mercredi 17 octobre 2012

Ghazi Béji : L’errance d’un blasphémateur



Par Isabelle Mandraud, Le Temps (Suisse), 16/10/2012

Ghazi Béji à Paris. Le premier candidat au statut de réfugié politique. (Camille Millerand )

Ghazi Béji, un jeune Tunisien de 28 ans, a fui son pays après avoir diffusé sur Internet des caricatures et un pamphlet sur Mahomet. Arrivé fin septembre à Paris après un long périple, il a reçu le soutien de nombreuses personnalités et associations. Voici son récit
Sans cette image d’une vilaine blessure au torse, les quelques photos prises d’étape en étape par Ghazi Béji, posant en tee-shirt, souriant, pourraient passer pour un banal album de vacances. Mais c’est un tout autre périple que ce jeune Tunisien de 28 ans décrit: sept pays parcourus, sept mois d’épreuves, la clandestinité, les coups, la faim, le froid, l’épuisement, la peur. La longue errance d’un blasphémateur, condamné dans son pays à 7 ans et demi de prison pour avoir publié sur Internet des caricatures et un pamphlet sur le Prophète. Ghazi Béji n’avait jamais quitté la Tunisie.
Échoué depuis fin septembre à Paris, où il bénéficie de l’aide de plusieurs associations de défense des droits de l’homme, cet athée revendiqué espère y trouver refuge. Un comité de soutien international s’est constitué en sa faveur, avec des signataires de poids – parmi ­lesquels figurent le philosophe Jean-Luc Nancy, l’éditeur Antoine Gal­limard, les écrivains Patrick Cha­moiseau, Abdelwahab Meddeb et Patrick Deville, ou encore les historiens Benjamin Stora et Sophie Bessis. Ils agissent au nom «du droit inaliénable à la liberté de conscience tel que stipulé dans l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme votée à l’ONU en 1948» et de la protection d’une personne menacée de mort. Une situation qui fait aujourd’hui de Ghazi Béji le premier candidat au statut de réfugié politique de la Tunisie post-révolution. Mais comment accorder l’asile politique au ressortissant d’un pays qui vient de se libérer d’une dictature?
Sept mois plus tôt, le 8 mars, cet employé d’un atelier de pâtes alimentaires à Mahdia, sa ville natale, titulaire d’un diplôme en agro­alimentaire, a ramassé toutes ses économies, 1000 euros, et s’est enfui. Son ami et complice, Jabeur El-Mejri, venait d’être attrapé par la police et incarcéré. Aucun avocat n’a voulu le défendre. Bochra Belhadj Hmida, elle, prendra le dossier de Ghazi Béji, après sa fuite. «Par principe», dit cette avocate engagée, bien connue à Tunis.
Ce sont même deux avocats qui avaient déposé une plainte après la publication par Jabeur et Ghazi de caricatures de Mahomet dans la blogosphère. Auteur d’un texte en arabe, non traduit, L’illusion de l’islam, Ghazi Béji n’y est pas allé avec le dos de la cuillère en accusant notamment le Prophète de pédophilie. La justice tunisienne a condamné les deux compères à la même peine de prison. Les menaces de mort n’ont pas tardé à pleuvoir.
Bien sûr, Ghazi Béji ne se serait pas lancé dans une telle aventure sous Ben Ali, mais une fois le régime de l’ancien dictateur tombé, lui qui a participé avec enthousiasme aux manifestations de janvier 2011 pense que tout est permis dans la nouvelle Tunisie. «La majorité des musulmans ne connaissent rien à leur religion, justifie-t-il dans l’appartement parisien où il est hébergé. Pour moi, tous les problèmes des pays arabes sont liés à la religion, sinon, pourquoi les gens sont pauvres alors que tous ces pays sont riches?» «Le problème, s’entête-t-il, c’est l’islam.» Naïf ou inconscient, il ira même jusqu’à porter les épreuves de son brûlot au Ministère tunisien de l’intérieur, pour un visa d’impression, qu’il n’obtiendra évidemment pas.
Le 8 mars, donc, Ghazi Béji, affolé, attrape un taxi collectif et passe la frontière tuniso-libyenne, la première qui lui vient à l’esprit. Une nuit à Tripoli, en plein conflit, lui suffit pour réaliser qu’il s’est trompé de destination. Il rebrousse chemin, repasse la frontière, et se dirige de l’autre côté, vers l’Algérie, à Tébessa d’abord, puis à Alger, qu’il rejoint en bus. «Ce n’est pas la solution, ici», se dit-il en observant les hommes portant barbes et kamis dans la rue. Le 20 mars, il prend un avion, direction Istanbul, Turquie. Hésite: «Un pays musulman…»
Jusque-là, pas besoin de visa. Mais un jour, sur les conseils d’un Algérien à qui il a confié son passeport par mesure de précaution, il se décide à gagner l’Europe, via la Grèce, en traversant à la nage la rivière Evros, point de passage bien connu des clandestins. «Il était 4 h 30 du matin, il faisait froid mais la traversée n’est pas très longue», raconte Ghazi Béji dans un anglais de fortune, en bégayant un peu. Il se déshabille et place toutes ses affaires dans un sac. Au milieu, le courant est trop fort, il perd tout, ses lunettes, son sac, son appareil photo. «Arrivé de l’autre côté, j’étais nu.»
Quelques kilomètres plus loin, la police grecque lui fournit un ­vague laissez-passer provisoire. Comme on lui demande comment il a fait sans vêtements, il répond avec un doux sourire: «Beaucoup de gens meurent à cet endroit dans la rivière. J’ai pris les habits sur un mort…»
L’épisode signe le début d’un incroyable parcours, qui lui fera partager les brimades et souffrances endurées par les migrants clandestins, un univers qu’il découvre, avec la peur lancinante d’un retour forcé dans son pays d’origine. De tout cela, Ghazi Béji ne montre rien, s’appliquant à retracer sur une carte son itinéraire avec une distance déroutante – sauf quand il parle des «barbus» qu’il ne nomme pas autrement que «terroristes».
«C’est quelqu’un qui a subi des traumatismes importants et a été exposé plusieurs fois à la mort. Son détachement est une sorte de défense», a constaté le psychanalyste Fethi Benslama, qui fait partie de son comité de soutien. Pour beaucoup, il est aussi représentatif d’une génération de jeunes Tunisiens contestataires et culottés, qui n’a pas hésité à déboulonner Ben Ali. Avec Ghazi Béji, s’ajoute une dimension de provocation – comme lorsqu’il clamait à Mahdia sa volonté d’immigrer en Israël.
Moyennant quelques euros – il est devenu un habitué du réseau de transfert d’argent Western Union, utilisé par sa famille et ses amis pour l’aider –, un taxi le dépose à Alexandroupoli. Il passe une nuit dans une maison inhabitée, se bat avec des «Algériens qui veulent lui voler son argent» et repart, pour Thessalonique puis Athènes. Il y rencontre un Algérien qui lui offre le gîte pour deux nuits. Le reste du temps, il dort dans un jardin public.
Il commence la tournée des ambassades occidentales… Toutes l’éconduisent, mais celle de France le met en garde: passé trente jours, il risque 6 mois de prison pour séjour irrégulier. Ghazi Béji se décide à passer, le 21 avril, la frontière avec la Macédoine à travers une forêt. Il y rencontre un groupe de huit immigrants clandestins nord-africains, qu’il suit. «La police macédonienne m’a attrapé, frappé. Je suis resté en prison pendant sept heures, puis ils m’ont relâché dans la forêt, côté grec. J’ai attendu une nuit, j’ai bu l’eau d’une source, et le lendemain, je suis repassé.»
Dénoncé par un commerçant dans le premier village où il débarque, il est à nouveau pris par la police, et rejeté dans la forêt. Il retente sa chance le lendemain, se cache sous un pont et parvient à gagner en bus la capitale, Skopje, où il ne s’attarde pas. C’est à pied qu’il s’achemine vers la frontière serbe, franchie péniblement à travers les montagnes. «C’était très dur, je me cachais à chaque patrouille», dit-il.
Dans la première localité – il en a oublié le nom, mais conserve le souvenir de photos de Milosevic placardées –, il est attrapé par la police et placé dans un camp de rétention. Un choc. «Il y avait beaucoup de monde, des Pakistanais, des Afghans, des Africains… Le matin, les policiers nous ont fait aligner contre un mur, et l’un deux s’est fait prendre en photo devant nous en montrant ses muscles. Puis ils nous ont entassés dans un bus et rejetés de l’autre côté. A notre descente, ils nous ont fait allonger par terre, les mains sur la nuque, et nous ont frappés avec des bâtons. J’étais épuisé, malade.»
Après un jour, il repasse. Prend un bus pour Belgrade, puis poursuit obstinément son chemin vers la Roumanie, la destination qu’il s’est fixée, il ne sait trop expliquer pourquoi. A la frontière, il se fait une nouvelle fois arrêter, offre 50 euros pour être relâché, et parvient enfin, le 27 avril, en terre roumaine, à Jimbolia.
De là, la police le conduira directement à Timisoara, un camp de réfugiés «divisé en deux parties, affirme-t-il, l’une mangeait, l’autre regardait. Les premiers étaient des Syriens, des Irakiens aidés par une association américaine; les autres des Africains, beaucoup d’Algériens, des Asiatiques…» Un jour, il aperçoit une humanitaire américaine et l’interpelle: «Ici les gens n’ont rien.» Le lendemain, Ghazi Béji est envoyé par les autorités roumaines par le train dans un autre camp, près de la frontière avec l’Ukraine, à Radauti, où il restera vingt-cinq jours. «On nous donnait 10 euros par mois, on ne mangeait que des pommes de terre, il faisait froid, froid…»
Tout cela, Ghazi Béji l’a déjà vécu. Mais la situation s’envenime avec la découverte, par d’autres réfugiés, de son identité et de sa situation qu’il a imprudemment évoquées par téléphone avec sa famille ou des journalistes. «Il y avait une mosquée à l’intérieur du camp et, chaque jour, des réfugiés discutaient de la meilleure façon de me tuer. Ils ne m’appelaient pas par mon prénom, ils disaient «le porc». Ils me frappaient, m’ont forcé à avaler mes chaussettes…»
Une nuit, Issam, un réfugié palestinien, le mord au torse cruellement, et la plaie saigne abondamment. Décision est alors prise par l’administration du camp de le renvoyer. Il signe des papiers – qu’il possède toujours avec des documents qui attestent de son parcours – et, moyennant 70 euros, obtient des autorités roumaines un passeport gris, un «document provisoire de voyage», «valable jusqu’en août 2014», et, pour 60 euros de plus, une carte de résident.
Pendant deux mois, Ghazi Béji va se terrer à Radauti dans un studio déniché par un prêtre… qui lui enjoint d’aller prier. A partir de là, tout un réseau d’entraide parvient à organiser sa venue via la Hongrie, Vienne, Lucerne, Zurich, jusqu’à Paris. Où il attend depuis, cloîtré, dans l’appartement d’un militant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire