dimanche 1 mars 2015

Yaşar Kemal, un souffle millénaire

par Mustafa Can, Aftonbladet, 28/2/2015. Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

L'extraordinaire écrivain Yaşar  Kemal vient de s'éteindre à Istanbul à l'âge de 91 ans. il nous laisse une œuvre épique inégalée, aux profondes racines populaires. Précurseur méconnu de ce qu'on appellera le "réalisme magique", Yaşar  Kemal n'aura pas eu les honneurs du Prix Nobel. Pourtant la Suède est sans doute le pays où il a été le plus lu en dehors de Turquie et c'est là qu'il trouva refuge dans les années 1970, quand la dictature militaire voulait le mettre à l'ombre pour l'éternité. Un représentant de la nouvelle génération d'écrivains suédois, lui aussi d'origine kurde, évoque l'auteur de l'épopée de Mèmed.-FG

Mustafa Can évoque un Yaşar  Kemal triste dans un restaurant chinois à Fridhemsplan à Stockholm
   



Yaşar  Kemal (1923 - 2015)
En apprenant  la mort de Yaşar  Kemal, je pense à une nuit deux jours avant le réveillon du Nouvel An 2006 , à La Havane.

Gabriel García Márquez était assis, entouré de belles femmes et d'hommes graves en costumes, aux larges épaules, sur les divans, au fond de la boîte de nuit "Le chat borgne", aux pieds du légendaire Hôtel Nacional où des mafieux, des espions, des stars de cinéma, des politiciens, des écrivains et d'autres célébrités se côtoyaient en d'autres temps.

Encouragé par mon ami Lars Asklund , je suis allé vers l'écrivain et l'ai remercié pour de magnifiques expériences de lecture. Márquez a hoché la tête et a demandé prudemment d'où je venais.
- Suède. Mais je suis originaire du Kurdistan turc.
- Oh, du même pays que Yaşar  Kemal, s'est-il  exclamé, ravi et a levé son verre.  Bien que je n'ai pas mentionné que je rencontrais parfois Yaşar  Kemal, Márquez a continué :
- C'est très bon confrère et un inspirateur. Salue-le bien de ma part quand tu le rencontres.
Cinq mois plus tard, nous étions quelques personnes attablées avec un Yaşar  Kemal attristé dans un restaurant chinois à Fridhemsplan à Stockholm. Pour lui remonter le moral - il était venu rendre visite à son ami confrère à l'agonie Mehmet Uzun - je lui ai parlé de la rencontre avec Márquez.
- Il a donc dit : «collègue inspirateur»?, a ri Kemal. C'est peut-être une manière pour le bon Márquez de reconnaître que j'ai précédé les Latino-Américains dans le réalisme magique.

Non, à la différence de son collègue colombien le Kurde Yaşar  Kemal, qui écrivait en turc, n'a jamais eu le prix Nobel de littérature. Un prix dont il voulait rarement parler - même s'il y fut candidat pendant de longues années.

- Si vous avez reçu les récits avec le lait maternel, vous ne devez pas passer votre temps à penser aux prix, vous devez simplement raconter, avait-il lancé dans un bistrot d'Istanbul après un séminaire littéraire au consulat suédois en 2004.

Kemal racontait avec verve comment ses parents kurdes avaient fui de la région du Lac de Van pour échapper aux armées russes en 1915. Comment le fait de grandir dans la seule famille kurde d'un village turkmène pauvre, Hemite, dans la plaine entre les monts Taurus et la Méditerranée, l'avait  conduit à maîtriser mieux la langue turque que sa langue maternelle .

Yaşar  Kemal baissait la voix quand il évoquait la perte de son père, qui lui manqua toute sa vie, qui fut abattu dans une mosquée par son frère adoptif quand il avait à peine cinq ans. Et il haussait de nouveau le ton et retrouvait sa bonne humeur quand il disait que c'était les bardes, les conteurs oraux qui, avant même qu'il eût appris à écrire, qui  l'avaient inspiré à aller de village en village pour recueillir des histoires plus ou moins vraies, les  mémoriser et les restituer sous une forme dramatisée. Des récits qui pouvaient durer des jours.  Et le travail de tri des livres dans la bibliothèque déserte d'Adana, la ville de la région, et la rencontre avec Homère, Cervantès, Stendhal, Tchekhov ...

- La littérature occidentale m'a offert un nouveau monde. Ces auteurs m'ont fait réaliser plus tard que "ma" La littérature devait jaillir de l'histoire de ma famille et de mon peuple avec son trésor de contes, de chansons populaires et de mythes.

Dès son premier roman Mèmed le Mince ("İnce Memed", 1955), il est devenu la figure de proue  de la littérature turque. L'inspiration pour les œuvres sur le petit orphelin maigre et rebelle Mehmed, expliquait Kemal, est venue des hommes dans la famille de sa mère. Tous étaient des hors-la-loi révolutionnaires, aucun d'eux ne mourut de vieillesse.

Son paysage d'enfance dans la plaine fertile de Çukurova était son propre Macondo. Yaşar  Kemal dépeint dans son épopée les conditions de vie des opprimés et ce qui arrive à la fois à l'homme et à  la société dans des temps de bouleversement. Lorsque la société paysanne rencontre la modernité, que la pauvreté se confronte au capitalisme, le désir de libération rencontre encore un système politique brutal.

Bien que l'œuvre de Kemal se déroule principalement durant le 20ème siècle,  elle est traversée par un souffle millénaire où chaque objet a son histoire secrète et diverses époques s'interpénètrent. Sur  la plaine de Çukurova les sites préhistoriques du Néolithique et de l'ancienne Cilicie ont laissé leurs traces. Avec des temples, des inscriptions lapidaires et des villages troglodytes prophétiques. Hittites et Babyloniens, Perses, Arméniens et Kurdes, Romains, Grecs, Arabes et Turcs. Une cohorte de souverains et d'esclaves, de paysans et de seigneurs féodaux qui tous se meuvent entre des paysages d'ombres nocturnes et des mondes féériques éblouissants .

Les romans résonnent simultanément de nombreuses voix différentes. Il y a des ruptures, des exodes de masse et des colons. La haine, la vengeance, la suspicion et la violence sont toujours présentes. Mais aussi la révolte, l'amour, la beauté, l'imagination débridée et la quête irrépressible de l'homme qui,  même en des temps chaotiques, rêve de lumière et de paix.

Pour l'athée Yaşar  Kemal, l'homme était la mesure de toute chose. Mais sans la nature, l'homme n'est qu'une coquille vide. À la question de savoir pourquoi il commence presque tous ses romans avec de longues descriptions lyriques de la nature, il répondait :
-Je suis un athée avec une angoisse de mort  parfois paralysante. La nature ne est ni bonne ni mauvaise, elle est juste grandiose, et sa beauté est peut-être mon principal argument contre la mort.

Enfant, il pouvait passer des heures, des journées à observer le vol d'un papillon, le vol des oiseaux, les abeilles sauvages aux reflets bleutés  montant et descendant en nuages ​​étincelants au-dessus la plaine, les formations nuageuses, les changements de nuances des monts Taurus, les têtes épineuses des chardons, les pêchers et abricotiers en fleurs, les amandiers sauvages explosant en rose et pourpre. Il respirait le parfum du thym sauvage et fermait les yeux en écoutant le vent, le chant des ruisseaux et des perdrix au plumage brun-roux.

Le vieux paysan, le tractoriste, le cueilleur de coton, le gardien de nuit, l'écrivain public, l'instit intérimaire, le rebelle et socialiste, fut pendant de longues années l'une des rares consciences publiques de la nation turque. À contrecœur, comme son ami Orhan Pamuk.

Yaşar  Kemal détestait parler de politique, mais ne pouvait nénamoins pas rester à l'écart de la politique. Surtout lorsqu'il s'agissait de la liberté d'expression et de la répression systématique des Kurdes.
- Je suis un écrivain, pas un commentateur politique. Ma tâche est d'écrire aussi bien que possible, mais quel choix ai-je lorsque des gens assoiffés de liberté qui descendent dans la rue sont persécutés et même condamnés à plusieurs siècles de prison, sont torturés, assassinés?
Monument à Mèmed le Mince dans le village natal de Yaşar  Kemal, Hemite, nommé aujourd'hui Gökçedam
C'était à ses yeux immoral d'être politiquement neutre, de s'enfermer et ne s'adonner qu'à la littérature, quand le monde autour brûlait. Particulièrement dans les dictatures et les démocraties fragiles où tout le monde ne sait pas lire écrire, il était du devoir de l'intellectuel de mettre l'éthique avant l'esthétique, de mettre en lumière  l'inflation de la valeur civilisationnelle de la société et perturber l'ordre social.

Les médias turcs ont mené pendant de longues années des campagnes de diffamation et de haine contre Kemal. Au fil des ans il a été souvent condamné ou menacé de procès et d'emprisonnement pour soutien au terrorisme et pour propagande séparatiste. Je me souviens de la mine triste de Yaşar  Kemal quand une jeune femme, au cours d'une rencontre d'écrivains dans une librairie, lui a demandé quel effet ça lui faisait d'être désormais plus connu comme militant des droits de l'homme que comme écrivain:

- Je ne suis qu'un homme parmi les hommes. Être humain implique peut-être avant tout de se sentir responsable de tout ce qui se passe dans le monde et de se confronter à la fois au présent et au passé. Surtout maintenant dans l'hystérie marchande du pluralisme libéral.
Chaque fois que je rencontrais Yaşar  Kemal, il me demandait toujours des nouvelles de la Suède - "ma seconde patrie" - et évoquait la rue où il a vécu durant son exil pendant quelques années à la fin des années 70. Årstavägen 29.

Il décrivait le froid, l'obscurité, les rues désertes et la solitude. Et ce que  l'absence de langue pour communiquer  fait de l'homme, l'isolant du reste de la société, le faisant se sentir une victime impuissante. Car ce qui en fin de compte sauve l'homme est sa capacité de communiquer. Mais ...

- Je n'ai jamais été aussi productif que durant l'exil en Suède, j'ai écrit plusieurs livres en quelques années. Le silence et le calme que j'ai rencontrés là-bas, je ne les ai jamais rencontrés avant ou après. Malgré ma nostalgie du pays, j'ai été très heureux en Suède.

Il y a deux ans, lors d'une brève rencontre dans  une galerie à Istanbul, j'ai demandé Yaşar  Kemal s' il savait qu'il avait été dans les années 70 l'écrivain étranger le plus emprunté dans les bibliothèques suédoises.

Son rire bruyant a résonné entre les murs:
- En tout cas, ce n'est pas ça qui donne le prix Nobel.
 

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