Quand les bons bourgeois souabes se révoltent...
À Stuttgart, des citoyens “comme il faut” réinventent la démocratie
À Stuttgart, des citoyens “comme il faut” réinventent la démocratie
par Hilmar Klute, Süddeutsche Zeitung. Tr, 21/9/2010. Traduit par Courrier international, révisé par Michèle Mialane , édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
Original : Bahnhofsmission
Original : Bahnhofsmission
Le projet pharaonique (coût prévu : plus de 5 milliards d’euros) de construction d’une immense gare souterraine de TGV baptisée Stuttgart 21 jette dans la rue depuis plusieurs mois des milliers d’habitants d’ordinaire peu enclins à la contestation dans la capitale du Bade-Wurtemberg. Une petite révolution, vingt ans après la réunification du pays. Tlaxcala était sur le point de traduire cet article d’Hilmar Klute, intitulé « Bahnhofsmission » (un jeu de mots intraduisible : la « Bahnhofmission » est une association œcuménique d’aide aux voyageurs en détresse dans les gares) lorsque nous avons découvert que Courrier international l’avait déjà traduit. Nous nous sommes permis de réviser cette traduction, qui comptait des omissions et des erreurs.
Au départ, une affaire de démolition et de reconstruction, de rails et de trains. Entretemps les protestations contre le projet Stuttgart 21 sont devenues un soulèvement de la bourgeoisie. Les classes moyennes font de la politique, car elles rejettent la politique des partis.
Walter Sittler est actuellement l’homme qui donne un visage et une voix à la colère des habitants de Stuttgart. C’est donc à 8 heures du matin qu’est fixée l’heure de notre rencontre, afin que le comédien puisse ensuite filer à sa prochaine émission-débat, où il sera, une fois de plus, question du nouveau mouvement de grogne citoyenne. A Stuttgart, en effet, la population bout de colère contre le projet Stuttgart 21 de construction d’une grande gare centrale souterraine adaptée aux trains à grande vitesse – avec la démolition connexe de l’ancienne gare classée au patrimoine. Cette population bout comme une soupe thaïe très épicée à laquelle les élus et l’administration, au lieu de l’adoucir, ajouteraient une poignée de piments rouges.
Le projet S21
Le projet Stuttgart 21
Lors de l’une des dernières “manifestations du lundi”, ils ont ainsi lancé avec délectation leur grue de démolition à l’assaut de l’aile nord de la gare, tandis que des centaines d’habitants donnaient du sifflet et tempêtaient devant la clôture du chantier. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour que ce déploiement de manifestants, jusque-là largement pacifique, dégénère. Beaucoup prétendent qu’ils ne répondront plus de rien lorsque les engins s’en prendront aux arbres du Schlossgarten, le Parc du Château adjacent.
“Les politiques sous-estiment le lien affectif qui unit les habitants de Stuttgart à leur ville”, souligne Walter Sittler, qui ne fait vraiment pas ses 57 ans. Voilà maintenant plus de dix ans qu’il vit à Stuttgart. Il fait partie des quelques personnalités qui, lors de ces manifestations du lundi, résument en termes éloquents devant les caméras ce que beaucoup pensent et disent : “Nous ne voulons pas léguer à nos enfants une ville avec une gare rutilante et tout le reste délabré.”
Car, ici comme ailleurs, il manque de l’argent pour les crèches, les écoles, les pompiers ou la rénovation de bâtiments. Mais ce qui est avant tout flagrant – et qui constitue la note dominante de ce concert de protestations –, c’est le manque de tact des élus locaux et leur réticence à se mettre au diapason de leurs administrés. Le ministre-président chrétien-démocrate du Bade-Wurtemberg, Stefan Mappus (CDU), n’est pas parvenu à calmer les esprits des opposants qui ont marché sur le siège du gouvernement régional pour y lancer des chaussures par-dessus les barrières de sécurité qui bouclaient le périmètre en criant : “Mappus, ne piétine pas nos arguments !” Quant à Wolfgang Schuster (CDU), le maire de la ville, il préfère désormais quitter la mairie par la porte de derrière, afin ne pas tomber sur ses concitoyens. Si certains parlent d’effet de mode, de “la manif où il faut être”, on ne peut nier que, à Stuttgart, un groupe éminemment apprécié des politiques – car indispensable – se mobilise : la bonne bourgeoisie.
“Les politiques sous-estiment le lien affectif qui unit les habitants de Stuttgart à leur ville”, souligne Walter Sittler, qui ne fait vraiment pas ses 57 ans. Voilà maintenant plus de dix ans qu’il vit à Stuttgart. Il fait partie des quelques personnalités qui, lors de ces manifestations du lundi, résument en termes éloquents devant les caméras ce que beaucoup pensent et disent : “Nous ne voulons pas léguer à nos enfants une ville avec une gare rutilante et tout le reste délabré.”
Car, ici comme ailleurs, il manque de l’argent pour les crèches, les écoles, les pompiers ou la rénovation de bâtiments. Mais ce qui est avant tout flagrant – et qui constitue la note dominante de ce concert de protestations –, c’est le manque de tact des élus locaux et leur réticence à se mettre au diapason de leurs administrés. Le ministre-président chrétien-démocrate du Bade-Wurtemberg, Stefan Mappus (CDU), n’est pas parvenu à calmer les esprits des opposants qui ont marché sur le siège du gouvernement régional pour y lancer des chaussures par-dessus les barrières de sécurité qui bouclaient le périmètre en criant : “Mappus, ne piétine pas nos arguments !” Quant à Wolfgang Schuster (CDU), le maire de la ville, il préfère désormais quitter la mairie par la porte de derrière, afin ne pas tomber sur ses concitoyens. Si certains parlent d’effet de mode, de “la manif où il faut être”, on ne peut nier que, à Stuttgart, un groupe éminemment apprécié des politiques – car indispensable – se mobilise : la bonne bourgeoisie.
Contre la transformation de Stuttgart en "Kaputtgart", cette banderole proclame : "En cas de démolition, soulèvement". Photo Marijan Murat/dpa
Les gens sont devenus experts
„Ils me cassent ma ville“ – Citoyens et barrières à Stuttgart. Photo : Marijan Murat/dpa |
Les arguments du camp adverse trouvent de moins en moins d’écho. Lorsque la Deutsche Bahn (DB), en la personne de son patron Rüdiger Grube, vante la nouvelle gare en termes d’innovation et d’avenir, les habitants, eux, demandent des précisions sur l’épaisseur des parois des tunnels, la prise en compte des réalités géologiques, les répercussions sur les sources thermales et le coût réel de l’opération.
Des gens qui jusque-là se souciaient des manifs comme d’une guigne se découvrent aujourd’hui parfaitement capables d’adopter les formes de protestation que la gauche déployait jadis à Wackersdorf, Brokdorf et Mutlangen [hauts lieux de l’opposition au nucléaire]. Ils connaissent les plans du chantier jusque dans leurs moindres détails, autant que les performances des réseaux ferrés. Bref, beaucoup sont devenus experts en la matière et prennent goût à l’idée de pouvoir contrecarrer à eux tout seuls des décisions politiques, si nombreuses que soient les commissions publiques qui les ont approuvées.
“Dire que ‘garder son calme est le premier devoir du citoyen’ n’est pas le message à faire passer aux habitants de Stuttgart”, analyse la journaliste Kirsten Brodde, qui a répertorié, dans un récent ouvrage, les nouvelles formes de protestation qui se répandent en Allemagne. A ses yeux, le soulèvement de Stuttgart n’a rien à voir avec un ras-le-bol de la politique. Ici, c’est plutôt un ras-le-bol des partis : “Les classes moyennes allemandes veulent être entendues.”
À peine arrivé à Stuttgart, en traversant le vieux hall de la gare, on tombe sur les représentants de ces classes moyennes en colère. Il y a là des hommes d’un certain standing et d’un certain âge, arborant au revers du veston un badge vert pourvu du slogan “Oben bleiben !” [« Rester en haut » : jeu de mots. La gare actuelle est en surface, la gare projetée doit être souterraine, mais « oben bleiben » signifie aussi : « rester au chaud », NdE] et des femmes au foyer avec un sifflet aux lèvres. Sur le parvis de la gare, des banderoles donnent une idée de la palette des émotions qui agitent la ville. Cela va de la colère noire à l’égard de l’administration et de la politique (“Tous des hypocrites ! Permis de démolir les menteurs !”) à la profession de foi en faveur d’une culture contestataire citoyenne qui se démarque des violences de la gauche radicale : “Nous sommes en résistance. Mais nous ne jouerons pas les taupes”[original : « wir gehen nicht in den Untergrund », jeu de mots intraduisible, « Untergrund » signifiant à la fois sous-sol et clandestinité, NdE]. Une nuance à laquelle tiennent - au-delà du jeu de mots -beaucoup les opposants au projet Stuttgart 21. Ils représentent le marais bourgeois, bastion électoral des grands partis, notamment de la CDU, qu’ils entendent bien sanctionner lors des élections législatives régionales de mars – une mise en garde qui revient en boucle dans les discours. Ces gens-là ne se changent pas pour aller aux manifs, ils ne se muent pas en guérilleros, mais gardent leur tenue de travail : le costume et la cravate. On trouve là des dames d’un certain âge, qui portent même leurs rangées de perles autour du cou pour exhiber leur fierté d’être des bourgeoises citoyennes, désormais un brin militantes. Et, parfois, le soutien vient de là où ne l’attend pas : Edzard Reuter en personne, l’ancien patron de Daimler, exige l’arrêt des travaux et l’organisation d’un référendum.
Doris Kunkel, elle, n’a pas de perles autour du cou, mais elle ne manque pas pour autant de fierté civique. Madame Kunkel a 77 ans et vit dans une résidence intergénérationnelle, dans le nouveau quartier de Burgholzhof, où les rues portent les noms de Gandhi et d’Anouar El-Sadate. De sa terrasse, la vue embrasse un vaste paysage vallonné, jusqu’à Ludwigsburg et au-delà. C’est d’ailleurs là qu’elle ira peut-être bientôt résider, confie-t-elle, quand sa ville, comme elle le croit, ne sera plus vivable. “Ils me fichent ma ville en l’air, peste-t-elle. Je ne me vois pas prendre un tunnel pour rentrer chez moi sans voir la ville.”
Doris Kunkel a mobilisé ses voisines. À 7 heures du soir, elles donnent de la voix depuis leurs balcons, tant est grande leur colère contre cette nouvelle infrastructure dont elles supposent qu’elle coûtera beaucoup plus qu’on ne veut bien le dire. Elles craignent aussi que les travaux d’excavation n’endommagent les sources thermales et la stabilité tectonique. Régulièrement, elles participent aux manifestations du lundi, même si le slogan qu’on y scande – “Tas de menteurs !” – ne plaît guère à ces dames. « Mais l’arrogance des élus nous met hors de nous », tempête Doris Kunkel. « Quand même, je n’aurais jamais cru que la grogne prendrait de telles proportions à Stuttgart. »
Des gens qui jusque-là se souciaient des manifs comme d’une guigne se découvrent aujourd’hui parfaitement capables d’adopter les formes de protestation que la gauche déployait jadis à Wackersdorf, Brokdorf et Mutlangen [hauts lieux de l’opposition au nucléaire]. Ils connaissent les plans du chantier jusque dans leurs moindres détails, autant que les performances des réseaux ferrés. Bref, beaucoup sont devenus experts en la matière et prennent goût à l’idée de pouvoir contrecarrer à eux tout seuls des décisions politiques, si nombreuses que soient les commissions publiques qui les ont approuvées.
“Dire que ‘garder son calme est le premier devoir du citoyen’ n’est pas le message à faire passer aux habitants de Stuttgart”, analyse la journaliste Kirsten Brodde, qui a répertorié, dans un récent ouvrage, les nouvelles formes de protestation qui se répandent en Allemagne. A ses yeux, le soulèvement de Stuttgart n’a rien à voir avec un ras-le-bol de la politique. Ici, c’est plutôt un ras-le-bol des partis : “Les classes moyennes allemandes veulent être entendues.”
À peine arrivé à Stuttgart, en traversant le vieux hall de la gare, on tombe sur les représentants de ces classes moyennes en colère. Il y a là des hommes d’un certain standing et d’un certain âge, arborant au revers du veston un badge vert pourvu du slogan “Oben bleiben !” [« Rester en haut » : jeu de mots. La gare actuelle est en surface, la gare projetée doit être souterraine, mais « oben bleiben » signifie aussi : « rester au chaud », NdE] et des femmes au foyer avec un sifflet aux lèvres. Sur le parvis de la gare, des banderoles donnent une idée de la palette des émotions qui agitent la ville. Cela va de la colère noire à l’égard de l’administration et de la politique (“Tous des hypocrites ! Permis de démolir les menteurs !”) à la profession de foi en faveur d’une culture contestataire citoyenne qui se démarque des violences de la gauche radicale : “Nous sommes en résistance. Mais nous ne jouerons pas les taupes”[original : « wir gehen nicht in den Untergrund », jeu de mots intraduisible, « Untergrund » signifiant à la fois sous-sol et clandestinité, NdE]. Une nuance à laquelle tiennent - au-delà du jeu de mots -beaucoup les opposants au projet Stuttgart 21. Ils représentent le marais bourgeois, bastion électoral des grands partis, notamment de la CDU, qu’ils entendent bien sanctionner lors des élections législatives régionales de mars – une mise en garde qui revient en boucle dans les discours. Ces gens-là ne se changent pas pour aller aux manifs, ils ne se muent pas en guérilleros, mais gardent leur tenue de travail : le costume et la cravate. On trouve là des dames d’un certain âge, qui portent même leurs rangées de perles autour du cou pour exhiber leur fierté d’être des bourgeoises citoyennes, désormais un brin militantes. Et, parfois, le soutien vient de là où ne l’attend pas : Edzard Reuter en personne, l’ancien patron de Daimler, exige l’arrêt des travaux et l’organisation d’un référendum.
Doris Kunkel, elle, n’a pas de perles autour du cou, mais elle ne manque pas pour autant de fierté civique. Madame Kunkel a 77 ans et vit dans une résidence intergénérationnelle, dans le nouveau quartier de Burgholzhof, où les rues portent les noms de Gandhi et d’Anouar El-Sadate. De sa terrasse, la vue embrasse un vaste paysage vallonné, jusqu’à Ludwigsburg et au-delà. C’est d’ailleurs là qu’elle ira peut-être bientôt résider, confie-t-elle, quand sa ville, comme elle le croit, ne sera plus vivable. “Ils me fichent ma ville en l’air, peste-t-elle. Je ne me vois pas prendre un tunnel pour rentrer chez moi sans voir la ville.”
Doris Kunkel a mobilisé ses voisines. À 7 heures du soir, elles donnent de la voix depuis leurs balcons, tant est grande leur colère contre cette nouvelle infrastructure dont elles supposent qu’elle coûtera beaucoup plus qu’on ne veut bien le dire. Elles craignent aussi que les travaux d’excavation n’endommagent les sources thermales et la stabilité tectonique. Régulièrement, elles participent aux manifestations du lundi, même si le slogan qu’on y scande – “Tas de menteurs !” – ne plaît guère à ces dames. « Mais l’arrogance des élus nous met hors de nous », tempête Doris Kunkel. « Quand même, je n’aurais jamais cru que la grogne prendrait de telles proportions à Stuttgart. »
Sauver les vieux arbres
Personne ne l’aurait cru. L’association Parkschützer [Défenseurs du parc] – dont les membres veillent
Douche écossaise dans le Schlossgarten. Foto Marijan Murat/dpa |
à la sauvegarde des vieux arbres du Schlossgarten, menacés par les scies circulaires – a même formé les personnes âgées aux bons gestes à connaître lors des manifestations. Que ressent-on quand on est enchaîné à un arbre ou empoigné par un policier et embarqué ? Tout s’apprend. Être rebelle aussi.
Quelques maisons plus loin, dans une résidence avec vue sur la ville, vivent les Ruoff, une famille de trois enfants. Dans la bibliothèque, l’édition complète des œuvres de Marx et Engels, ainsi que les ouvrages de Bernt Engelmann, critique allemand du capitalisme. Pour autant, les Ruoff ne sont pas des professionnels de la contestation. Kai Ruoff est conseiller fiscal ; son épouse, Sandra Umlau, travaille dans le même secteur. Elle s’est fabriqué une pancarte verte affichant “We are the angry mob !” “Parce qu’on n’arrête pas de nous prendre pour des voyous.” “Nous sommes la foule en colère” : voilà qui fait décidément penser aux premières manifestations du lundi des Allemands de l’Est [à Leipzig qui ont mené en quelques semaines à la chute du Mur], il y a vingt ans. “Eux non plus n’étaient pas des professionnels de la contestation”, rappelle Kai Ruoff.
Sandra Umlau, 38 ans, est un petit bout de femme aux lunettes cerclées qu’on pourrait aisément prendre pour une étudiante en sociologie, y compris lorsqu’elle déclare : “Je crois que nous avons mis quelque chose en mouvement, qu’on ne pourra plus arrêter.”
À Stuttgart, Kai Ruoff voit des loyautés s’étioler. De fidèles électeurs de droite se mettent à lorgner du côté des Verts. Les bourgeois adoptent les techniques de contestation de la gauche comme on reprend un vieux tube des années 1980. À l’inverse, d’autres, qui jusque-là étaient peu portés sur la haute culture, assistent à des concerts classiques dans le Schlossgarten. “Les citoyens disent qu’ils ne veulent plus aller voter tous les quatre ans pour connaître chaque fois la même désillusion.”
Le tram à crémaillère de Stuttgart, la “Zacke” [litt. « la dent », à cause du troisième rail denté inventé par l’ingénieur suisse Riggenbach en 1871, NdE] quitte en bringuebalant Marienplatz pour monter jusqu’à Degerloch – d’où l’on jouit d’une très belle vue sur la ville somnolente dans la vallée, mais aussi sur des villas splendides, posées comme autant de nids douillets sur de verts coteaux. Stuttgart est une ville plutôt cossue, un joyau verdoyant de la bourgeoisie allemande.
Quelques maisons plus loin, dans une résidence avec vue sur la ville, vivent les Ruoff, une famille de trois enfants. Dans la bibliothèque, l’édition complète des œuvres de Marx et Engels, ainsi que les ouvrages de Bernt Engelmann, critique allemand du capitalisme. Pour autant, les Ruoff ne sont pas des professionnels de la contestation. Kai Ruoff est conseiller fiscal ; son épouse, Sandra Umlau, travaille dans le même secteur. Elle s’est fabriqué une pancarte verte affichant “We are the angry mob !” “Parce qu’on n’arrête pas de nous prendre pour des voyous.” “Nous sommes la foule en colère” : voilà qui fait décidément penser aux premières manifestations du lundi des Allemands de l’Est [à Leipzig qui ont mené en quelques semaines à la chute du Mur], il y a vingt ans. “Eux non plus n’étaient pas des professionnels de la contestation”, rappelle Kai Ruoff.
Sandra Umlau, 38 ans, est un petit bout de femme aux lunettes cerclées qu’on pourrait aisément prendre pour une étudiante en sociologie, y compris lorsqu’elle déclare : “Je crois que nous avons mis quelque chose en mouvement, qu’on ne pourra plus arrêter.”
À Stuttgart, Kai Ruoff voit des loyautés s’étioler. De fidèles électeurs de droite se mettent à lorgner du côté des Verts. Les bourgeois adoptent les techniques de contestation de la gauche comme on reprend un vieux tube des années 1980. À l’inverse, d’autres, qui jusque-là étaient peu portés sur la haute culture, assistent à des concerts classiques dans le Schlossgarten. “Les citoyens disent qu’ils ne veulent plus aller voter tous les quatre ans pour connaître chaque fois la même désillusion.”
Le tram à crémaillère de Stuttgart, la “Zacke” [litt. « la dent », à cause du troisième rail denté inventé par l’ingénieur suisse Riggenbach en 1871, NdE] quitte en bringuebalant Marienplatz pour monter jusqu’à Degerloch – d’où l’on jouit d’une très belle vue sur la ville somnolente dans la vallée, mais aussi sur des villas splendides, posées comme autant de nids douillets sur de verts coteaux. Stuttgart est une ville plutôt cossue, un joyau verdoyant de la bourgeoisie allemande.
La Zacke s’arrête aussi à Wielandshöhe, où le chef Vincent Klink a installé son restaurant – un bâtiment blanc à toit plat qui fait penser aux villas des célébrités à Majorque. Ce monsieur rondelet écrit également des essais sur l’hédonisme, joue du jazz à la flûte traversière et édite en commun avec le satiriste Wiglaf Droste une revue « pour une alimentation plus intelligente». Son tout petit bureau contraste étrangement avec sa massive silhouette, posée sur un tabouret face à la porte ouverte de sa bruyante cuisine, parce qu’il tient à voir ce qui s’y passe.
Monsieur Klink se définit comme un citoyen “qui sature”, converti à la lutte après avoir d’abord pensé que, quand ceux d’en haut prennent les décisions, “il n’y a rien à faire”. La vie qu’il mène ici, sur la Wielandhöhe, n’est pas si déasagréable.Son restaurant, il l’appelle « son royaume » - un lieu sûr, typique de la Souabe , de son goût pour le confort et la propriété. Mais il a fini par se éveiller, car ici, à Stuttgart, on assiste à une réveil général de la démocratie à la base. « Ça m’a fait plaisir de voir qu’on n’avait pas encore tué le citoyen de base ». Selon lui, ce trouble dans la population est lié au fait que les politiques ne savent plus comment agir. Gauche et droite, ça ne veut plus dire grand-chose, et les communes sortent désargentées de la crise économique.
Les premiers des 282 arbres à abattre dans le Schlossgarte ont déjà été abattus. Photo Michael Dalders/dpa
Vincent Klink, le stoïque chef étoilé, : « J’ai senti s’éveiller en moi le courage civique»
Leurs protestations vigoureuses et chaque jour plus audacieuses ont donné de l’assurance aux habitants de Stuttgart, qui avaient parfois la réputation d’adopter un profil bas. Ils ne veulent ni renverser le système ni chambouler les partis, mais obtenir de pouvoir participeraux destinées de la ville.
La démocratie scrutée de près
Werner Schretzmeier dirige un théâtre à Stuttgart. D’abord favorable au projet Stuttgart 21, il compte aujourd’hui parmi ses opposants et parle de “correction de la démocratie”. Kirsten Brodde emploie pour sa part le terme de “république constructive” [Dafür-Republik par opposition à la Dagegen-Republik, la république contestataire], parce que les citoyens sont en train de façonner une vision vivante et concrète de la politique – et de la politique conservatrice aussi, d’ailleurs, comme le pense Heinrich Steinfest.
Ce Viennois vit depuis douze ans à Stuttgart, où il écrit ses polars littéraires, qui unissent l’esprit de Heimito von Doderer à celui de Raymons Chandler. Dans un bureau pratiquement vide, il écrit son nouveau policier sur un ordinateur portable. Le sujet : Stuttgart 21. “Même si je n’avais pas été auteur de polars, confie-t-il, j’aurais tout de suite vu le potentiel de ce sujet, d’autant que le tout a des allures de farce.” Selon lui, les habitants de Stuttgart redéfinissent le concept de démocratie. “On dit toujours que Stuttgart 21 a une légitimité démocratique. Mais les gens examinent de près le processus de légitimation.” Par discipline partisane, les élus auraient voté pour un projet dont ils ne connaissaient pas tous les tenants et aboutissants. Des lacunes que les opposants comblent désormais eux-mêmes. “C’est la première fois que je vois des manifestants aussi imprégnés du dossier. Une personne sur deux se prétend architecte, une sur trois spécialiste des chemins de fer. Mais les connaissances acquises sont réelles, ils savent vraiment de quoi ils parlent.”
Ce Viennois vit depuis douze ans à Stuttgart, où il écrit ses polars littéraires, qui unissent l’esprit de Heimito von Doderer à celui de Raymons Chandler. Dans un bureau pratiquement vide, il écrit son nouveau policier sur un ordinateur portable. Le sujet : Stuttgart 21. “Même si je n’avais pas été auteur de polars, confie-t-il, j’aurais tout de suite vu le potentiel de ce sujet, d’autant que le tout a des allures de farce.” Selon lui, les habitants de Stuttgart redéfinissent le concept de démocratie. “On dit toujours que Stuttgart 21 a une légitimité démocratique. Mais les gens examinent de près le processus de légitimation.” Par discipline partisane, les élus auraient voté pour un projet dont ils ne connaissaient pas tous les tenants et aboutissants. Des lacunes que les opposants comblent désormais eux-mêmes. “C’est la première fois que je vois des manifestants aussi imprégnés du dossier. Une personne sur deux se prétend architecte, une sur trois spécialiste des chemins de fer. Mais les connaissances acquises sont réelles, ils savent vraiment de quoi ils parlent.”
Pour Heinrich Steinfest, le mouvement de protestation des habitants de Stuttgart est aussi dirigé contre l’attitude qu’ils ont eux-mêmes observée au cours des dernières décennies : le sempiternel “aquoibonisme”, le conformisme politique. Ce mouvement devrait y mettre un terme.
Les Souabes sont têtus, paraît-il. Mais la contestation survivra-t-elle à l’hiver ?
Angela Merkel a récemment déclaré que les prochaines élections régionales du Land de Bade-Wurtemberg tiendraient lieu de référendum sur le projet Stuttgart 21. Mais la chancelière allemande n’a peut-être pas encore compris que, à Stuttgart, ils étaient en train de réviser leur vision du conservatisme. Qu’un consevateur n’est plus nécessairement partisan de la croissance à tout va, de projets menés à un train d’enfer et d’une économie débridée. “La crise financière, analyse Heinrich Steinfest, est aussi à l’origine de l’émergence de ces nouveaux conservateurs.”
Nul ne sait combien de temps les habitants contestataires de Stuttgart pourront garder leur fer au feu. Peut-être l’hiver éloignera-t-il bon nombre d’entre eux des grilles du chantier. Peut-être qu’ils baisseront tout à fait les bras lorsque les vieux arbres tricentenaires auront été abattus pour de bon, ce qui atteindrait nombre de Stuttgartois en plein cœur. Mais il est possible également qu’ils tiennent bon jusqu’aux prochaines élections – le Souabe est têtu.
Nul ne sait combien de temps les habitants contestataires de Stuttgart pourront garder leur fer au feu. Peut-être l’hiver éloignera-t-il bon nombre d’entre eux des grilles du chantier. Peut-être qu’ils baisseront tout à fait les bras lorsque les vieux arbres tricentenaires auront été abattus pour de bon, ce qui atteindrait nombre de Stuttgartois en plein cœur. Mais il est possible également qu’ils tiennent bon jusqu’aux prochaines élections – le Souabe est têtu.
Au beau cilmetière de Hoppenlaub à Stuttgart on trouve une pierre funéraire à la mémoire du journaliste souabe Christian Friedrich Daniel Schubart, l’auteur du poème « La truite », mis en musique pas Schubert. Schubart a mené un long et dur combat contre les seigneurs féodaux et l’arbitraire de l’État. Il a été emprisonné à la forteresse d’Asperg, puis gracié ; il est mort en 1791 à Stuttgart. Une légende affirme que l’on trouva, quand on ouvrit sa tombe, des griffures d’ongle à l’intérieur du couvercle de son cercueil. Il aurait été enterré vivant et aurait résisté jusqu’au bout. Même lorsque tout espoir était perdu.
Walter Sittler contre le projet Stuttgart 21
L’acteur germano-usaméricain Walter Sittler entonne une nouvelle version de l’Ode à la joie de Schiller et Beethoven, écrite par Timo Brunke - poète, slammeur et inventeur du néologisme métrogarde*- lors de la grande manifestation „Tout a été dit – Ils n’ont rien entendu“, sur la Place du Château de Stuttgart le 20 août 2010.
* Métrogarde : à mi-chemin de l’avant-garde (hermétique) et de l’entertainment (refus de l’innovation), la métrogarde définit l’activité créatrice, scénique et pédagogique de Timo Brunke, créateur de l’Académie du mot parlé qui consiste à poursuivre l’expérimentation poétique dans l’esprit du dadaïsme, du poétisme et de la poésie concrète, justement dans la bonne ville de Stuttgart, un des berceaux des arts concrets.
L'appel de Stuttgart
Signé par plus de 54 000 habitants, l’“appel de Stuttgart” demandait, le 10 septembre dernier, un arrêt des travaux et une consultation de la population sur le projet Stuttgart 21. Il se heurte au refus catégorique du Land et de la Deutsche Bahn de stopper les démolitions ou d’accepter un moratoire.
“Les Verts prétendent qu’ils s’intéressent à la gare. En vérité, ils veulent le pouvoir. Comme le disait l’ancien maire de Stuttgart, Manfred Rommel, en démocratie, il n’est pas question que n’importe quel tas de contestataires se fasse passer pour le peuple.”
Propos tenus par Heinz Dürr, ancien directeur de la Deutsche Bahn et initiateur du projet Stuttgart 21.
“Les Verts prétendent qu’ils s’intéressent à la gare. En vérité, ils veulent le pouvoir. Comme le disait l’ancien maire de Stuttgart, Manfred Rommel, en démocratie, il n’est pas question que n’importe quel tas de contestataires se fasse passer pour le peuple.”
Propos tenus par Heinz Dürr, ancien directeur de la Deutsche Bahn et initiateur du projet Stuttgart 21.
Un dialogue impossible
Conçu dès 1994, le projet Stuttgart 21 vise à dynamiser la capitale du Bade-Wurtemberg par la construction d’une grande gare souterraine moderne ouverte aux ICE – les TGV allemands –, la création d’une nouvelle liaison Stuttgart-Ulm et un projet de rénovation urbaine. Le coût de l’opération – passé de 2,4 milliards d’euros à 4,5 voire 5,3 milliards – est assumé par l’Etat, la région et la Deutsche Bahn.
Depuis cet été, ce vaste programme d’infrastructure – qui devrait durer dix ans – amène des dizaines de milliers de protestataires dans les rues. Il fait grimper la cote de popularité des Verts à 27 % et conduit les sociaux-démocrates à exiger désormais un référendum. Angela Merkel estime, elle, que les élections régionales de mars 2011 tiendront lieu de plébiscite sur Stuttgart 21. Un pari risqué pour ce fief de la CDU après l’échec, le 24 septembre 2010, des tentatives de pourparlers entre défenseurs et détracteurs du projet.
Dans ce reportage du magazine de Spiegel TV du 3 octobre, des bourgeoises citoyennes en colère expriment leur rage et leur tristesse
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