par
Robert D. Kaplan, 19/12/2012.Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Note
du traducteur : ayant peu de choses en commun avec Monsieur Kaplan, je
ne partage évidemment pas ses présupposés, ancrés dans l'idéologie
usaméricaine de la "Destinée manifeste de l'Amérique", pas plus que je
ne crois à une "fatalité géographique". Le but de cette traduction est
d'alimenter la réflexion de tous les citoyens francophones qui se
battent dans le monde contre la malédiction du gaz de schiste en leur
fournissant des éléments de compréhension des stratégies fumantes (et
fumeuses) "d'en haut" à l'œuvre.
Selon
les revues élitaires et la presse d'opinion, l'avenir de la politique
étrangère repose en grande partie sur des idées : l'élan moral en faveur
d'interventions humanitaires, les diverses théories relatives aux taux
de change et au rééquilibrage de la dette nécessaire pour arranger
Europe, la montée du cosmopolitisme parallèlement à la vitalité tenace
du nationalisme en Asie orientale et ainsi de suite. En d'autres termes,
le monde de l'avenir peut être conçu et défini sur la base des thèses
de doctorat. Et dans une certaine mesure cela peut être vrai. Comme le
20ème siècle nous l'a montré, les idéologies - que ce soit le
communisme, le fascisme ou l'humanisme – comptent et comptent beaucoup.
Mais il y a une autre vérité: La réalité de grandes forces
impersonnelles comme la géographie et l'environnement qui contribuent
aussi à déterminer l'avenir des événements humains. L'Afrique a été
pauvre historiquement [sic, NdT] en grande partie à cause de la
rareté de bons ports naturels et de fleuves navigables de l'intérieur
vers la côte. La Russie est paranoïaque à cause de sa masse terrestre
exposée aux invasions avec peu d'obstacles naturels. Les émirats du
Golfe Arabo-persique sont fabuleusement riches non pas à cause d'idées,
mais à cause des dépôts importants de sources d'énergie souterraines.
Vous avez compris. Les intellectuels se concentrent sur ce qu'ils
peuvent changer, mais nous sommes impuissants à changer une grande
partie de ce qui se passe.
Prenez le schiste, une roche sédimentaire au sein de laquelle le
gaz naturel peut être piégé. Le gaz de schiste constitue une nouvelle
source d'énergie extractible pour le monde post-industriel. Les pays qui
ont d'importants gisements de schiste seront mieux placés dans la
compétition entre États du 21e siècle, et ceux qui n'ont pas de tels
dépôts seront défavorisés. Dans ce domaine, les idées compteront peu.
Stratfor, en l'occurrence, a étudié la question en profondeur.
Voici ma propre analyse, influencée en partie par la recherche de
Stratfor.
Voyons donc qui a du schiste et comment cela peut changer la
géopolitique. Car l'avenir sera fortement influencé par ce qui se trouve
sous terre.
Les USA, cela est avéré, ont de vastes gisements de gaz de schiste:
au Texas, en Louisiane, au Dakota du Nord, en Pennsylvanie, dans
l'Ohio, l'État de New York et ailleurs. L'USAmérique, indépendamment de
la plupart des choix politiques qu'elle fait, est en passe de devenir un
géant énergétique du 21e siècle. En particulier, la côte du Golfe, avec
comme centre le Texas et la Louisiane, s'est engagée dans un véritable
boom du gaz de schiste du pétrole. Cette évolution fera de la Caraïbe
une zone focale de l'hémisphère occidental sur le plan économique, ce
qui sera favorisé par l'élargissement du canal de Panama en 2014. Dans
le même temps, la coopération entre le Texas et le Mexique voisin va
s'intensifier, comme le Mexique va devenir de plus en plus un marché
pour le gaz de schiste, avec ses propres bassins de schiste exploités
près de sa frontière nord.
Ce sont là, en partie, des nouvelles troublantes pour la Russie. La
Russie est actuellement le géant énergétique de l'Europe, exportant du
gaz naturel vers l'ouest en grandes quantités, ce qui fournit à Moscou
un levier politique sur toute l'Europe centrale et de l'Est en
particulier. Toutefois, les réserves de la Russie sont souvent dans
certaines parties de la Sibérie qui sont difficiles et coûteuses à
exploiter, même si la technologie d'extraction de la Russie, autrefois
vieille, a été considérablement modernisée. Et la Russie pour le moment
peut faire face à relativement peu de concurrence en Europe. Mais que
faire si à l'avenir les USA étaient en mesure d'exporter du gaz de
schiste vers l' Europe à un prix compétitif?
Les USA ont encore peu de capacités d'exportation de gaz de schiste
en Europe. Ils seraient obligés de construire de nouvelles
installations de liquéfaction pour le faire, en d'autres termes, il
faudrait édifier des usines sur le golfe du Mexique qui liquéfient le
gaz afin qu'il puisse être transporté par bateau à travers l'Atlantique,
des installations de regazéification le reconvertiraient en gaz en
Europe. Cela est faisable avec de l'investissement en capital, de
l'expertise et une législation favorable. Les pays qui construiront de
telles installations auront plus d'options énergétiques, pour exporter
ou pour importer, quel que soit le cas. Alors imaginez un avenir dans
lequel les USA exporteraient du gaz de schiste liquéfié vers l'Europe,
réduisant la dépendance des pays européens vis-à-vis des sources
d'énergie russe. La géopolitique de l'Europe pourrait changer quelque
peu. Le gaz naturel pourrait devenir pour la Russie un outil moins
politique et plus purement économique (même si un tel changement
non-négligeable exigerait d'importantes exportations de gaz de schiste
de l'Amérique du Nord vers l'Europe).
Moins de dépendance envers la Russie permettrait à la vision d'une
Europe centrale et orientale véritablement indépendante et
culturellement dynamique de pleinement prospérer - un idéal des
intellectuels de la région depuis des siècles, même si les idées, dans
ce cas, auraient peu de choses à voir là-dedans.
Cela pourrait être particulièrement pertinent pour la Pologne. Car
la Pologne peut avoir d'importants gisements de gaz de schiste. Si les
gisements polonais de schiste s'avéraient être les plus importants
d'Europe (un très gros «si»), la Pologne pourrait devenir un producteur
d'énergie à part entière, ce qui ferait de ce plat pays sans défenses
naturelles, à l'est et à l'ouest - annihilé par l'Allemagne et l'Union
soviétique au 20e siècle – un État-pivot ou une puissance moyenne au 21e
siècle. Les USA, à leur tour, quelque peu libérés du pétrole du
Moyen-Orient grâce à leurs propres sources d'énergie (y compris les
gisements de gaz naturel), pourraient se concentrer sur le renforcement
de la Pologne comme une puissance amie, tout en perdant une grande
partie de leur fort intérêt pour l'Arabie Saoudite; Certes, les immenses
gisements de pétrole et de gaz naturel dans la péninsule arabique,
l'Irak et l'Iran maintiendront le Moyen-Orient comme grand exportateur
d'énergie pour encore des décennies. Mais la révolution du gaz de
schiste va compliquer l'approvisionnement et la répartition des
hydrocarbures de la planète, de sorte que le Moyen-Orient pourra perdre
une partie de sa primauté.
Il s'avère que l'Australie a également d'importantes réserves de
gaz naturel, récemment découvertes, ce qui, avec des installations de
liquéfaction, pourrait la transformer en un des principaux pays
exportateurs d'énergie principale vers l'Asie orientale, en supposant
que l'Australie réduise considérablement ses coûts de production (ce qui
peut s'avérer très difficile à faire). Parce que l'Australie a déjà
commencé à émerger comme l'allié militaire le plus fiable des USA dans
l'anglosphère [resic, NdT], l'alliance de ces deux grands
producteurs d'énergie de l'avenir pourrait cimenter encore plus
l'influence occidentale en Asie. Les USA et l'Australie se partageraient
le monde : tant bien que mal, bien sûr. En effet, si l'exploitation du
gaz naturel non-conventionnel a quelque chose à y voir, le soi-disant
monde post-usaméricain serait tout sauf cela.
L'émergence géopolitique du Canada - encore une fois, grâce au gaz
naturel et au pétrole - pourrait amplifier cette tendance. Le Canada
possède d'immenses gisements de gaz naturel en Alberta, qui pourrait
éventuellement être transporté par des futurs gazoducs à venir vers la
Colombie-Britannique, où, avec les installations de liquéfaction, il
pourrait ensuite être exporté vers l'Asie orientale. Pendant ce temps,
l'est du Canada pourrait bénéficier de nouveaux gisements de gaz de
schiste qui sous la frontière se prolongent dans le nord des USA. Ainsi,
des nouvelles découvertes de sources d'énergie lieraient plus
étroitement les deux pays nord-américains, alors même que l'Amérique du
Nord et l'Australie seront devenus plus puissants sur la scène mondiale.
La Chine a également d'importants gisements de gaz de schiste dans
ses provinces intérieures. Parce que Pékin est grevé par relativement
peu de règlementations, le régime pourrait acquérir les terres et
construire les infrastructures nécessaires à son exploitation. Cela
allégerait un peu la crise énergétique de la Chine et aider la stratégie
de Pékin pour compenser le déclin de son modèle économique orienté vers
le littoral en stimulant le développement des terres intérieures.
Les pays qui pourraient éventuellement souffrir à cause d'une
révolution du gaz de schiste seraient les pays enclavés, producteurs de
pétrole et politiquement instables comme le Tchad, le Soudan et le
Sud-Soudan, dont les hydrocarbures pourraient perdre relativement en
valeur à mesure que ces autres sources d'énergie seront exploitées. La
Chine, en particulier, pourrait à l'avenir se désintéresser des
gisements d'énergie dans ces pays de bas de gamme [reresic, NdT] et à haut risque si le gaz de schiste qu'elle recèle se met à gicler en abondance.
De manière générale, l'arrivée du gaz de schiste ne peut
qu'accentuer l'importance de la géographie. Quels pays ont du schiste
dans leur sous-sol et lesquels n'en ont pas permettra de déterminer les
relations de pouvoir. Et comme le gaz de schiste peut être transporté à
travers les océans sous forme liquide, les États ayant des côtes auront
l'avantage. Le monde deviendra plus petit en raison de la technologie de
l'extraction du gaz non conventionnel, mais cela ne fait qu'accroître
le caractère précieux de la géographie, plutôt que de le diminuer.
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