par Laurent
de Sutter, Libération,
10 février 2015
Laurent
de Sutter
est professeur de théorie du droit, à la Vrije Universiteit de Bruxelles, directeur de la collection «Perspectives critiques» aux Presses universitaires de France et écrivain |
Il est temps
d’ouvrir les yeux : les autorités qui se trouvent à la tête de l’Europe
incarnent un fascisme nouveau. Ce fascisme, ce n’est plus celui, manifeste et
assumé, qui a fait du XXe siècle l’un des grands siècles de la
laideur politique ; il s’agit plutôt d’un fascisme mou et retors, dissimulant
ses intentions mauvaises derrière un langage qui se voudrait de raison. Mais la
raison que manifestent tous ceux qui, aujourd’hui, se trouvent forcés de discuter
avec le Premier ministre grec, Aléxis Tsípras, est en réalité une raison
délirante. Elle l’est sur plusieurs plans.
Vladimir Kazanevsky, Ukraine |
Premièrement,
la raison européenne est délirante sur le plan politique : chaque nouveau geste
posé par les autorités de l’Europe (ainsi, en dernier lieu, celui du directeur
de la Banque centrale, Mario Draghi) affiche davantage le mépris des principes
sur lesquels elle se prétend fondée par ailleurs. En proclamant que les traités
européens sont soustraits à tout vote démocratique, le président de la
Commission européenne, Jean-Claude Juncker, ne l’avait pas caché : la
démocratie, en Europe, n’est qu’un mot vide. Qu’il ait pointé une réalité
juridique (il est vrai que les traités sont négociés entre Etats et non entre
populations) n’empêchait pas moins qu’il s’agissait là d’une déclaration de
renégat. Non, l’Europe ne vous appartient pas, peuples d’Europe - pas plus
qu’elle n’appartient aux gouvernements que vous avez élus, si ceux-ci ne
marchent pas au rythme que nous souhaitons lui voir adopter. Tel était le
message que Juncker souhaitait faire passer - et qui a été entendu.
Carlos Latuff, Brésil |
Deuxièmement,
la raison européenne est délirante du point de vue économique : ce que les
autorités européennes sont en train de réaliser, c’est tout simplement la ruine
d’un continent entier. Ou, plutôt : la ruine de la population d’un
continent entier - à l’heure où la richesse globale de l’Europe, en tant
qu’entité économique, ne cesse de croître. Les autorités économiques
européennes, en tentant de tuer dans l’œuf le programme grec, pourtant d’une
impeccable rationalité économique, de Yánis Varoufákis, le disent là aussi sans
ambages. Ce qui les intéresse, c’est la perpétuation d’un statu quo financier
permettant au capitalisme, dans son caractère le plus désincarné et le plus
maniaque, de continuer à produire une richesse abstraite. Il n’est pas
important que la richesse en Europe profite aux personnes ; en revanche, il est
d’une importance croissante qu’elle puisse continuer à circuler - et toujours
davantage. Pourtant, qu’en déséquilibrant de manière aussi radicale le système
économique européen, les autorités en question risquent d’aboutir à la
destruction du système capitaliste lui-même, comme ne cessent de le souligner
les analystes financiers, ne leur traverse même pas l’esprit. Car, au bout du
compte, il ne s’agit pas vraiment de capitalisme, ni même d’économie ; il
s’agit de pouvoir, et de sa pure imposition.
La ménagère, par Sofia Mamalinga, Grèce |
Troisièmement,
la raison européenne est délirante du point de vue de la raison elle-même.
Derrière les différents appels au «raisonnable», que le nouveau gouvernement
grec devrait adopter, se dissimule en réalité la soumission à la folie la plus
complète. Car la raison à laquelle se réfèrent les politiciens européens (par
exemple, pour justifier les mesures d’austérité débiles qu’ils imposent à leur
population) repose sur un ensemble d’axiomes pouvant tout aussi bien définir la
folie. Ces axiomes sont, tout d’abord, le refus du principe de réalité - le
fait que la raison des autorités européennes tourne dans le vide, sans contact
aucun avec ce qui peut se produire dans le monde concret. C’est, ensuite, le
refus du principe de consistance - le fait que les arguments utilisés pour
fonder leurs décisions sont toujours des arguments qui ne tiennent pas debout,
et sont précisément avancées pour cela (voir, à nouveau, l’exemple de
l’austérité, présentée comme rationnelle du point de vue économique alors que
tout le monde sait que ce n’est pas le cas). C’est, enfin, le refus du principe
de contradiction - le fait que l’on puisse remonter aux fondements mêmes des
décisions qui sont prises, et les discuter, possibilité suscitant aussitôt des
réactions hystériques de la part des autorités.
Ce délire
généralisé, que manifestent les autorités européennes, doit être interrogé.
Pourquoi se déploie-t-il de manière si impudique sous nos yeux ? Pourquoi
continue-t-il à faire semblant de se trouver des raisons, lorsque ces raisons
n’ont plus aucun sens - ne sont que des mots vides, des slogans creux et des
logiques inconsistantes ? La réponse est simple : il s’agit bien de fascisme.
Il s’agit de se donner une couverture idéologique de pure convention, un
discours auquel on fait semblant d’adhérer, pour, en vérité, réaliser une autre
opération. Comme je l’ai suggéré plus haut, cette autre opération est une
opération d’ordre : il s’agit de s’assurer de la domestication toujours plus
dure des populations européennes - de ce qu’elles ne réagiront pas aux mesures
de plus en plus violentes prises à leur encontre. Des gouvernements qui se prétendent
démocratiques ont été élus par les différentes populations européennes - mais
ce sont des gouvernements dont le programme caché est tout le contraire : ce
sont des gouvernements qui souhaitent la fin de la démocratie, car la
démocratie ne les arrange pas. Tout le reste n’est que prétexte. Or, ce que le
nouveau gouvernement grec tente de réaliser, c’est réintroduire un peu de
réalisme au milieu de l’invraisemblable délire politique, économique et
rationnel dans lequel baigne l’Europe - donc un peu de démocratie. Mais, ce
faisant, il rend apparent l’ampleur de la crapulerie régnant dans les autres
pays du continent - et, cela, on ne le lui pardonnera pas.
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