Par Isabelle
Mandraud, Le
Temps (Suisse), 16/10/2012
Ghazi Béji à Paris. Le premier candidat au statut de réfugié politique.
(Camille Millerand )
Ghazi Béji,
un jeune Tunisien de 28 ans, a fui son pays après avoir diffusé sur
Internet des caricatures et un pamphlet sur Mahomet. Arrivé fin septembre à
Paris après un long périple, il a reçu le soutien de nombreuses personnalités
et associations. Voici son récit
Sans cette
image d’une vilaine blessure au torse, les quelques photos prises d’étape en
étape par Ghazi Béji, posant en tee-shirt, souriant, pourraient passer pour un
banal album de vacances. Mais c’est un tout autre périple que ce jeune Tunisien
de 28 ans décrit: sept pays parcourus, sept mois d’épreuves, la
clandestinité, les coups, la faim, le froid, l’épuisement, la peur. La longue
errance d’un blasphémateur, condamné dans son pays à 7 ans et demi de
prison pour avoir publié sur Internet des caricatures et un pamphlet sur le
Prophète. Ghazi Béji n’avait jamais quitté la Tunisie.
Échoué
depuis fin septembre à Paris, où il bénéficie de l’aide de plusieurs
associations de défense des droits de l’homme, cet athée revendiqué espère y
trouver refuge. Un comité de soutien international s’est constitué en sa
faveur, avec des signataires de poids – parmi lesquels figurent le
philosophe Jean-Luc Nancy, l’éditeur Antoine Gallimard, les écrivains Patrick
Chamoiseau, Abdelwahab Meddeb et Patrick Deville, ou encore les historiens
Benjamin Stora et Sophie Bessis. Ils agissent au nom «du droit inaliénable à la
liberté de conscience tel que stipulé dans l’article 18 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme votée à l’ONU en 1948» et de la protection
d’une personne menacée de mort. Une situation qui fait aujourd’hui de Ghazi
Béji le premier candidat au statut de réfugié politique de la Tunisie
post-révolution. Mais comment accorder l’asile politique au ressortissant d’un
pays qui vient de se libérer d’une dictature?
Sept mois
plus tôt, le 8 mars, cet employé d’un atelier de pâtes alimentaires à
Mahdia, sa ville natale, titulaire d’un diplôme en agroalimentaire, a ramassé
toutes ses économies, 1000 euros, et s’est enfui. Son ami et complice,
Jabeur El-Mejri, venait d’être attrapé par la police et incarcéré. Aucun avocat
n’a voulu le défendre. Bochra Belhadj Hmida, elle, prendra le dossier de Ghazi
Béji, après sa fuite. «Par principe», dit cette avocate engagée, bien connue à
Tunis.
Ce sont même
deux avocats qui avaient déposé une plainte après la publication par Jabeur et
Ghazi de caricatures de Mahomet dans la blogosphère. Auteur d’un texte en
arabe, non traduit, L’illusion de l’islam, Ghazi Béji n’y est pas allé
avec le dos de la cuillère en accusant notamment le Prophète de pédophilie. La
justice tunisienne a condamné les deux compères à la même peine de prison. Les
menaces de mort n’ont pas tardé à pleuvoir.
Bien sûr,
Ghazi Béji ne se serait pas lancé dans une telle aventure sous Ben Ali, mais
une fois le régime de l’ancien dictateur tombé, lui qui a participé avec
enthousiasme aux manifestations de janvier 2011 pense que tout est permis dans
la nouvelle Tunisie. «La majorité des musulmans ne connaissent rien à leur
religion, justifie-t-il dans l’appartement parisien où il est hébergé. Pour
moi, tous les problèmes des pays arabes sont liés à la religion, sinon,
pourquoi les gens sont pauvres alors que tous ces pays sont riches?» «Le problème,
s’entête-t-il, c’est l’islam.» Naïf ou inconscient, il ira même jusqu’à porter
les épreuves de son brûlot au Ministère tunisien de l’intérieur, pour un visa
d’impression, qu’il n’obtiendra évidemment pas.
Le
8 mars, donc, Ghazi Béji, affolé, attrape un taxi collectif et passe la
frontière tuniso-libyenne, la première qui lui vient à l’esprit. Une nuit à
Tripoli, en plein conflit, lui suffit pour réaliser qu’il s’est trompé de
destination. Il rebrousse chemin, repasse la frontière, et se dirige de l’autre
côté, vers l’Algérie, à Tébessa d’abord, puis à Alger, qu’il rejoint en bus.
«Ce n’est pas la solution, ici», se dit-il en observant les hommes portant
barbes et kamis dans la rue. Le 20 mars, il prend un avion, direction
Istanbul, Turquie. Hésite: «Un pays musulman…»
Jusque-là,
pas besoin de visa. Mais un jour, sur les conseils d’un Algérien à qui il a
confié son passeport par mesure de précaution, il se décide à gagner l’Europe,
via la Grèce, en traversant à la nage la rivière Evros, point de passage bien
connu des clandestins. «Il était 4 h 30 du matin, il faisait froid mais la
traversée n’est pas très longue», raconte Ghazi Béji dans un anglais de
fortune, en bégayant un peu. Il se déshabille et place toutes ses affaires dans
un sac. Au milieu, le courant est trop fort, il perd tout, ses lunettes, son
sac, son appareil photo. «Arrivé de l’autre côté, j’étais nu.»
Quelques
kilomètres plus loin, la police grecque lui fournit un vague laissez-passer
provisoire. Comme on lui demande comment il a fait sans vêtements, il répond
avec un doux sourire: «Beaucoup de gens meurent à cet endroit dans la rivière.
J’ai pris les habits sur un mort…»
L’épisode
signe le début d’un incroyable parcours, qui lui fera partager les brimades et
souffrances endurées par les migrants clandestins, un univers qu’il découvre,
avec la peur lancinante d’un retour forcé dans son pays d’origine. De tout
cela, Ghazi Béji ne montre rien, s’appliquant à retracer sur une carte son
itinéraire avec une distance déroutante – sauf quand il parle des «barbus»
qu’il ne nomme pas autrement que «terroristes».
«C’est
quelqu’un qui a subi des traumatismes importants et a été exposé plusieurs fois
à la mort. Son détachement est une sorte de défense», a constaté le
psychanalyste Fethi Benslama, qui fait partie de son comité de soutien. Pour
beaucoup, il est aussi représentatif d’une génération de jeunes Tunisiens
contestataires et culottés, qui n’a pas hésité à déboulonner Ben Ali. Avec
Ghazi Béji, s’ajoute une dimension de provocation – comme lorsqu’il
clamait à Mahdia sa volonté d’immigrer en Israël.
Moyennant
quelques euros – il est devenu un habitué du réseau de transfert d’argent
Western Union, utilisé par sa famille et ses amis pour l’aider –, un taxi le
dépose à Alexandroupoli. Il passe une nuit dans une maison inhabitée, se bat
avec des «Algériens qui veulent lui voler son argent» et repart, pour
Thessalonique puis Athènes. Il y rencontre un Algérien qui lui offre le gîte
pour deux nuits. Le reste du temps, il dort dans un jardin public.
Il commence
la tournée des ambassades occidentales… Toutes l’éconduisent, mais celle de
France le met en garde: passé trente jours, il risque 6 mois de prison pour
séjour irrégulier. Ghazi Béji se décide à passer, le 21 avril, la
frontière avec la Macédoine à travers une forêt. Il y rencontre un groupe de
huit immigrants clandestins nord-africains, qu’il suit. «La police macédonienne
m’a attrapé, frappé. Je suis resté en prison pendant sept heures, puis ils
m’ont relâché dans la forêt, côté grec. J’ai attendu une nuit, j’ai bu l’eau
d’une source, et le lendemain, je suis repassé.»
Dénoncé par
un commerçant dans le premier village où il débarque, il est à nouveau pris par
la police, et rejeté dans la forêt. Il retente sa chance le lendemain, se cache
sous un pont et parvient à gagner en bus la capitale, Skopje, où il ne
s’attarde pas. C’est à pied qu’il s’achemine vers la frontière serbe, franchie
péniblement à travers les montagnes. «C’était très dur, je me cachais à chaque
patrouille», dit-il.
Dans la
première localité – il en a oublié le nom, mais conserve le souvenir de photos
de Milosevic placardées –, il est attrapé par la police et placé dans un camp
de rétention. Un choc. «Il y avait beaucoup de monde, des Pakistanais, des
Afghans, des Africains… Le matin, les policiers nous ont fait aligner contre un
mur, et l’un deux s’est fait prendre en photo devant nous en montrant ses
muscles. Puis ils nous ont entassés dans un bus et rejetés de l’autre côté. A
notre descente, ils nous ont fait allonger par terre, les mains sur la nuque,
et nous ont frappés avec des bâtons. J’étais épuisé, malade.»
Après un
jour, il repasse. Prend un bus pour Belgrade, puis poursuit obstinément son
chemin vers la Roumanie, la destination qu’il s’est fixée, il ne sait trop
expliquer pourquoi. A la frontière, il se fait une nouvelle fois arrêter, offre
50 euros pour être relâché, et parvient enfin, le 27 avril, en terre
roumaine, à Jimbolia.
De là, la
police le conduira directement à Timisoara, un camp de réfugiés «divisé en deux
parties, affirme-t-il, l’une mangeait, l’autre regardait. Les premiers étaient
des Syriens, des Irakiens aidés par une association américaine; les autres des
Africains, beaucoup d’Algériens, des Asiatiques…» Un jour, il aperçoit une
humanitaire américaine et l’interpelle: «Ici les gens n’ont rien.» Le
lendemain, Ghazi Béji est envoyé par les autorités roumaines par le train dans
un autre camp, près de la frontière avec l’Ukraine, à Radauti, où il restera
vingt-cinq jours. «On nous donnait 10 euros par mois, on ne mangeait que
des pommes de terre, il faisait froid, froid…»
Tout cela,
Ghazi Béji l’a déjà vécu. Mais la situation s’envenime avec la découverte, par
d’autres réfugiés, de son identité et de sa situation qu’il a imprudemment
évoquées par téléphone avec sa famille ou des journalistes. «Il y avait une
mosquée à l’intérieur du camp et, chaque jour, des réfugiés discutaient de la
meilleure façon de me tuer. Ils ne m’appelaient pas par mon prénom, ils
disaient «le porc». Ils me frappaient, m’ont forcé à avaler mes chaussettes…»
Une nuit,
Issam, un réfugié palestinien, le mord au torse cruellement, et la plaie saigne
abondamment. Décision est alors prise par l’administration du camp de le
renvoyer. Il signe des papiers – qu’il possède toujours avec des documents qui
attestent de son parcours – et, moyennant 70 euros, obtient des autorités
roumaines un passeport gris, un «document provisoire de voyage», «valable
jusqu’en août 2014», et, pour 60 euros de plus, une carte de résident.
Pendant deux
mois, Ghazi Béji va se terrer à Radauti dans un studio déniché par un prêtre…
qui lui enjoint d’aller prier. A partir de là, tout un réseau d’entraide
parvient à organiser sa venue via la Hongrie, Vienne, Lucerne, Zurich, jusqu’à
Paris. Où il attend depuis, cloîtré, dans l’appartement d’un militant.
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