là, ça lui retomberait dessus. Ce qui ne fit ni chaud ni froid au Nigérian.
En haut, Bossi, en bas Fini