par
Bachir El Khoury بشير الخوري,Slate.fr, 4/6/2014
Il
ne s’agit point d’un secret. Avec plus d'un million de membres,
l'institution militaire égyptienne est la plus grande d’Afrique, et
l'une des plus imposantes. Son poids n’est pas seulement militaire.
L’armée en Égypte contrôle une partie importante de l’économie du pays.
Et cela ne date pas d’hier.
Les généraux ont érigé un empire au cours des trente dernières
années, constitué désormais de quelques 35 usines et entreprises, qu’ils
ont dûment protégé contre la politique de libéralisation économique et
les vagues de privatisation des années 1990 et 2000.
Cet empire, qui place l'Égypte dans une position ambivalente, à
mi-chemin entre une économie socialiste et un modèle capitaliste, serait
constitué de trois pôles principaux: le ministère de la Production militaire, l'Organisation arabe pour l'industrialisation, et l'Organisation nationale de services. Selon un article du centre Carnegie pour la paix, The Generals’ Secret: Egypt’s Ambivalent Market, les
deux premiers piliers rassembleraient 19 usines et entreprises, dont 40
à 70% de la production est orientée vers le marché privé. Quant à la
troisième entité, elle serait engagée dans la fabrication d'une large
gamme de produits, dont des voitures de luxe, des couveuses, des
bouteilles de gaz, ainsi que des produits alimentaires. Elle fournirait
également des services tels que le nettoyage domestique et la gestion de
stations-service.
Le Maréchal al-Sissi à l'Opéra du Caire en mars dernier
Cette nébuleuse s’est développée à partir de la fin des années 1970, à
la suite des accords de paix de Camp David. L'armée avait alors
commencé à investir dans plusieurs secteurs du pays, allant de
l'agriculture à la construction de routes et de ponts, en passant par
l'immobilier, les industries électroniques, les usines laitières et les
fermes d'élevage.
Les grands officiers ont également investi l'industrie du tourisme,
via la construction et la gestion d’hôtels et de villages touristiques
dans plusieurs sites, dont celui de Charm el-Cheikh; cette tendance
s’était développée à l'époque du maréchal Abdel-Halim Abou Ghazala,
ministre de la Défense à la fin du mandat d’Anouar el-Sadate et du début
de l'ère Moubarak.
L’Armée possède également des restaurants, des terrains de
football, ainsi que des hôpitaux et des centres de soins pour enfants.
Elle joue aussi un rôle important dans le secteur agricole, avec
plusieurs contrats conclus avec des investisseurs étrangers d'une valeur
de centaines de millions de dollars. Aujourd’hui, cette économie
«grise», dont les bilans ne sont soumis à aucun contrôle parlementaire
ou audit indépendant, représenterait près du tiers du PIB du pays.
Des privilèges protégés par le pouvoir politique
Les intérêts économiques des militaires n’ont jamais été menacés
par les régimes en place, même lorsque la pression extérieure montait
pour l’application de certaines réformes-clés. Hosni Moubarak, lui-même
un ancien militaire, a réussi à ménager la chèvre et le chou, se
conformant à l'accord de 1992 de la Banque mondiale qui prévoyait
notamment la privatisation à grande échelle d’entreprises publiques en
contrepartie d’aides financières. L’ancien Rais avait toutefois veillé à
ce que l’application de l’accord en question ne froisse pas les hommes
d’affaires en habit militaire.
Ainsi, lorsque plus de 300 usines et entreprises publiques ont été
privatisées au début des années 1990, les avoirs de l'armée sont restées
intactes. Ce scénario s’est reproduit entre 2004 et 2011, lorsque le
pays a connu une nouvelle vague de privatisations, à l’instigation des
gouvernements formés par le cercle proche de Gamal Moubarak, homme
d’affaires influent et fils du Rais. Aucune de la douzaine d’entreprises
publiques concernées n’appartenait à des militaires, tandis que les
hauts gradés de l’Armée étaient placés dans des postes-clés au sein de
ces sociétés ou usines privatisées.
En parallèle, et dans un objectif clair de préserver les chasses
gardées des bonnets militaires, tous les « réformateurs » ont été
écartés du pouvoir durant l’ancien régime. Sitôt après sa nomination à
la tête du ministère de la Défense par Moubarak, Youssef Sabri Abou
Taleb fut destitué de son poste en 1991, après avoir promis de séparer
l'armée de tous les projets non liés à la défense ou en concurrence avec
le secteur privé et de lutter contre la corruption au sein de
l’institution militaire. Ce dernier a été remplacé par Mohamed Hussein
Tantawi, qui a refusé toutes les tentatives de mettre fin à l'empire
économique de l'armée.
Les exceptions et «privilèges» sur le terrain existent également
sur le papier. En 2007, après quinze ans de réformes néolibérales,
Moubarak a modifié la constitution pour supprimer des articles
socialistes de Nasser, taillant toutefois avec beaucoup d’habileté les
passages se rapportant à la privatisation du secteur public. Le contenu
de l’article 4 de la Constitution, qui consacre le modèle économique
libéral, fut atténué par des clauses stipulant la protection des entités
publiques et des coopératives nationales. Au lendemain de la révolution
de janvier 2011, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui
assurait le pouvoir par intérim, a intégralement copié cet article dans
sa déclaration constitutionnelle postrévolutionnaire.
Pouvoir foncier et aides du Golfe
Ce rempart légal et politique a permis à l’armée d’étendre son
influence au-delà du Caire. Celle-ci possède aussi de vastes étendues de
terres sur l’ensemble du territoire. En 1997, un décret présidentiel
lui a accordé le droit de gérer l'ensemble des terrains en friche. Selon
certaines estimations, l'armée contrôlerait ainsi de facto près de 87%
de la superficie du pays.
Al-Sissi
avec le PDG d'Arabtec Construction Hasan Abdullah Ismaik le 9 mars
dernier au Caire. Photo Forces armées égyptiennes/Anadolu Agency via
Getty Images (sic)
Ce «pouvoir» foncier a conféré à l’armée le rôle
d’acteur incontournable dans les projets immobiliers entrepris par des
investisseurs locaux ou étrangers. En mars dernier, le géant émirati
Arabtec Holding concluait un accord avec le ministère égyptien de la
Défense pour la construction d’un million de logements, d’un montant
global de 40 milliards de dollars. Le projet, destiné aux populations à
faibles revenus, s’étend sur treize sites d’une superficie totale de 160
millions de mètres carrés, majoritairement détenus par l’armée.
Cette vague de mégaprojets profitant aux officiers a été dopée par
l’aide des pays du Golfe, qui a culminé à plus de 12 milliards de
dollars depuis la prise du pouvoir par l’armée. Au moins six gros
contrats, d’une valeur totale de 1,5 milliard de dollars, ont été
confiés à l’institution militaire et ses ramifications entre septembre
et décembre dernier. Ce processus a non seulement été autorisé par le
gouvernement égyptien, mais il a été activement facilité. Selon la loi
égyptienne, les contrats sont accordés sur la base d’un appel d’offres,
mais en novembre 2013, le président par intérim, Adly Mansour, a publié
un décret autorisant les ministères à outrepasser la procédure
habituelle en «cas d'urgence».
Le Canal de Suez et la destitution de Morsi
Autre cible de l’armée: le canal de Suez qui génère plusieurs
milliards de dollars par an et dont le contrôle aurait constitué l’un
des motifs de la destitution forcée de Mohamed Morsi par les militaires.
En effet, ce dernier aurait décidé de lancer un vaste projet de
développement de la zone du canal, avec le soutien du Qatar, sans
impliquer l’armée de manière directe. Depuis son élection, le
représentant de la confrérie musulmane avait pourtant pris garde, à
l’instar de ses prédécesseurs, de ne pas marcher sur les plates-bandes
de l’armée.
Mais les négociations avec les Qataris – présentées comme un enjeu
de souveraineté politique et militaire par les anti-Morsi et déplaisant,
par ailleurs, au concurrent saoudien du petit émirat gazier – furent
perçues par les militaires comme le franchissement d’une ligne rouge.
L’enjeu réel était davantage lié à la «souveraineté économique» d’un des
sites les plus juteux sur le plan financier.
Preuve de cet intérêt, en janvier dernier, six mois après le
«putsch» militaire contre Morsi, l'Autorité du Canal de Suez, dirigée
par le vice-amiral Mohab Mamish —un ancien membre du conseil militaire
qui a pris le pouvoir en Égypte après le départ de Moubarak— a nommé 14
entreprises éligibles à l’appel d’offres propre au plan directeur du
projet de développement du canal. Selon le Washington Post,
seules trois sociétés n’auraient aucun lien avec l’armée égyptienne,
tandis qu’au moins deux parmi celles sélectionnées entretiennent des
relations étroites avec les militaires.
Arab Contractors (77 000 salariés, présente dans 29 pays) a son propre club sportif, Al Mokawloon
Il s’agit d’Arab Contractors, gérée pendant 11 ans par le Premier
ministre proche de l'armée, Ibrahim Mahlab. Le conseil d'administration
d’une autre compagnie, Maritime Research and Consultation Center, est en
outre composé presque entièrement d'officiers militaires et est présidé
par le ministre des Transports, ajoute le journal qui dénonce l’opacité
concernant l’identité des autres compagnies préqualifiées.
Soutenue par les pays du Golfe, et confortée par l’élection d'Abdel
Fattah al-Sissi, l’armée devrait ainsi confier, sans soucis majeurs, à
une seule société le contrat du Canal de Suez en octobre prochain et
étendre son pouvoir politique et économique à l’ensemble du pays. Non
sans risque. En l’absence de respect des libertés et d’altération des
fondements du pouvoir économique, le nouveau régime risque de faire face
aux mêmes «perturbations» qui avaient mené au renversement de Hosni
Moubarak.
Sur le même thème, lire L’armée et l’économie en Égypte, par Zeinab Abul-Magd
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