samedi 30 novembre 2013

Violence sexiste : ni régurgitation d'archaïsmes, ni anomalie de la modernité

par Annamaria Rivera, 27/11/2013. Traduit par  Fausto Giudice
Original : Violenza sessista: né rigurgito dell’arcaico, né anomalia della modernità

Maintenant que le fémicide et le féminicide (ou gynécide, gynocide) ont attiré l'attention des médias et des institutions, le risque est grand que, constituant un thème en vogue, la violence de genre soit utilisée pour vendre, alimenter les news, et solliciter le voyeurisme du public masculin. Un deuxième risque, déjà visible, est que la dénonciation et l'analyse soient absorbées, donc émoussées et banalisées par un discours public - médiatique, institutionnel, mais aussi des "expert-es " -, constellé de clichés, de stéréotypes, de lieux communs, plus ou moins grossiers. Essayons d'en démonter quelques-uns, maintenant que les projecteurs sur la Journée internationale contre la violence de genre se sont éteints et que la logorrhée s'est quelque peu tarie.
Tout d'abord : la violence de genre n'est pas une régurgitation d'archaïsmes ni une  anomalie de la modernité. Bien qu'elle soit l'héritière de croyances, de préjugés, de structures, de mythologies propres aux systèmes patriarcaux, elle est un phénomène intrinsèque de notre époque et de notre ordre social et économique. Elle est d'ailleurs tout à fait transversale, étant présente dans les pays dits avancés comme dans ceux dits arriérés, dans les classes sociales les plus diverses, dans des milieux cultivés ou incultes.

Le dogme selon lequel la modernité occidentale serait caractérisée par un progrès absolu et incontestable dans les relations entre les genres, tandis que les autres seraient immergé-es dans les ténèbres du patriarcat, est dénué de tout fondement.  Pour prendre des données connues, selon le dernier rapport (2013 ) sur le Gender Gap (fossé entre les genres) du Forum économique mondial, dans 136 pays sur tous les continents, les Philippines figurent à la 5ème place mondiale pour l'égalité des sexes (après l'Islande, la Finlande, la Norvège et le Suède), tandis que l'Italie n'est qu'à la 71ème, après la Chine et la Roumanie, et dans une tendance contraire à celle de la plupart des pays européens .

Exemples choisis de modernité
enhanced-buzz-wide-12376-1372339650-14

enhanced-buzz-5611-1372341303-17
enhanced-buzz-10518-1372337808-0
enhanced-buzz-wide-5538-1372341471-21
enhanced-buzz-wide-5615-1372340130-41
enhanced-buzz-wide-10328-1372337132-10
enhanced-buzz-wide-15344-1372346439-10
enhanced-buzz-wide-18863-1372339833-20
enhanced-buzz-wide-25676-1372337516-14
enhanced-buzz-wide-25779-1372337291-13
enhanced-buzz-wide-18894-1372342746-11

Pourtant, il n'y a pas toujours un rapport inversement proportionnel entre la conquête de l'égalité de genre et la violence sexiste. Le cas de la Suède (mais aussi, à des degrés divers, celui du Danemark, de la Finlande et de la Norvège) est exemplaire. Ce pays, depuis toujours à l'avant-garde pour garantir la parité de genre, de manière à occuper, comme nous l'avons dit, la 4ème place sur 136 pays, connaît un nombre croissant de viols, qui ont quadruplé en vingt ans, au point de concerner une femme sur quatre.  Cela ne dépend pas seulement du fait que le nombre de plaintes a augmenté rapidement à la suite d'une prise de conscience croissante des femmes, mais aussi d'une augmentation réelle des cas.

Pour rester en Europe et faire une référence désormais historique, il convient de rappeler qu'un pays comme la Yougoslavie, qui à l'époque se distinguait par un niveau élevé d'émancipation féminine, certainement plus élevé que dans l'Italie de l'époque, a connu, au cours de la guerre civile, l'horreur des viols ethniques. Le recours au pénis comme arme pour frapper les ennemis à travers le corps des femmes montre, entre autres choses, la continuité entre la haine et à la violence «ethniques» et le viol des femmes, visant à leur anéantissement : le viol cache toujours un désir ou une volonté de s'en prendre à l'identité et à l'intégrité de la personne - femme .

Il existe diverses raisons complexes qui peuvent expliquer pourquoi dans des sociétés " avancées" le nombre de viols et fémicides augmente. Pour en citer une : tous les hommes ne sont pas en mesure ou disposés à accepter des changements qui affectent les rôles et le statut des femmes, qui sont en fait souvent vécus comme une menace pour leur virilité ou pour  leur «droit» à la possession, si ce n'est à la domination.  Le récit de la masculinité est devenu moins crédible aujourd'hui que dans le passé. Et beaucoup d'hommes semblent effrayés par les représentations et les images de la capacité d'entreprendre, y compris sur le plan sexuel, des femmes (plus que par la réalité d'une  autonomie véritable, au moins en Italie, où elle est faible). Cette inadaptation de la société (mâle) se reflète aussi dans la pratique des institutions à l'égard de la violence de genre, souvent tardive  et /ou inadéquate . Par exemple, dans de nombreux cas qui se traduits par un fémicide, les victimes avaient dénoncé à plusieurs reprises leurs persécuteurs.

Tout cela pour dire que le sadisme, la volonté de réifier et / ou détruire les femmes et les autres sont à l'œuvre dans notre propre société, sous des formes plus ou moins latentes, jusqu'à ce que certaines conditions ne permettent plus qu'ils se manifestent ouvertement. Le système de domination et d'appropriation des femmes (pour utiliser le concept clé de la sociologue féministe Colette Guillaumin) a tendance à frapper - de viol ou de fémicide - non seulement les étrangères ou celles qui, comme en Yougoslavie, ont été transformées en autres et en ennemies, mais aussi les femmes avec lesquelles il existe des relations d'intimité ou de proximité. Il suffit de dire qu'à l'échelle mondiale 40 % des femmes tuées l'ont été par un homme proche d'elles. Et, pour évoquer à nouveau l'Europe, selon les Nations Unies la moitié des femmes assassinées entre 2008 et 2010 l'ont été par des personnes auxquelles elles étaient liées par une relation étroite (pour les hommes ce chiffre tombe à 15%).

Pour toutes ces raisons, il faut se méfier des schémas évolutionnistes et d'un facile optimisme progressiste : le préjugé, la domination et /ou la discrimination fondée sur le genre - comme celles fondées sur la «race», la classe ou l'orientation sexuelle - ne sont pas nécessairement un résidu archaïque du passé, un signe d'arriération ou de modernité inachevée, destiné à disparaître bientôt. Ce sont plutôt des traits qui appartiennent intrinsèquement et structurellement aussi à la modernité tardive - peut-être faudrait-il dire la modernité décadente. Pour le dire avec les termes des éditrices de “Il lato oscuro degli uomini”, (Le côté obscur des hommes), un livre précieux  qui vient de paraître dans la collection " sessismoerazzismo " des éditions Ediesse, la violence masculine contre les femmes est à la fois un "produit de l'ordre patriarcal " et "le résultat de transformations modernes des relations entre les femmes et les hommes" (p. 33 ).

Selon un autre lieu commun courant, pour contrecarrer et éliminer la violence de genre il suffirait d'un changement culturel, de manière à ranger définitivement au placard les derniers vestiges de la culture patriarcale et de traditions rétrogrades. Pieuse illusion : peut-on dire que la Suède est un pays dominé par la culture patriarcale ? Bref, s'il est vrai que la violence sexiste est un phénomène structurel, comme c'est admis, elle est ancrée dans de multiples dimensions. Pour le dire succinctement, la domination masculine a une matrice culturelle et symbolique, certes, mais aussi très matérielle. Si nous nous limitons au cas italien, le néolibéralisme, la crise de l'État-providence, l'exaltation du modèle du libre marché, les privatisations, puis  la crise économique et les politiques d'austérité ont signifié pour les femmes un retour en arrière dans de nombreux domaines. Et le retour en arrière signifie une perte d'autonomie, donc une perte de confiance en soi, une subordination et une vulnérabilité plus grandes.


Bien sûr, en Italie, une contribution majeure à la réification - marchandisation du corps des femmes a été apportée par la télévision, en particulier celle de Berlusconi. Généralement vulgaire, sexiste et raciste, elle a été et est un élément crucial de l'offensive contre les femmes et leurs revendications d'égalité, d'autonomie et de libération. Elle a fini par conditionner non seulement le langage des politiciens, de plus en plus ouvertement sexiste, mais la structure même du pouvoir et des institutions politiques. Sans parler de l'utilisation du corps des femmes comme des pots-de-vin : échange de marchandises d'échange d'un système si large et profond de corruption qu'il est devenu système de gouvernement. Et il est indéniable que, aujourd'hui en Italie, il y a une complicité considérable de la société,  des institutions, de l'opinion publique, même d'une partie de la population féminine avec un tel imaginaire et une telle utilisation du corps des femmes .

Et alors,  il n'y a rien à faire? Bien au contraire. Mais la question doit avant tout être posée en termes politiques. Ce n'est pas la récente décision - mesure typique de "large entente" [cohabitation à l'italienne actuellement au gouvernement, NdT] - qui affronte la question de la violence masculine en termes d'urgence (et à côté de mesures répressives contre le «terrorisme» des opposants au TGV Turin-Lyon, les vols de cuivre et autres) qui va nous apporter le salut. Nous ne pouvons pas non plus avoir la naïveté de croire que l'attention accordée à cette question par les institutions et les médias dominants représente un progrès certain et irréversible. Et ce n'est pas non plus principalement aux femmes de soigner (encore une fois !) le " côté obscur des hommes ". C'est à nous toutes qu'il échoit de contribuer à reconstruire une subjectivité collective libre, combative, consciente de sa propre autonomie et détermination, à même de saper l'exercice de la domination masculine, à quelque échelle et dans quelque contexte il se manifeste .




 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire