Portrait au crochet de Noam Chomsky par Emily et Matt Fitzpatrick |
par Noam Chomsky .Traduit par Najib Aloui نجيب علوي, édité par Fausto Giudice فاوستو جيوديشي
Original: Destroying the Commons: How the Magna Carta Became a Minor Carta
Traductions disponibles : Español
Cet article est une adaptation d’une intervention faite par Noam Chomsky le 19 juin dernier à la célébration du 600ème anniversaire de l’Université de St. Andrews in Fife, en Écosse Vidéo de l'intervention
Quelques générations seulement nous séparent du millénaire de la Magna Carta (1215), un grand évènement dans l’établissement des droits civils et humains. Sera-t-il célébré, pleuré ou simplement oublié ? La réponse n’est pas sûre.
Original: Destroying the Commons: How the Magna Carta Became a Minor Carta
Traductions disponibles : Español
Cet article est une adaptation d’une intervention faite par Noam Chomsky le 19 juin dernier à la célébration du 600ème anniversaire de l’Université de St. Andrews in Fife, en Écosse Vidéo de l'intervention
Quelques générations seulement nous séparent du millénaire de la Magna Carta (1215), un grand évènement dans l’établissement des droits civils et humains. Sera-t-il célébré, pleuré ou simplement oublié ? La réponse n’est pas sûre.
Nous avons là un enjeu important et immédiat. De ce que nous ferons ou négligerons de faire en ce moment même dépendra le genre de monde qui accueillera cet évènement. Et ce n’est pas un monde bien réjouissant qui se profile si les tendances actuelles se confirment, notamment parce que la Grande Charte est en train d’être déchiquetée sous nos yeux.
La première édition savante de la Magna Carta a été publiée par l’éminent juriste William Blackstone. Ce ne fut pas une tâche aisée : aucune bonne version du texte n’était disponible. Comme il l’écrivit, « le corps de la charte a malheureusement été rongé par les rats », et ces mots résonnent aujourd’hui comme un symbole sinistre, alors qu’on est attelés à achever la tâche laissée inachevée par les rats.
Fac-similé de la Charte de la Forêt
L’édition de Blackstone contenait en fait deux chartes. Elle avait pour titre la Grande Charte et la Charte de la Forêt. La première, la Charte des Libertés, est largement reconnue comme étant la base des droits fondamentaux des peuples de langue anglaise— ou, comme la décrivit Winston Churchill en lui donnant une bien plus grande étendue, « la charte de tout homme qui se respecte en tout temps et en tout lieu ». Churchill faisait spécialement référence à la confirmation de la Charte par le Parlement dans la Pétition des Droits qui implorait le Roi Charles de reconnaître que c’était la loi et non le roi qui était souveraine. Charles donna son consentement pour une brève période mais ne tarda pas à violer son engagement, ouvrant la voie à la meurtrière Guerre Civile.
Après une lutte sans merci entre le roi et le parlement, le pouvoir de la monarchie personnifié par le Roi Charles fut restauré. Dans la défaite, la Magna Carta ne fut pas oubliée. Un des dirigeants du Parlement, Henry Vane, fut décapité. Sur l’échafaud, il tenta de lire un discours dénonçant la sentence le condamnant comme une violation de la Magna Carta mais
sa voix fut étouffée par le son des trompettes, afin d’éviter que ses propos scandaleux soient entendus par
la foule en liesse. Son crime majeur avait été d’avoir rédigé une pétition qui déclarait le peuple “source de tout pouvoir juste” dans la société civile, à l’exclusion du Roi et même de Dieu. Telle fut aussi la position ardemment défendue par Roger Williams, le fondateur de la première société libre dans ce qui est maintenant l’Etat du Rhode Island. Ses vues hérétiques influencèrent Milton et Locke , quoique William fût allé bien plus loin en fondant la doctrine moderne de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, une conception encore contestée même dans les démocraties libérales.
Comme cela arrive souvent, un évènement qui ressemblait à une défaite ouvrit de fait la voie à une avancée dans la lutte pour la liberté et les droits. Peu de temps après l’exécution de Vane, le Roi Charles accorda aux plantations du Rhode Island une Charte Royale qui stipulait que « la forme du gouvernement est démocratique ». Par ailleurs, elle affirmait la liberté de conscience pour les papistes, les athées, les juifs , les Turcs et même les Quakers, l’une des sectes les plus redoutées et réprimées en cette époque de troubles. Ces choses ont de quoi nous étonner quand on considère l’esprit de l’époque.
Quelques années plus tard, la Charte des Libertés fut enrichie par l’Acte d’Habeas Corpus de 1679 dont le titre officiel était “ Un acte pour mieux assurer la liberté du sujet et prévenir l’emprisonnement outre-mer”. La constitution US, empruntant au droit coutumier anglais, affirme que « l’ordonnance d’habeas corpus ne peut être suspendue » sauf en cas de rébellion ou d’invasion. Dans une décision unanime, la Cour Suprême US affirma que les droits garantis par cet Acte étaient “considérés par les Fondateurs (de la République Américaine) comme le garant suprême de la sauvegarde de la liberté”. Tous ces mots méritent d’être médités aujourd’hui.
La seconde Charte et les biens communs
Le sens de la charte jumelle, la Charte de la Forêt, n’est pas moins profond. On peut même dire qu’elle a une portée plus actuelle comme l’a montré en profondeur Peter Linebaugh dans son histoire richement documentée de la Magna Carta,et de sa trajectoire plus récente. La Charte de la Forêt portait la revendication essentielle que les commons (les biens communs) soient protégés des pouvoirs extérieurs. Les commons étaient la source de subsistance de la plus grande partie de la population, car ils fournissaient à celle-ci son bois de chauffage, sa nourriture, ses matériaux de construction et tout ce qui était nécessaire à la vie. La forêt n’était pas une contrée sauvage mais un bien qui avait été soigneusement entretenu en commun pendant des générations, offrant ses richesses à tous et préservé pour les générations futures - une pratique que l’on retrouve aujourd’hui avant tout dans les sociétés traditionnelles, menacées à travers le monde.
Robin Hood, gravure sur bois, 1508
La Charte de La Forêt imposait des limites à la privatisation. L’esprit qui l’anime est bien exprimé par le mythe de Robin des Bois. A cet égard, il n’est pas étonnant que la série télévisée des années 50, Les Aventures de Robin des Bois ait été écrite anonymement par des scénaristes de Hollywood portés sur la liste noire pour leurs convictions de gauche. Mais au 17ème siècle, la Charte était déjà victime de la montée de l’économie marchande ainsi que de la moralité et des pratiques capitalistes.
Avec la levée de la protection des biens communs, ces biens qui étaient une source de subsistance pour tous, gérée et utilisée collectivement, les droits des gens ordinaires furent restreints à ce qui ne pouvait être privatisé, une catégorie de richesses qui ne cesse de se réduire pour tendre vers le néant. En Bolivie, la tentative de privatisation de l’eau a été en dernier ressort tenue en échec par un soulèvement qui a porté la population indigène au pouvoir pour la première fois dans l’histoire. La Banque mondiale vient de statuer en faveur des poursuites engagées par la compagnie minière multinationale Pacific Rim contre le Salvador qui tente de préserver des terres et les communautés qui y vivent de l’extraction de l’or, une activité minière hautement dévastatrice de l’environnement. Les contraintes environnementales menacent de priver l’entreprise de profits futurs. C’est là un crime qui peut être puni selon le régime des droits des investisseurs, le mal nommé« libre-échange ». Et nous n’avons là qu’un petit aperçu des luttes menées un peu partout dans le monde, luttes souvent sanglantes comme dans l’Est du Congo, où des millions de gens ont été tués durant ces dernières années afin d’assurer un ample approvisionnement en minerai destiné aux téléphones cellulaires et autres produits [le coltane, NdE] et, bien sûr, pour assurer les gros profits l’accompagnant.
La montée de la moralité et des pratiques capitalistes fut accompagnée d’une révision radicale, non seulement de la façon dont les biens communs sont traités mais aussi de la façon dont ils sont conçus. La conception qui domine actuellement est bien condensée dans l’argumentaire célèbre de Garret Hardin qui soutient que « la liberté s’exerçant sur un bien commun apporte la ruine à tous ». C’est la fameuse « tragédie des biens communs » qui édicte que ce qui n’appartient à personne finit par être détruit par la cupidité des individus.
Sur le plan international, cette conception s’est traduite dans le concept de la terra nullius utilisé pour justifier l’expulsion des populations indigènes dans les sociétés de colonisation de peuplement de la sphère anglophone, voire leur « extermination », terme que les Pères Fondateurs de la République Américaine utilisaient pour décrire ce qu’ils faisaient, parfois avec des remords après coup. Selon cette doctrine très utile, les Amérindiens n’avaient pas de droits de propriété étant donné qu’ils se contentaient d’errer sur cette terre sauvage. Et, bien sûr, ces braves colons durs à la tâche étaient capables de créer de la valeur là où il n’y en avait pas en faisant un usage commercial de ces contrées perdues.
En fait, les colons étaient bien plus avisés puisqu’il y avait des procédures complexes d’achat et de ratification par la Couronne et le Parlement, plus tard annulées par la force quand les méchantes créatures résistaient à l’extermination. La doctrine de la terra nullius est souvent attribuée à John Locke mais il est permis d’en douter, car John Locke, en tant qu’administrateur colonial savait de quoi il parlait, comme l’ont amplement montré les recherches contemporaines, notamment celle de l’Australien Paul Corcoran. (Notons ici que c’est en Australie que la doctrine a connu sa mise en œuvre la plus brutale).
Les sombres prévisions de la tragédie des biens communs ne vont pas sans contestation. Feue Elinor Olstrom a obtenu le Prix Nobel d’Economie pour ses travaux montrant la supériorité de la gestion directe par les usagers des ressources halieutiques, des pâturages, des forêts, des lacs et des nappes aquifères. Mais la doctrine conventionnelle garde sa force si nous acceptons sa prémisse sous-jacente que les êtres humains sont aveuglément conduits par ce que les ouvriers américains, non sans amertume, appelaient à l’aube de la révolution industrielle « Le Nouvel Esprit de l’Epoque : Enrichissez-vous et ne vous souciez de rien d’autre que de Vous- Mêmes ».
Comme les paysans et les ouvriers anglais avant eux, les ouvriers américains dénonçaient ce Nouvel Esprit auquel on les soumettait, le considérant comme avilissant et destructeur, comme une attaque contre leur nature d’hommes et de femmes libres. J’insiste sur les femmes, car parmi les gens qui militèrent et s’exprimèrent le plus fort dans leur dénonciation de la destruction des droits et de la dignité des gens libres par le système industriel capitaliste, il y avait les “filles d’usines”, ces jeunes femmes qui venaient du monde paysan. Elles aussi, comme les autres, furent contraintes de subir le régime du travail salarié étroitement contrôlé et supervisé, travail qui était considéré à l’époque comme une forme d’esclavage qui ne se distinguait de l’ancien que par son caractère temporaire. Ce point de vue était considéré comme si naturel qu’il devint le slogan officiel du Parti Républicain etla bannière sous laquelle les ouvriers nordistes prirent les armes pendant la Guerre de Sécession.
Endiguer l’aspiration à la démocratie
Cela se passait il y a 150 ans aux USA et auparavant en Angleterre,. D’immenses efforts ont été déployés depuis pour inculquer le Nouvel Esprit de l’Epoque. De grandes industries se dédient à cette tâche : les relations publiques, la publicité et le marketing de façon générale qui, agrégés, constituent une très grosse partie du Produit Intérieur Brut. Elles ont pour finalité ce que le grand économiste Thorstein Veblen appelait la “fabrication des besoins”. Selon les termes des grands dirigeants d’entreprises eux-mêmes, le travail consiste à orienter les gens vers les “ choses superficielles” de la vie comme la “consommation à la mode”. On aura ainsi en guise de vie sociale des atomes séparés les uns des autres, qui n’ont en tête que leurs intérêts individuels et qui sont dispensés de tout effort –trop dangereux- de pensée autonome capable de remettre en cause l’autorité en place.
L’œuvre de façonnement des opinions, attitudes et perceptions fut désigné sous le terme d’ « ingénierie du consentement » par un des fondateurs de l’industrie moderne des relations publiques, Edwards Bernays. C’était un « progressiste » respecté, dans la lignée Wilson-Roosevelt-Kennedy. Il y avait aussi, dans la même veine, son contemporain Walter Lippman, l’intellectuel public le plus en vue de l’Amérique du vingtième siècle, qui célébrait la « manufacture du consentement » comme un« nouvel art » dans la pratique de la démocratie.
L’œuvre de façonnement des opinions, attitudes et perceptions fut désigné sous le terme d’ « ingénierie du consentement » par un des fondateurs de l’industrie moderne des relations publiques, Edwards Bernays. C’était un « progressiste » respecté, dans la lignée Wilson-Roosevelt-Kennedy. Il y avait aussi, dans la même veine, son contemporain Walter Lippman, l’intellectuel public le plus en vue de l’Amérique du vingtième siècle, qui célébrait la « manufacture du consentement » comme un« nouvel art » dans la pratique de la démocratie.
Les deux hommes soutenaient que le public devait être « remis à sa place », marginalisé et contrôlé- dans son propre intérêt, bien sûr. Il était « trop stupide et ignorant » pour qu’il lui soit permis de gérer ses propres affaires. Cette mission devait être confiée à la « minorité intelligente » qui devait elle-même être protégée « des rugissements et piétinements du troupeau hébété », des ignorants malavisés fourrant leur nez dans ce qui ne les regarde pas - la « racaille », pour reprendre un mot qui avait la faveur de leurs prédécesseurs du dix-septième siècle. Dans cette vision, le rôle de la masse de la population était d’être de simples spectateurs, pas des participants dans le fonctionnement d’une société réellement démocratique.
Et ces spectateurs ne devaient pas être autorisés à en savoir trop. Le président Obama a mis en place de nouvelles règles destinées à préserver ce principe. Il a, en fait, puni plus de lanceurs d’alerte ( punished more whistleblowers) que tous ses prédécesseurs réunis, un exploit notable pour une administration installée sous la promesse de la transparence. Wikileaks n’est que le cas le plus connu un cas traité avec la coopération britannique.
Parmi les nombreuses questions qui ne regardent pas le “troupeau hébété”, il y a les affaires étrangères. Quiconque a étudié les documents déclassifiés a probablement découvert que, dans une large mesure, ces documents avaient été classés dans le but de protéger de hauts responsables officiels d’un examen public trop attentif. Au plan interne, il n’est pas considéré comme convenable que la populace entende les conseils donnés par les tribunaux aux grandes entreprises, à savoir qu’elles devaient consacrer, de façon très ostentatoire, une partie de leurs efforts aux bonnes œuvres afin qu’un public averti ne puisse déceler les énormes profits qu’elles tirent des mamelles de l’Etat nounoucratique. De façon plus générale, le public US ne doit pas savoir que « les politiques de l’Etat sont pour la plupart dégressives et que de ce fait elles étendent et approfondissent les inégalités sociales, ce qui ne les empêche pas d’être conçues de manière telle qu’elles induisent « « les gens à croire que l’Etat n’aide que les catégories de pauvres qui ne le méritent pas, ouvrant aux politiciens la voie qui leur permet d’enfler et d’exploiter la rhétorique et les valeurs anti- étatiques alors même qu’ils amassent du soutien en faveur de leurs électeurs les mieux nantis ». Ce que je cite là vient du principal journal de l’establishment, Foreign Affairs, pas d’une quelconque feuille de chou gauchiste.
A la longue et alors que les sociétés devenaient plus libres, imposant de plus grandes contraintes à l’usage de la violence d’Etat, le besoin de concevoir des méthodes plus élaborées de contrôle des attitudes et opinions ne fit que croître. Il n’est pas étonnant dès lors de constater que l’immense industrie des relations publiques est née dans les sociétés les plus libres, à savoir les USA et la Grande-Bretagne. La première agence moderne de propagande à avoir été mise en place, il y a de cela un siècle, fut le ministère de l’Information britannique qui se fixait pour mission –en secret- « de diriger les pensées de la plus grande partie du monde- en premier lieu, les intellectuels progressistes américains qui devaient être mobilisés aux côtés de la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre Mondiale.
Son homologue U.S, la Commission sur l’Information Publique [Commitee on Public Information, aussi appelée Commission Creel, du nom du journaliste qui l’a dirigée, George Creel, NdE], a été instituée par Woodrow Wilson dans le but d’instiller dans une population pacifiste au départ, une haine violente de tout ce qui était allemand. L’entreprise fut couronnée de succès. La publicité commerciale américaine connut beaucoup d’admirateurs ; parmi eux, Goebbels qui l’adapta à la propagande nazie avec le funeste succès que l’on sait. Les dirigeants bolcheviks aussi s’y essayèrent aussi mais leurs efforts furent maladroits et inefficaces.
“Restez calmes et continuez à vaquer à vos affaires” : affiche imprimée à 2 millions d’exemplaires par le ministère britannique de l’information en 1939 en prévision d’une invasion allemande
Dans la gestion des affaires intérieures, une tâche de première importance a toujours été d’empêcher le public “de nous prendre à la gorge” selon les mots de Ralph Waldo Emerson décrivant l’inquiétude qui hantait les dirigeants politiques au milieu du 19ème siècle alors que la démocratie devenait de plus en plus difficile à réprimer. Plus récemment, le militantisme des années soixante suscita chez les élites des inquiétudes à propos de “l’excès de démocratie”, suivies d’appels à “plus de modération” dans l’exercice de la démocratie.
Une des grandes préoccupations était d’exercer un meilleur contrôle sur les institutions “chargées de l’endoctrinement de la jeunesse”, c’est-à-dire les écoles, les universités et les églises. Celles-ci étaient considérées comme défaillantes dans cette mission essentielle. Je cite là des réactions provenant de la gauche libérale située le plus à gauche sur l’échiquier politique dominant. Ce sont les internationalistes libéraux qui, plus tard, formèrent le personnel de l’administration Carter et leurs équivalents dans d’autres sociétés industrielles. La droite, bien sûr, était plus virulente. Parmi les nombreuses façons dont s’est manifestée cette volonté de contrôle, il y a eu la forte hausse des frais d’inscription aux universités, qu’aucun impératif économique n’explique, chose qui peut aisément être démontrée. Cette astuce arrive pourtant à piéger et à contrôler les jeunes par le biais de la dette qui perdure souvent pour le restant de leur vie, faisant d’eux de meilleures proies de l’endoctrinement.
Les trois-cinquièmes de personnes
Quand on va un peu loin dans l’étude de ces importantes questions, on constate qu’il y’a un lien étroit entre la destruction de la Charte de la Forêt, son effacement de la mémoire, et les efforts incessants visant à restreindre la portée de la Charte des Libertés. Le Nouvel Esprit ne peut pas tolérer la conception pré- capitaliste selon laquelle la Forêt était patrimoine de la communauté dans son ensemble, pris en charge collectivement, utilisé aussi bien pour les besoins présents que pour les générations futures et protégé de la privatisation, autrement dit, soustrait à la convoitise de puissances privées qui, sans aucun égard pour les besoins des gens, cherchent à en faire un simple moyen d’enrichissement. Afin de réaliser ce dernier but, il est essentiel d’inculquer le Nouvel Esprit et d’empêcher que vienne à l’esprit des gens libres la mauvaise idée d’utiliser la Charte dans un sens qui leur permette de prendre en main leur destin.
Les luttes populaires pour l’avènement d’une société plus libre et plus juste ont toujours rencontré la violence et la répression, de même que des efforts massifs de contrôle des opinions et attitudes, ce qui ne les a pas empêchées dans le long terme de réaliser des succès considérables. Mais le chemin reste encore long et il y’a souvent des régressions. Comme maintenant, précisément.
La partie la plus connue de la Charte des Libertés est l’article 39 qui déclare qu’ “aucun homme libre » ne sera puni de quelque façon que ce soit et « et nous n'agirons pas contre lui et nous ne le poursuivrons pas, sans un jugement légal de ses pairs et conformément à la loi du pays. »
Grâce à de longues années de lutte, ce principe a vu son champ d’application s’élargir. La constitution US stipule que « nul ne sera privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière (et) un procès rapide et public » par ses pairs. Le principe de fond est la « présomption d’innocence »-- que les historiens du droit décrivent comme la « graine qui a donné naissance à la liberté anglo-saxonne contemporaine, » en référence à l’article 39 et, avec à l’esprit le Tribunal de Nuremberg, « ce légalisme typiquement américain : la punition ne peut s’exercer que sur ceux qui ont été reconnus coupables au terme d’un procès régulier assorti d’un ensemble de règles procédurales destinées à protéger l’accusé » - même dans le cas où la culpabilité de celui-ci pour des crimes comptant parmi les plus graves de l’histoire a été établie avec certitude.
Dans l’esprit des fondateurs, bien sûr, le terme de “personne” ne s’appliquait pas à tout le monde. Les natifs américains n’étaient pas des personnes. Leurs droits étaient pratiquement inexistants. Les femmes n’étaient pratiquement pas des personnes. Les épouses n’étaient supposées exister légalement que sous la « couverture » de l’identité civile de leurs maris, un statut qui ressemble beaucoup à celui des enfants sous la tutelle de leurs parents. Les principes de Blackstone énonçaient que « l’être même de la femme, c’est-à-dire son existence légale, est suspendu pendant son mariage ou, pour le moins, incorporé et intégré à celui de l’époux sous l’aile, la protection et la couverture duquel, se font tous ses actions.» Ainsi, les femmes sont la propriété de leurs pères ou de leurs époux. Ces principes ont perduré jusqu’à une époque très récente. Avant la décision de la Cour Suprême de 1975, les femmes n’avaient pas le droit de siéger dans les jurys populaires. Elles n’étaient pas considérées comme des « pairs ». Il y’a juste deux semaines, l’opposition républicaine a bloqué le Fairness Paycheck Act (Loi sur le salaire équitable) garantissant aux femmes un salaire égal à travail égal. ». On pourrait encore citer de nombreux exemples.
Les esclaves, bien entendu, n’étaient pas des personnes. Ils étaient, pour être précis, des “trois- cinquièmes d’êtres humains”( three-fifths human) selon la constitution qui visait à offrir à leurs maîtres une plus grande force électorale. La défense de l’esclavage n’était pas un petit souci pour les Fondateurs, ce fut en fait l’un des facteurs qui conduisirent à la Révolution américaine. En 1772, dans l’affaire Somerset, le juge Lord Mansfield émit une sentence déclarant que l’esclavage était si odieux qu’il ne pouvait être toléré en Angleterre (ce qui ne l’empêcha pas de persister pendant de longues années encore dans les possessions britanniques). Les propriétaires d’esclaves américains sentirent le vent tourner : si les colonies que restaient sous domination britannique, l’esclavage était menacé. Et il faut rappeler que les Etats esclavagistes, dont la Virginie, étaient ceux qui avaient le plus de pouvoir et de poids dans les colonies. On peut ici apprécier la phrase célèbre du Docteur Samuel Johnson : « Comment se fait-il que les cris les plus forts en faveur de la liberté s’élèvent parmi les meneurs de nègres ?»
Les amendements qui ont suivi la Guerre de Sécession ont étendu la notion de personne aux Africains-Américains, mettant fin à l’esclavage. Au moins en théorie. Après une décennie de relative liberté cependant, une sorte de pacte entre le Nord et le Sud instaura une condition proche de l’esclavage qui criminalisait de fait la vie des Noirs. Un Noir de sexe masculin pouvait, pour s’être tenu debout à un coin de rue, être arrêté sous l’accusation de vagabondage ou même de tentative de viol s’il avait regardé une femme blanche de façon jugée inconvenante. Une fois en prison, il avait peu de chance d’échapper un jour au système d’ « esclavage sous un autre nom », terme employé par Douglas Blackmon, chef de bureau au Wall Street Journal de l’époque, dans son étude saisissante.
Cette nouvelle version de l’« institution bien de chez nous » (l’esclavage) contribua grandement à jeter les bases de la révolution industrielle américaine. Mise en œuvre dans la sidérurgie, dans les mines ainsi que dans la production agricole avec les fameux chain gangs [équipes de prisonniers enchaînés effectuant des travaux pénibles, NdE], elle fournit une force de travail parfaite : docile et obéissante, pas encline à la grève et ne demandant même pas à être nourrie par les employeurs comme c’était le cas avec l’esclavage d’antan, un « progrès » par rapport à cette époque peut-on constater. Ce système se maintint jusqu’à la deuxième guerre mondiale, époque où on eut besoin de travailleurs libres.
L’expansion qui suivit la guerre offrit de nombreux emplois. Un Noir pouvait avoir un emploi avec un salaire décent dans une usine automobile syndiquée, acheter une maison et même, peut-être, envoyer ses enfants à l’université. Cela dura environ vingt ans, jusqu’aux années 70 quand l’économie fut radicalement restructurée selon les principes néolibéraux désormais dominants qui imposèrent une financiarisation croissante de l’économie et la délocalisation de la production. La population noire maintenant considérée comme de peu d’utilité a de nouveau été criminalisée.
Jusqu’à la présidence de Ronald Reagan, l’ampleur de l’incarcération aux USA se situait dans l’éventail statistique des sociétés industrielles. Aujourd’hui, les USA dépassent de loin les autres. Elle vise principalement les hommes noirs et de façon croissante les femmes noires et les hispaniques, principalement pour des crimes où il n’y a pas de victimes et qui tombent sous l’appellation frauduleuse de « guerres de la drogue ». Pendant ce temps, l’aisance des familles africaines-américaines a été pratiquement effacée par la dernière crise financière causée, dans une mesure qu’on ne peut négliger par le comportement criminel des institutions financières alors que les auteurs de ces crimes jouissent non seulement de l’impunité mais sortent de cette crise plus riches que jamais.
Quand on jette un coup sur l’histoire des Africains-Américains depuis l’arrivée des premiers esclaves il y a presque 500 ans, on constate qu’ils n’ont joui pleinement de la qualité de personne que pendant quelques décennies. Un long chemin reste à parcourir avant de réaliser la promesse de la Grande Charte.
Personnes sacrées et procédures légales démantelées
Le quatorzième amendement à la Constitution, adopté après la Guerre de Sécession, accorda lesoits de la personne aux anciens esclaves mais surtout en théorie. Dans le même temps, il créa une nouvelle catégorie de personnes dotée de droits : les sociétés anonymes. En fait, presque tous les actions introduites sous le quatorzième amendement visaient à promouvoir les droits de ces sociétés, ce qui fit qu’en seulement un siècle, les tribunaux ont jugé que ces entités collectives fictives créées et maintenues par le pouvoir d’Etat avaient tous les droits de personnes faites de chair et de sang. De bien plus grands droits en fait, étant données leur ampleur, leur immortalité et la protection dont elles bénéficient grâce à la responsabilité limitée. Leurs droits dépassent désormais largement ceux des simples humains. En vertu des accords de libre-échange, la Pacific Rim par exemple peut attaquer en justice le Salvador qui cherche à protéger son environnement. Les individus ne le peuvent pas. La General Motors peut se prévaloir de droits nationaux au Mexique mais imaginez qu’un Mexicain demande des droits nationaux aux USA, une chose tout simplement impensable.
A l’intérieur des USA, des décisions récentes de la Cour Suprême accroissent considérablement la puissance politique déjà énorme des sociétés anonymes et des super-riches, donnant de nouveaux coups aux vestiges chancelants d’une démocratie politique supposée fonctionner.
Pendant ce temps, la Grande Charte est soumise à des attaques plus directes. Rappelons-nous l’Acte d’Habeas Corpus de 1679 qui interdisait « l’emprisonnement outre-mer » et constatons maintenant la procédure cruelle d’emprisonnement « outre-mer » dans l’intention de soumettre à la torture – qu’un euphémisme désigne maintenant sous le nom de « restitution » (“rendition”) , procédure qu’accomplit Tony Blair quand il « restitua » le dissident libyen Abdelhakim Belhadj - maintenant un dirigeant de la rébellion- à la merci de Kadhafi. Un autre cas : quand les autorités US déportèrent le citoyen canadien Maher Arar vers sa Syrie natale -pour y être emprisonné et torturé- et ne reconnurent que bien après qu’aucune charge n’avait été retenue contre lui. Il y’a encore beaucoup d’autres cas de déportations, souvent via l’aéroport de Shannon en Irlande, où elles ont été accueillies par de courageuses protestations.
Le concept de “procédure régulière”(due process), élément essentiel de la Charte des Libertés a subi de la part de l’administration Obama engagée dans sa campagne internationale d’assassinats, une tel étirement qu’elle le vide de toute sa substance et le rend inopérant. Le Département de la Justice a expliqué que les garanties constitutionnelles dont l’origine remonte à la Grande Charte avaient été satisfaites par la tenue de délibérations internes au sein de la seule branche exécutive. Le spécialiste en droit constitutionnel de la Maison Blanche a approuvé, il n’y a plus rien à dire. Le roi Jean Sans Terre aurait vigoureusement hoché de la tête de satisfaction.
L’affaire prit de l’ampleur après que la présidence eut ordonné l’assassinat par drone d’Anouar El Aoulaki, accusé d’incitation au djihad par la parole, l’écrit et autres moyens non-spécifiés. Un gros titre dans le New York Times résuma bien la réaction d’ensemble de l’élite après cet assassinat par drone qui se fit avec les « dommages collatéraux » habituels. On y lit « L’Occident célèbre la mort d’un religieux.» Il y eut quand même quelques froncements de sourcils, car après tout, on avait affaire à un citoyen US, détail qui ne manqua pas de soulever des questions à propos de l’idée de « procédure régulière » - considérée comme hors de propos quand des non-citoyens sont assassinés au bon –vouloir du chef de l’exécutif. Mais c’est désormais hors de propos pour les citoyens aussi, avec les innovations que l’administration Obama a introduites dans l’idée de « procédure régulière ».
La présomption d’innocence aussi, a subi une nouvelle et utile interprétation. Le New York Times a rapporté: « M. Obama a adopté sans sourciller une méthode controversée de dénombrement des victimes civiles. Elle compte en effet en tant que combattants, selon plusieurs officiels de l’administration, toutes les personnes de sexe masculin en âge de combattre se trouvant dans une zone de frappe, sauf dans le cas une où enquête posthume du renseignement aura prouvé leur innocence. » Ainsi donc, la détermination de l’innocence des personnes après leur assassinat respecterait le principe sacré de la présomption d’innocence.
Il serait presque inconvenant de rappeler ici les Conventions de Genève qui interdisent « les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés ».
Le cas le plus célèbre d’exécution extrajudiciaire fut celui de Oussama Ben Laden, assassiné après avoir été appréhendé par 79 Navy Seals [membres des forces spoci&éles de la marine de guerre, NdE] alors qu’il était sans défense et accompagné seulement de sa femme. Son corps, selon le rapport, aurait été jeté à la mer sans autopsie. Quoi qu’on pense de lui, ce n’était qu’un suspect et rien de plus. Même le FBI reconnaît cela.
Les manifestations de joie qui suivirent cet assassinat furent énormes mais quelques voix s’élevèrent pour relever le mépris affiché à l’égard du principe de présomption d’innocence, mépris aggravé par le fait qu’un procès n’aurait pas du tout été impossible. Ces voix furent accueillies par de sévères condamnations. Parmi celles-ci, il est intéressant de relever celle de Matthew Yglesias, le commentateur libéral de gauche très respecté qui donna l’explication suivante : « l’une des principales fonctions de l’ordre institutionnel international est précisément de légitimer l’usage par les puissances occidentales de la force militaire meurtrière. ». Il ne nous reste donc plus, d’après cet argument, qu’à réaliser la « terrible naïveté » qui consiste à seulement suggérer que les USA mettent en pratique eux-mêmes ce qu’ils exigent des nations les plus faibles, à savoir obéir au droit international.
Seules les objections d’ordre tactique sont admises quand on évoque les agressions, les assassinats, la cyberguerre et autre actions que le Saint État entreprend au bénéfice de l’humanité. Que les victimes habituelles voient les choses différemment prouve seulement leur arriération morale et intellectuelle. Quant aux critiques occidentaux occasionnels, incapables comprendre ces vérités fondamentales, leur étourderie les condamne à être disqualifiés. C’est ce que Yglesias explique- en évoquant parmi d’autres sujets, spécifiquement ma personne et là, j’avoue avec joie ma culpabilité.
Listes de terroristes de l’exécutif
Le cas le plus saisissant peut-être d’attaque contre les fondements des libertés traditionnelles est celui, peu connu, de l’affaire Holder contre Humanitarian Law Project portée devant la Cour suprême par l’administration Obama. L’ONG Humanitarian Law Project fut condamnée pour avoir fourni de l’ “aide matérielle” au mouvement de guérilla PKK qui combat pour les droits des Kurdes depuis de longues années et qui figure comme “groupe terroriste” dans la liste établie par l’exécutif. En fait d’“aide matérielleˮ, il s’agissait de conseil juridique. La façon dont le texte du jugement est formulé tend à donner à celui-ci un champ d’application plutôt vaste puisque l’ « aide matérielle » inclut les discussions, les demandes de recherche et même les conseils de s’en tenir à l’action non-violente. Encore une fois, il n’y eut que quelques voix isolées pour critiquer mais même celles-ci acceptaient la légitimité de la liste de terroristes d’Etat - des décisions arbitraires de l’exécutif, sans possibilité de recours.
L’histoire de la liste de terroristes est assez intéressante. En 1988 par exemple, l’administration Reagan déclara l’ANC de Mandela groupe terroriste parmi les plus notoires, permettant à Reagan de poursuivre son soutien du régime d’apartheid et d’inclure les meurtrières déprédations de ce régime en Afrique du Sud et dans les pays limitrophes, dans sa « guerre contre le terrorisme ». Vingt ans plus tard, Mandela a finalement été retiré de la liste de terroristes et peut se rendre librement aux USA sans avoir besoin d’une dérogation spéciale.
Un autre cas intéressant est celui de Saddam Hussein qui fut retiré de la liste de terroristes afin de permettre à l’administration Reagan lui fournir son soutien dans l’invasion de l’Iran. Ce soutien se poursuivit bien après la fin de la guerre. En 1989, le président Bush invita les ingénieurs nucléaires irakiens aux USA pour leur fournir une formation avancée dans la production d’armements- Une autre information qui doit être tenue loin des yeux des « ignorants malavisés ».
Un des exemples les plus abjects d’utilisation de la liste de terroristes nous renvoie à la question à des gens torturés en Somalie. Immédiatement après le 11 septembre, les USA fermèrent le réseau caritatif Al Barakat sous l’accusation de financement du terrorisme. Cette prouesse fut chantée comme un des grands succès dans « la guerre contre le terrorisme ». Un an plus tard pourtant, quand Washington abandonna ses accusations comme sans fondements, l’évènement passa presque inaperçu.
Al Barakat était responsable d’environ la moitié des transferts de fonds vers la Somalie, « plus que ce qu’aucun secteur économique gagne et dix fois le montant de l’aide (à la Somalie) », d’après un rapport des Nations Unies. Le réseau gérait aussi des entreprises de premier plan, elles ont toutes été détruites. Le spécialiste universitaire de pointe de « la guerre financière contre la terreur » de Bush, Ibrahim Warde, conclut que « à part la dévastation qu’elle a causé à l’économie, cette attaque irréfléchie contre une société extrêmement fragile « peut avoir joué une rôle dans …la montée des intégristes islamistes ». Nous avons là une conséquence familière de « la guerre contre le terrorisme ».
L’idée même que l’Etat a autorité pour faire de tels jugements est une violation grave de la Charte des Libertés, comme l’est le fait de la considérer comme indiscutable. Si la Charte continue sa tombée en disgrâce comme cela lui est arrivé ces dernières années, l’avenir des droits et libertés s’annonce sombre.
Qui aura le dernier mot?
Un dernier mot à propos de du sort de la Charte de la Forêt. Sa raison d’être était de protéger la source de subsistance de la population-les biens communs- des forces extérieures - au début la royauté ; mais dans les époques qui suivirent et jusqu’à l’époque présente, les entreprises prédatrices agissant de concert avec les pouvoirs publics, n’ont fait qu’accélérer les enclosures [processus de transformation d’une terre commune en terre privée, NdE] et autres formes de privatisation , ce pourquoi elles ont été proprement récompensées. Les dégâts causés sont énormes.
Il nous suffit d’écouter certaines voix qui se sont exprimées dans les pays du Sud pour comprendre que “ le transfert de biens publics vers la propriété privée, la privatisation de cet environnement naturel qui était le bien commun de la population, est un des moyens qui permettent aux institutions néolibérales d’encore distendre les liens fragiles qui unissaient les nations africaines. La politique aujourd’hui est devenue une entreprise lucrative où le premier souci est le retour sur l’investissement, pas ce qui peut être fait pour aider à rebâtir un environnement détruit, une communauté ou une nation. C’est là un des « effets bénéfiques » des programmes d’ajustements structurels infligés au continent, l’intronisation de la corruption”. Je cite là un passage de ce qu’a écrit le poète et militant nigérian Nnimmo Bassey, président des Amis de la Terre International, dans son exposé dramatique du pillage dévastateur des richesses de l’Afrique (To Cook a Continent), la toute dernière phase de la torture de l’Afrique par l’Occident.
Une torture qui a toujours été planifiée au plus haut niveau, il faut bien le comprendre. A la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les USA détenaient sur le monde une puissance jamais égalée. De ce fait et naturellement, ce pays conçut des plans élaborés et méthodiques visant à organiser le monde de façon qui réponde à leur desseins. Les planificateurs du département d’Etat dirigés par le distingué diplomate George Kennan assignèrent à chaque région du monde sa « fonction ». Cet homme détermina que les USA n’avaient pas d’intérêt spécial en Afrique et que de ce fait, ce continent devait être remis à l’Europe pour qu’elle l’ « exploite », mot qu’il utilisa pour parler de reconstruction. Un regard rétrospectif permet de se rendre compte qu’un autre type de relations entre l’Europe et l’Afrique était concevable mais rien n’indique qu’il fût jamais envisagé.
Plus récemment, les USA ont reconnu qu’ils devaient eux aussi se joindre au grand jeu de l’exploitation de l’Afrique, comme la Chine qui s’active sans relâche à obtenir le titre de détentrice d’un des pires bilans de destruction de l’environnement et d’oppression des malheureuses victimes.
Sans entrer dans le détail, il est important de pointer le doigt sur les dangers extrêmes que présente une orientation centrale dans ces obsessions prédatrices qui génèrent tant de calamités à travers le monde : la dépendance à l’égard des énergies fossiles qui fait planer sur nous un désastre d’ampleur planétaire, dans un avenir peut-être pas si lointain. On peut discuter divers aspects de ce problème mais il n’y a pas de doute qu’il est d’une gravité extrême, et que plus nous tardons à l’affronter et plus effroyable sera l’héritage que nous laisserons aux générations futures. Il y’a quelques efforts pour faire face à cette menace mais ils n’ont malheureusement que peu de poids. La récente Conférence Rio+ 20, qui s’est ouverte avec des ambitions étriquées, s’est close avec des résultats dérisoires.
Pendant ce temps, les centres de pouvoirs, menés par le pays le plus riche et le plus puissant de l’histoire de l’humanité, poussent les choses dans la direction opposée. Les Républicains du Congrès sont en train de démanteler les quelques mesures de protection de l’environnement initiées par Richard Nixon lequel, sil revenait sur la scène politique actuelle, serait considéré comme un dangereux gauchiste. Les grands lobbies industriels pour leur part, lancent des campagnes de propagande destinées à convaincre le public qu’il n y a pas de raison de s’inquiéter outre mesure- avec un certain succès comme le montrent les sondages.
Les medias coopèrent en passant sous silence les prévisions de plus en plus sombres des agences internationales, y compris celles du Département US de l’Energie. On présente le débat dans un format standard rassurant. On a les alarmistes d’un côté et les sceptiques de l’autre. Les premiers sont en général des scientifiques qualifiés alors que les seconds se distinguent par leur intransigeance. Il reste qu’un très grand nombre d’experts sont écartés du débat, ceux du Programme sur le changement climatique du Massachussets Institute of Technology par exemple qui critiquent le consensus trop prudent, trop mesuré qui prévaut au sein de la communauté scientifique et qui, d’après eux, est éloigné des vérités beaucoup plus graves se rapportant au changement climatique. Le public, quant à lui, est dans une confusion totale, ce qui n’est pas étonnant.
Dans son discours sur l’Etat de l’Union en janvier dernier, le président Obama exprima son enthousiasme à propos de la radieuse perspective d’un siècle d’autosuffisance énergétique rendu possible par les nouvelles technologies d’extraction d’hydrocarbures à partir des schistes bitumineux et des sables asphaltiques du Canada et d’autres sources auparavant inaccessibles. Certains milieux approuvent, comme le Financial Times qui prédit un siècle d’indépendance énergétique pour les USA, en mentionnant toutefois les effets destructeurs sur l’environnement local de ces nouvelles méthodes. Dans ces prévisions optimistes, on oublie de se demander à quoi ressemblera le monde qui survivra à ces appétits voraces.
Aux premières lignes dans le combat contre la crise, il y a les communautés autochtones à travers le monde qui ont toujours maintenu en vie l’esprit de la Charte de la Forêt. La position la plus résolue est celle du seul pays au monde que ces communautés gouvernent, la Bolivie, ce pays qui était, avant Christophe Colomb, l’un des plus avancés de l’hémisphère occidental et qui est devenu, du fait des déprédations occidentales, l’un des plus pauvres de l’Amérique du Sud.
Après l’échec peu glorieux du Sommet de Copenhague sur le changement climatique, la Bolivie a organisé un Sommet des Peuples avec la participation de 35000 personnes venant de 140 pays – pas seulement des représentants de gouvernements mais aussi des militants et des membres d’organisations de la société civile. Ses travaux furent couronnés par une Déclaration Universelle des Droits de la Terre Mère. Nous avons là une revendication essentielle des communautés autochtones à travers le monde. Elle est raillée par des Occidentaux qui aiment la sophistication mais si nous nous montrons insensibles à son message, ces communautés auront le dernier mot- un mot désespéré.
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