6/4/2014
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Des
milliers de personnes ont été incarcérées durant et après les
manifestations de ces derniers mois, mais on en sait peu de leurs
conditions de détention
Il est 10 heures du matin et les abords de la prison de Tora,
au sud du Caire, se remplissent de familles arrivant pour l'heure de
visite aux détenus. Des vieilles 504 Peugeot déchargent les passagers,
dont les visages sont marqués par la fatigue du voyage. La scène semble
être un des visages invisibles du Caire.
Les vendeurs d'oranges et de mandarines font partie de l'économie
de la prison, certaines familles d'arrêtant pour acheter des fruits sur
leur chemin vers l'intérieur du complexe de la prison. Une fillette qui a
l'air d'avoir environ 10 ans porte sur la tête un plateau colossal de kenafeh [pâtisserie
feuilletée et trempée dans un sirop, réalisée à base de cheveux d'ange,
de fromage, de beurre et de pistaches ou de noix, NdT]. Son frère,
plus petit, porte un sac de toile plus grand que lui. Ils
s'entretiennent mutuellement dans la file d'attente pour les contrôles
de police avant l'entrée dans la prison.
Une heure plus tard, nous sommes lâchés dans une grande salle où
les détenus attendent avec impatience l'arrivée de leurs familles.
Chacun prend sa famille dans un coin où ils peuvent arracher un moment
d'intimité. Une cacophonie de conversations et de disputes familiales
crée un paysage sonore carcéral temporaire. Beaucoup de prisonniers sont
barbus et leurs parentes entièrement voilées.
Habituellement trois personnes peuvent visiter un prisonnier, mais
si une famille arrive avec deux visiteurs, une autre famille peut
utiliser le quota disponible. Mais les droits de visite sont à géométrie
variable : certains se voient accorder une visite toutes les deux
semaines, d'autres une fois par semaine, tandis que le temps alloué
varie. Les droits de visite et des détenus sont généralement mieux
assurés avant la sentence qu'après.
Manal et Alaa
Manal Hassan a quelques 45 minutes chaque semaine avec son mari,
Alaa Abd El Fattah , arrêté le 28 novembre 2013. Elle divise habilement
le temps de la visite entre la communication d'informations, la demande
de conseils sur les questions familiales et professionnelles et la
transmission de salutations de gens de l'extérieur, auxquelles Abd El
Fattah répond rythmiquement. Hassan veille à prendre note des demandes
d'Abd El Fattah dans son bloc-notes : une paire de chaussettes, des
baskets, de nouveaux draps et une serviette verte propre de la maison. A
la fin, il leur reste un moment pour un échange émotionnel hâtif et un
bref jeu avec leur petit Khaled, deux ans, qui court énergiquement tout
autour de la cour de la prison.
A l'extérieur, la sœur d'Abd El Fattah , Sanaa, tente de convaincre
un policier d'accepter l'entrée de ruban adhésif dans sa cellule. Abd
El Fattah reçoit des photos de ses amis et de leurs enfants et il aime
les accrocher au mur de sa cellule - aux côtés de lettres qu'il reçoit -
dans une tentative désespérée de rester connecté au monde extérieur.
Quelques semaines plus tard, Abd El Fattah est remis en liberté,
alors que son procès pour violation de la loi interdisant les
manifestations n'a pas encore eu lie. Des milliers d'autres restent
derrière les barreaux, arrêtés pour des accusations similaires, leurs
familles cherchant désespérément à faciliter leur expérience de
l'emprisonnement.
L'un d'eux est Hicham Abdel Moncef, arrêté le 25 janvier, devant le
magasin d'alimentation qu'il gardait dans le centre du Caire. Les
manifestations commémorant le troisième anniversaire de la révolution et
contre le régime pro - militaire en place battaient leur plein dans la
zone quand des hommes masqués se sont jeté sur lui, l'ont ligoté et
battu avant de l'emmener au poste de police d'Azbakiya. Là, il s'est mis
à regarder nerveusement l'horloge au mur, se disant qu'il allait rater
le dernier métro s'il n'était pas rapidement relâché. Il n'imaginait pas
qu'il ne serait pas à la maison pendant une longue période - plus de
deux mois à ce jour - et qu'il serait condamné à deux ans de prison dans
procès dont il n'a compris ni les tenants ni les aboutissants.
Abdel Moncef , maintenant détenu à la prison d'Abou Zaabal , a dit à
sa famille lors d'une de leurs visites que dans le car de police après
son arrestation, il a entendu un policier dire à son supérieur : "Nous
avons seulement réussi à en arrêter quatre ", ce à quoi le supérieur a
répondu: "Pas assez pour une inculpation pour rassemblement illégal.
Attrapez m'en d'autres". Un mois plus tard, Abdel Moncef a été condamné,
aux côtés de 68 autres, sur des accusations de rassemblement et de
manifestation illégaux, appartenance à un groupe terroriste et
possession d'armes.[le décret adopté le 30 novembre 2013 interdit les rassemblements de plus de 10 personnes, NdT]
Selon son récit, Abdel Moncef n'est qu'un numéro pour ceux qui
l'ont arrêté, et il est à peine plus pour les gens à l'extérieur de la
prison qui entendent sporadique parler des milliers d'arrestations de
ces derniers mois. En fait, il n'y a que sa famille qui sache ce que
cela signifie pour Abdel Moncef d'être en prison.
«Chaque fois que je m'assois pour manger, je vois Hicham en face de
moi, disant : « Vous êtes là en train de manger et vous me laissez en
prison ? », dit, brisé, Ayman Hamed, beau -frère et ami de longue date
d'Abdel Moncef.
Maintenant qu'ils savent qu'il est là pour un bon moment, la
famille d'Abdel Moncef lui rend visite avec moins d'espoir, mais avec
toutes les bonnes choses qui peuvent rendre la vie en prison un brin
plus proche de la vie à l'extérieur.
Ils le font parce que personne ne le fait. Reda Marei, avocat et
chercheur à l'unité de justice pénale de l'Initiative égyptienne pour
les droits de la personne, affirme que l'un des principaux problèmes
avec les prisons en Égypte, c'est qu'elles sont sous la tutelle du
ministère de l'Intérieur.
" Dans les années 1930 et 1940, les prisons relevaient du ministère
des Affaires sociales. Dans d'autres pays elles relèvent du ministère
de la Justice. Donc, cela permet au ministère de l'Intérieur de faire ce
qu'il veut sans que personne ne les contrôle ", dit-il.
Lors d'une rencontre de 15 minutes toutes les deux semaines, la
famille d'Abdel Moncef remplit un vide et leurs mondes se rapprochent
pour un moment. Mais c'est une mission difficile.
« Nous prenons un louage pour aller à Abou Zaabal à 4 heures du
matin avec des sacs de nourriture et de boissons. Nous arrivons là vers
6h 30. Nous faisons la queue avec d'autres familles pendant une heure.
Ensuite, nous sommes fouillés et nous attendons à l'intérieur pendant
encore trois heures. Et puis on a nos 15 minutes. Avant même qu'on ait
pu engager une conversation, les policiers sifflent pour signaler la fin
de la visite. C'est le moment difficile où il fut se dire au revoir ",
dit Hamed.
"À l'intérieur, on croirait entendre des perroquets », explique
Mervat Abdel Wahab, la mère de Mohamed Salah, également arrêté le 25
janvier de cette année et maintenant détenu dans la prison d'Abou
Zaabal. "Personne n'entend personne".
Abou Zaabal
Abdel Wahab visite Salah une fois par semaine et passe la veille de
la visite à cuisiner pour lui. Tout ce qu'elle cuisine ne parvient pas à
l'intérieur, puisque la police confisque arbitrairement certains plats
lors de l'inspection. "Ce qu'ils font avec nous en prison est
extrêmement humiliant ".
Mais l'humiliation vécue par Abdel Wahab et sa famille ne s'est pas
limitée aux visites en prison. Ils n'ont découvert où se trouvait Salah
qu'après quatre jours de recherches sans relâche dans les postes de
police. " On m'avait dit que les mères ont une meilleure chance
d'apprendre de la police où sont leurs enfants, alors je suis allé à un
camp des Forces centrales de sécurité, je me suis assiste par terre en
face d'un policier et lui ai demandé : 'Où est mon fils ? Je ne partirai
pas tant que je ne le saurai pas'. "
Elle a écrit son nom sur un tissu et l'a tendu au policier. Et puis elle a su.
Salah, 18 ans, a été arrêté près d'une manifestation au centre du
Caire. Il n'est pas membre des Frères musulmans, mais a été mis en
colère par la mort de trois de ses amis lors des protestations.
Dix jours après son arrestation, sa mère a pu le voir. "Il était la
plupart du temps silencieux et a parlé brièvement pour nous dire qu'il a
été battu. Un policier les a menacés de décharges électriques s'ils ne
disaient pas qu'ils faisaient partie de la Fraternité musulmane. Mohamed
a eu peur et a dit au policier d'écrire n'importe quoi et qu'il
signerait", se souvient Abdel Wahab.
Cet aveu lui a valu d'être envoyé à la fameuse prison d'Abou Zaabal
où il partage une cellule de trois mètres sur trois avec 60 autres
hommes. Sa mère est alors allée plaider son innocence à gauche et à
droite, du bureau du procureur général à celui du doyen de son école
pour prouver qu'il est un bon élève, sans appartenance connue à la
Confrérie.
A la veille de la fête des mères, Abdel Wahab est rentrée à la maison avec une lettre de son fils.
" Ma mère bien-aimée, aujourd'hui, j'aurais du être avec toi et te
donner un cadeau. Au lieu de cela, je suis en prison. Pardonne-moi. Et
prie pour moi ", écrivait-il.
C'est avec les lettres qu'ils peuvent trouver un canal de
communication plus intime. Dans une lettre récemment envoyée à sa femme
par un de ses visiteurs, Abdel Moncef a écrit : « Chère femme, j'espère
que tu me pardonneras mes erreurs. Je vois Baraa avec mon cœur, même si
je ne peux pas le voir de mes yeux ".
L'épouse d'Abdel Moncef venait de donner naissance à leur fils,
qu'elle a décidé d'appeler «Baraa », «innocent» en arabe, dans l'espoir
que cela serait de bon augure pour la libération de son père.
Certaines lettres permettent d'entrer dans le monde invisible des
prisons, démystifiant la devise triomphante commune en arabe qui dit que
" la prison est pour les braves ".
"Je ne peux vivre ici qu'en tant que prisonnier. Écrire
régulièrement dans ma cellule et prétendre qu'ainsi, je suis libre
serait un crime. Cela ne ferait qu'ajouter des briques et des barbelés à
ma prison de mes propres mains", a écrit Abd El Fattah à l'auteure de
ces lignes durant sa détention.
«Je contribuerais à rendre la prison plus dure pour les milliers de
jeunes arrêtés dans des manifestations et allant en prison en pensant
qu'ils auront une bonne expérience et acquerront une compréhension comme
tous les célèbres héros de la lutte, pour ensuite se faire écraser par
la prison. Non, je ne peux que vivre la vie brisée d'un prisonnier, en
admettant cela sans jamais l'accepter. Je vais chercher un moyen de
résister ".
Pour Alaa Bekheet, 19 ans, les lettres sont aussi un moyen
d'exprimer et d'entretenir l'espoir. Elle vient d'écrire une lettre à
son père de 51 ans, lui disant qu'elle demeure optimiste malgré la peine
de trois ans prononcée contre lui.
Le père de Bekheet a été arrêté dans sa voiture avec ses deux fils
après avoir quitté une manifestation en décembre dernier. Elle dit qu'il
est barbu mais pas un membre de la Fraternité. Les deux fils ont été
remis en liberté en attendant le procès. Leur grande sœur, Alaa, s'est
retrouvée à devoir faire le plus gros du travail occasionné par
l'incarcération de leur père.
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