Original :
Anja Röhl a aujourd’hui 55 ans. Il lui a fallu plus de quarante ans pour pouvoir raconter ce que lui avait fait son père. Celui-ci, Klaus Rainer Röhl, aujourd’hui âgé de 81 ans, s’est empressé de démentir ce récit. Röhl, fondateur du magazine « déshabillé » de gauche Konkret, avait épousé en 1960 Ulrike Meinhof, qui fit ses débuts journalistiques dans ce journal. Ils divorcèrent en 1968. Après la publication de ce récit d’Anja dans le magazine Stern, sa demi-sœur Bettina, fille d’Ulrike Meinhof a à son tour déclaré que son père avait abusé d’elle. (Tlaxcala]
L’un des plus importants apologistes de la pédophilie était un membre de ma famille ; son nom est Klaus Rainer Röhl, c’était mon père. Il est toujours en vie mais je suis incapable de dire: « C’est mon père ».
Lorsque j’étais toute petite, bien avant la puberté, il me parlait toujours du caractère sensuel et érotique de la peau des enfants, « tout à fait à l’opposé de la peau des femmes à partir de 13 ans ». Seules les enfants de moins de treize ans exerçaient sur lui une attraction érotique, disait-il. Et en disant cela il riait et me traitait en jouet, il me donnait des « petites claques » (c’était ainsi qu’il appelait ses coups) sur les joues et apparemment tout aussi innocemment sur les cuisses, dans les deux cas jusqu’à la douleur, il attendait que je dise : « Arrête, papa, ça fait mal ». Alors il me répondait de ne pas faire de manières. « Une petite Allemande », ça ne pleure pas.
À la même époque il m’a avoué qu’il me trouvait déjà érotique sur ma table à langer et m’a exposé souvent sa théorie selon laquelle les jeunes filles devaient de préférence être déflorées par des hommes plus âgés et plus expérimentés car les jeunes étaient la plupart du temps trop maladroits. Vous trouverez peut-être bizarre que des termes tels qu’érotique, déflorer, sensuel puissent même être employés ouvertement lorsqu’on s’adresse à des enfants, mais sans doute cela faisait-il partie du jeu où l’on nous entraînait, nous les enfants, afin que ce qui passait ne puisse que nous paraître normal.
Lorsque j’étais toute petite, bien avant la puberté, il me parlait toujours du caractère sensuel et érotique de la peau des enfants, « tout à fait à l’opposé de la peau des femmes à partir de 13 ans ». Seules les enfants de moins de treize ans exerçaient sur lui une attraction érotique, disait-il. Et en disant cela il riait et me traitait en jouet, il me donnait des « petites claques » (c’était ainsi qu’il appelait ses coups) sur les joues et apparemment tout aussi innocemment sur les cuisses, dans les deux cas jusqu’à la douleur, il attendait que je dise : « Arrête, papa, ça fait mal ». Alors il me répondait de ne pas faire de manières. « Une petite Allemande », ça ne pleure pas.
À la même époque il m’a avoué qu’il me trouvait déjà érotique sur ma table à langer et m’a exposé souvent sa théorie selon laquelle les jeunes filles devaient de préférence être déflorées par des hommes plus âgés et plus expérimentés car les jeunes étaient la plupart du temps trop maladroits. Vous trouverez peut-être bizarre que des termes tels qu’érotique, déflorer, sensuel puissent même être employés ouvertement lorsqu’on s’adresse à des enfants, mais sans doute cela faisait-il partie du jeu où l’on nous entraînait, nous les enfants, afin que ce qui passait ne puisse que nous paraître normal.
Klaus Rainer Röhl et sa femme Ulrike Meinhof en 1966. Anja avait alors 11 ans. Photo EVA
À partir de mon onzième anniversaire il m’a régulièrement montré des tonnes de photos érotiques qu’il voulait publier dans le journal « Konkret », en m’expliquant que le plus important était que les filles aient l’air jeune, innocent et pudibond. C’était ce qui plaisait aux lecteurs.
Dès ma petite enfance il m’a emmenée avec lui dans ses petites escapades à Sylt. Sur la plage il me prenait par la main et m’emmenait « regarder les femmes », leur jeunesse était le principal critère et j’étais autorisée à « donner mon avis » : laquelle était la plus « sensuelle »? Bien que, je l’ai déjà dit, aucune n’approchât les moins de treize ans, qui avaient la peau la plus sensuelle, une peau qui n’avait jamais été embrassée, éveillée, ce qui leur conférait un maximum de séduction, et bien sûr elles le savaient.
J’avais quatorze ans quand il a entamé directement sous mes yeux une relation avec une fille de seize, bien qu’il eût à l’époque une amie à Cologne et deux autres moins régulières à Hambourg.
Mon père traitait souvent les femmes de « putes » ou de « catins », c’étaient ses mots préférés, qu’il employait surtout avec ses ex, qu’il avait donc jetées, ou avec l’amie du moment, si elle l’avait tant soit peu irrité. Mais c’était toujours au cours d’une dispute. Aussi loin que je me souvienne, je l’ai entendu parler ainsi à ma mère, qu’il traitait aussi de salope, lorsqu’il se disputait avec elle. Ulrike était la seule femme qu’il osait rarement injurier en ces termes.
Mes deux tantes ont été témoins de telles scènes dès les années 50 et bien sûr mon père ne s’est pas privé de leur lancer des allusions se nature sexuelle lorsqu’elles étaient jeunes filles.
Il se livrait sans complexe à ce jeu en présence d’autres personnes, sous couvert de plaisanter. Mais ce qui lui était très particulier c’était le mélange de phrases où s’exprimaient désir et lyrisme et d’autres qui visaient à dénigrer et à humilier. Moi-même n’ai jamais entendu de la bouche de mon père que des propos dévalorisants, aussi bien sur ses ex que sur mes tantes, alors adultes depuis longtemps. Ces propos étaient toujours sexistes, méchants et faisaient mal.
La même chose s’est répétée avec moi et ma fratrie ; après m’avoir adulée lorsque j’étais enfant, « au-delà de quatorze ans » il m’a terriblement dénigrée devant mes sœurs, mais aussi devant d’autres personnes. C’était surtout des remarques sexistes sur mon physique, j’avais les cheveux gras, des jambes trop grosses, des lèvres trop minces, bref je n’étais pas séduisante.
J’avais cinq ans lorsque mon père m’a emmenée passer quinze jours de vacances d’hiver avec lui à Rottach-Egern. En vacances nous partagions un lit à deux places à l’hôtel. Une crêpe suivie de violents maux de ventre provoqua dans la chambre une longue et violente dispute où il m’accusa d’avoir fait exprès de vomir en mangeant trop de crêpes, sur quoi je fondis en larmes ; alors il me prit dans ses bras se mit à sangloter se traita de trou du cul et me demanda pardon avec véhémence. Dans la suite de cette « scène de pardon » il m’appela « son unique femme » sa préférée et la dernière chose qu’il possède encore, si bien qu’il me fit grand’pitié. Sous prétexte de faire la sieste et de se réconcilier il me prit dans notre grand lit et quand je fus à moitié endormie il se rapprocha de moi par derrière, je sentis un objet dur, il me serra dans ses bras, gémit ... devenue adulte je compris qu’il s‘était masturbé contre mon corps en tentant de le dissimuler sous des sanglots de prétendu désespoir.
Mon père partait du principe ainsi qu’il le disait souvent devant témoins, que les petites filles aimaient séduire leur père et étaient parfaitement conscientes du désir qu’elles suscitaient. Il appelait les fillettes entre 11 et 12 ans « de petites Lolita » et les jugeait « coquettes et « rusées ». Il disait cela devant moi à des enfants de deux ans et disait souvent en ma présence que ma demi-sœur Bettina était « le bébé le plus sensuel qu’il ait jamais vu ».
Mon père était un hâbleur et très enjoué, et il proposait aux enfants des jeux qui déchaînaient leur enthousiasme, si bien qu’en un tournemain il gagnait leur confiance, leur amour et leur affection. Mais dès qu’il y avait réussi, cela semblait lui peser, car il essayait, comme avec les adultes, de provoquer des disputes suivies régulièrement des mêmes rituels de pardon dégoulinants de sentimentalité. Ceux-ci se déroulaient invariablement le soir au coucher dans les chambres d’enfants, donc en l’absence de tout témoin adulte. Lors de ces rituels il prenait l’enfant sur ses genoux, se pelotonnait sur lui, pleurait et sanglotait et le pressait imperceptiblement contre ses parties génitales.
Je ne sais pas combien de fois, depuis ma toute petite enfance et jusqu’à ma quatorzième année (il était fidèle à ses positions et m’a laissée tranquille à partir de ma quatorzième année) il se traita de trou du cul et s’accusa d’être profondément mauvais après de telles disputes, non sans me serrer très fort dans ses bras, m’étreindre en sanglotant, me caresser et me dire que « j’étais la seule femme ( !) qu’il aimerait ».
J’avais douze ans lorsque je le surpris dans son salon avec une « ex » ( c’est ce qu’il m’avait dit), le tourne-disque jouait des chansons d’amour , et il était en train de la caresser sur le sofa, il avait déjà les mains sur ses seins, si bien que, dans ma peur de les déranger, je heurtai une lampe et reçus une décharge électrique. Je poussai un cri, ce qui le mit en rage et il se mit à hurler et à m’insulter. Je m’enfuis en pleurant à l’étage, dans une des mansardes, où je dormais à l’époque, et il ne tarda pas à m’y rejoindre.
J’ai eu peur dès que j’ai entendu ses pas dans l’escalier. Il entra en me disant que c’était H. qui l’envoyait, qu’il avait été injuste et voulait maintenant se réconcilier avec moi. En disant cela il entra dans la pièce sombre, s’assit au bord de mon lit et commença à balbutier qu ‘il était désolé. Bizarre : être désolé activait immédiatement sa sexualité, car il répétait ces mots avec une intensité et une véhémence croissante et il se monta jusqu’à redire une fois de plus qu’il était un trou du cul et qu’il me demandait pardon, s’il te plaît, s’il te plaît, pardonne-moi ! Apparemment, sa propre violence le perturbait , il agitait les mains en tous sens et ne savait qu’en faire. Pendant tout ce temps je restais là, morte de peur et comme paralysée. Et brusquement ses mains se retrouvèrent sous la couette et il commença à prendre possession de mon corps encore enfantin. Car maintenant il ne disait plus rien, en silence il se mit à caresser mes seins qui pointaient encore à peine, à caresser mon ventre, mes hanches...
Cela le calma. J’étais comme morte. Il continua à parler de sa méchanceté et du pardon qu’il implorait, comme si de rien n’était. Il mit longtemps à me lâcher. Que faisait-il là, pourquoi me touchait-il au plus intime de mon corps, que cherchait-il ? Pendant tout ce temps j’étais en proie à une peur démesurée et incapable de bouger. Pleine de honte je ne pensais qu’à une seule chose : personne, jamais, ne devait savoir ce que j’étais en train de vivre. Dans ma tête je me répétais sans cesse : personne, jamais, ne doit savoir. Il ne me faisait pas mal, mais je ne voulais pas. Mais lui faisait comme si j’étais tout à fait d’accord, et même comme si cela me faisait plaisir, car tout le temps il me parlait avec gentillesse, demandait gentiment que je lui pardonne et que nous nous réconciliions, jouait les bons pères au-dessus du lit, pendant que sous la couverture ses mains maniaient mon corps comme s’il lui appartenait.
Je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, je ne pensais qu’à ce que je pourrais faire le lendemain quand je le reverrais, au petit déjeuner par exemple. J’aurais voulu pouvoir m’ensevelir pour toujours dans le matelas.
J’ai raconté plus tard cet événement de façon cryptée et très prudemment à Ulrike, en qui j’avais une très grande confiance et dont j’étais très proche depuis mon cinquième anniversaire, dans une lettre que j’ai envoyée un an plus tard de l’internat où je vivais, en 1969. Je voulais lui expliquer pourquoi je ne pourrais jamais habiter chez mon père, en réponse à son offre de m’installer chez elles à Berlin quand je voudrais. Cette lettre m’a été renvoyée des années plus tard par l’avocat Heinrich Hannover. Ulrike avait voulu s’en servir, me dit-il, pour prouver qu’il était dangereux de confier les enfants à leur père, en raison de ses penchants pédophiles. Je l’ai souvent entendue dire, lorsqu’il nous mettait la main sous les jupes, qu’il ne devait pas nous « érotiser » ainsi.
Sous le prétexte de me montrer ce qu’on ressentait lorsqu’on vous embrasse sur la bouche, il m’a approchée une dernière fois, une nuit de lune sur un môle. Il m’a expliqué qu’il était très important d’ouvrir la bouche petit à petit ; c’était plus passionnant. Lorsqu’il joignit le geste à la parole, en glissant prudemment sa langue dans ma bouche, j’ai eu l’impression qu’une vis de fer glacée s’introduisait dans ma bouche, et je frissonnai de honte et de dégoût.
Lorsque par la suite j’ai vu mon père avec un jeune enfant sur les genoux - il adorait prendre sur ses genoux les enfants de ses amies pour jouer « à dada » - j’en avais à chaque fois la gorge serrée.
On pourrait appeler ça « abus sans violence ». Je laisse volontiers à d’autres le soin de trouver un terme qui convienne à ce qui m’est arrivé. Un livre bien connu sur les enfants abusés expose le cas d’une femme adulte, dont le père était un homme charmant et qui a eu avec lui une liaison empreinte d’une immense complicité. C’était vraiment la petite chérie, elle se sentait aimée de lui comme de personne d’autre au monde et lorsqu’il la déflora - elle avait douze ans- ce fut avec une grande tendresse réciproque. Son premier petit ami, lorsqu’elle avait dix-sept ans, s’attira certes la jalousie du père, mais après leur mariage celui-ci finit par l’intégrer dans la romance familiale, se contentant d’exiger de sa filledes visites fréquentes et des preuves de fidélité. Mais quand le mari finit part découvrir le pot-aux-roses, à partir des traces restées dans le subconscient de sa femme et qui faisaient surface dans ses rêves, et menaça de dénoncer le père, la gentille fille descendit chercher une hache à la cave et tua non le père, mais le mari. Ce n’est que dix ans plus tard, dans une thérapie « d’accompagnement du criminel » que toute l’affaire se découvrit et que la fille en prit conscience dans toute son horreur et la jeta à la tête du père au cours d’une visite. Elle eut alors devant elle un vieil homme tout tremblant qui ne lui adressa pas un seul mot d’excuse, mais lui demanda, effrayé, de ne jamais raconter « l’histoire » à « maman ».
En ce moment on débat de la « pédophilie de gauche » (TAZ du 22/04/10) ; dans le cadre des discussions sur l’école Odenwald et les « communautés d’Indiens » ce thème a pris de l’importance. On y rapproche l’origine de la pédophilie des idées de « libération sexuelle ». Je crois que c’était seulement l’atmosphère ambiante et que d’autres causes ont joué un rôle nettement plus important.
Mon père a été jeté dans la guerre à quatorze ans, enfant son caractère a été « trempé » par des coups et des humiliations permanents. Est-il possible que l’image qu’il avait des femmes, l’emploi fréquent de son injure favorite envers femmes et filles, « pute », son penchant pour les enfants désemparées et sans défense, couplé à des rituels masochistes de demande de pardon après des débordements de rage et de violence qui le mettaient en état d’excitation sexuelle aient à tout le moins un lien avec sa jeunesse ? Je n’excuse rien, j’ai rompu avec mon père depuis longtemps, je ne lui ai pas pardonné, mais il nous faut absolument expliquer ce qui s’est produit, il nous faut absolument en tirer des leçons.
Même aux époques de prétendue tolérance envers la pédophilie, considérée comme une forme « soft » de l’abus sexuel, fondée sur le «consentement» de l’enfant aux pratiques sexuelles de l’adulte et accompagnée de protestations d’affection, il y a eu, le TAZ le rappelle, des groupes de femmes qui ont protesté avec énergie et trouvé cette variante extrêmement dangereuse. Étaient-elles prudes ou opposées à la libération sexuelle ? Non, ce n’était pas cela, mais elles savaient par expérience- une expérience douloureuse - qu’en l’occurrence il ne s’agissait nullement de libération. Créer une complicité avec l’abuseur, que ce soit ouvertement (communautés d’Indiens) ou en secret (comme dans la famille citée plus haut) - peut entraîner de très graves dommages psychiques chez l’enfant. Car le problème est alors que, non content de protéger, dissimuler et excuser le penchant morbide de l’abuseur bien-aimé, l’enfant détourne ou transfère sur d’autres ses angoisses et sa colère, à moins qu’il ne les retourne contre lui-même.
Ma complicité supposée avec mon père, mon consentement supposé étaient en fait le fruit d’une indicible peur. J’étais à chaque fois sous l’empire d’une immense peur. Elle me paralysait, déconnectait mon cerveau et arrêtait le temps. Ce n’était pas la peur qu’on me fasse mal ou qu’on me brutalise. C’est une peur liée à l’idée de caresses de nature sexuelle. Celles de mon père, celles de l’amour défendu. J’étais encore une enfant, ni coquette ni rusée, ni pute ni séductrice, ni sensuelle ni érotique. Mais que mon père m’ait imputé tout cela, qu’il y ait cru, parce que c’était un malade qui aurait dû se faire soigner, voilà ce qui a été à la racine de ma peur. Elle est fondée sur une accusation envers moi, une accusation à laquelle j’ai été incapable d’échapper lorsque les choses se sont passées, apparemment dans le calme et l’entente. Cette peur, mon père l’a déposée dans mon berceau et elle ne me quittera plus jusqu’à la fin de mes jours.
Dès ma petite enfance il m’a emmenée avec lui dans ses petites escapades à Sylt. Sur la plage il me prenait par la main et m’emmenait « regarder les femmes », leur jeunesse était le principal critère et j’étais autorisée à « donner mon avis » : laquelle était la plus « sensuelle »? Bien que, je l’ai déjà dit, aucune n’approchât les moins de treize ans, qui avaient la peau la plus sensuelle, une peau qui n’avait jamais été embrassée, éveillée, ce qui leur conférait un maximum de séduction, et bien sûr elles le savaient.
J’avais quatorze ans quand il a entamé directement sous mes yeux une relation avec une fille de seize, bien qu’il eût à l’époque une amie à Cologne et deux autres moins régulières à Hambourg.
Mon père traitait souvent les femmes de « putes » ou de « catins », c’étaient ses mots préférés, qu’il employait surtout avec ses ex, qu’il avait donc jetées, ou avec l’amie du moment, si elle l’avait tant soit peu irrité. Mais c’était toujours au cours d’une dispute. Aussi loin que je me souvienne, je l’ai entendu parler ainsi à ma mère, qu’il traitait aussi de salope, lorsqu’il se disputait avec elle. Ulrike était la seule femme qu’il osait rarement injurier en ces termes.
Mes deux tantes ont été témoins de telles scènes dès les années 50 et bien sûr mon père ne s’est pas privé de leur lancer des allusions se nature sexuelle lorsqu’elles étaient jeunes filles.
Il se livrait sans complexe à ce jeu en présence d’autres personnes, sous couvert de plaisanter. Mais ce qui lui était très particulier c’était le mélange de phrases où s’exprimaient désir et lyrisme et d’autres qui visaient à dénigrer et à humilier. Moi-même n’ai jamais entendu de la bouche de mon père que des propos dévalorisants, aussi bien sur ses ex que sur mes tantes, alors adultes depuis longtemps. Ces propos étaient toujours sexistes, méchants et faisaient mal.
La même chose s’est répétée avec moi et ma fratrie ; après m’avoir adulée lorsque j’étais enfant, « au-delà de quatorze ans » il m’a terriblement dénigrée devant mes sœurs, mais aussi devant d’autres personnes. C’était surtout des remarques sexistes sur mon physique, j’avais les cheveux gras, des jambes trop grosses, des lèvres trop minces, bref je n’étais pas séduisante.
J’avais cinq ans lorsque mon père m’a emmenée passer quinze jours de vacances d’hiver avec lui à Rottach-Egern. En vacances nous partagions un lit à deux places à l’hôtel. Une crêpe suivie de violents maux de ventre provoqua dans la chambre une longue et violente dispute où il m’accusa d’avoir fait exprès de vomir en mangeant trop de crêpes, sur quoi je fondis en larmes ; alors il me prit dans ses bras se mit à sangloter se traita de trou du cul et me demanda pardon avec véhémence. Dans la suite de cette « scène de pardon » il m’appela « son unique femme » sa préférée et la dernière chose qu’il possède encore, si bien qu’il me fit grand’pitié. Sous prétexte de faire la sieste et de se réconcilier il me prit dans notre grand lit et quand je fus à moitié endormie il se rapprocha de moi par derrière, je sentis un objet dur, il me serra dans ses bras, gémit ... devenue adulte je compris qu’il s‘était masturbé contre mon corps en tentant de le dissimuler sous des sanglots de prétendu désespoir.
Mon père partait du principe ainsi qu’il le disait souvent devant témoins, que les petites filles aimaient séduire leur père et étaient parfaitement conscientes du désir qu’elles suscitaient. Il appelait les fillettes entre 11 et 12 ans « de petites Lolita » et les jugeait « coquettes et « rusées ». Il disait cela devant moi à des enfants de deux ans et disait souvent en ma présence que ma demi-sœur Bettina était « le bébé le plus sensuel qu’il ait jamais vu ».
Mon père était un hâbleur et très enjoué, et il proposait aux enfants des jeux qui déchaînaient leur enthousiasme, si bien qu’en un tournemain il gagnait leur confiance, leur amour et leur affection. Mais dès qu’il y avait réussi, cela semblait lui peser, car il essayait, comme avec les adultes, de provoquer des disputes suivies régulièrement des mêmes rituels de pardon dégoulinants de sentimentalité. Ceux-ci se déroulaient invariablement le soir au coucher dans les chambres d’enfants, donc en l’absence de tout témoin adulte. Lors de ces rituels il prenait l’enfant sur ses genoux, se pelotonnait sur lui, pleurait et sanglotait et le pressait imperceptiblement contre ses parties génitales.
Je ne sais pas combien de fois, depuis ma toute petite enfance et jusqu’à ma quatorzième année (il était fidèle à ses positions et m’a laissée tranquille à partir de ma quatorzième année) il se traita de trou du cul et s’accusa d’être profondément mauvais après de telles disputes, non sans me serrer très fort dans ses bras, m’étreindre en sanglotant, me caresser et me dire que « j’étais la seule femme ( !) qu’il aimerait ».
J’avais douze ans lorsque je le surpris dans son salon avec une « ex » ( c’est ce qu’il m’avait dit), le tourne-disque jouait des chansons d’amour , et il était en train de la caresser sur le sofa, il avait déjà les mains sur ses seins, si bien que, dans ma peur de les déranger, je heurtai une lampe et reçus une décharge électrique. Je poussai un cri, ce qui le mit en rage et il se mit à hurler et à m’insulter. Je m’enfuis en pleurant à l’étage, dans une des mansardes, où je dormais à l’époque, et il ne tarda pas à m’y rejoindre.
J’ai eu peur dès que j’ai entendu ses pas dans l’escalier. Il entra en me disant que c’était H. qui l’envoyait, qu’il avait été injuste et voulait maintenant se réconcilier avec moi. En disant cela il entra dans la pièce sombre, s’assit au bord de mon lit et commença à balbutier qu ‘il était désolé. Bizarre : être désolé activait immédiatement sa sexualité, car il répétait ces mots avec une intensité et une véhémence croissante et il se monta jusqu’à redire une fois de plus qu’il était un trou du cul et qu’il me demandait pardon, s’il te plaît, s’il te plaît, pardonne-moi ! Apparemment, sa propre violence le perturbait , il agitait les mains en tous sens et ne savait qu’en faire. Pendant tout ce temps je restais là, morte de peur et comme paralysée. Et brusquement ses mains se retrouvèrent sous la couette et il commença à prendre possession de mon corps encore enfantin. Car maintenant il ne disait plus rien, en silence il se mit à caresser mes seins qui pointaient encore à peine, à caresser mon ventre, mes hanches...
Cela le calma. J’étais comme morte. Il continua à parler de sa méchanceté et du pardon qu’il implorait, comme si de rien n’était. Il mit longtemps à me lâcher. Que faisait-il là, pourquoi me touchait-il au plus intime de mon corps, que cherchait-il ? Pendant tout ce temps j’étais en proie à une peur démesurée et incapable de bouger. Pleine de honte je ne pensais qu’à une seule chose : personne, jamais, ne devait savoir ce que j’étais en train de vivre. Dans ma tête je me répétais sans cesse : personne, jamais, ne doit savoir. Il ne me faisait pas mal, mais je ne voulais pas. Mais lui faisait comme si j’étais tout à fait d’accord, et même comme si cela me faisait plaisir, car tout le temps il me parlait avec gentillesse, demandait gentiment que je lui pardonne et que nous nous réconciliions, jouait les bons pères au-dessus du lit, pendant que sous la couverture ses mains maniaient mon corps comme s’il lui appartenait.
Je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, je ne pensais qu’à ce que je pourrais faire le lendemain quand je le reverrais, au petit déjeuner par exemple. J’aurais voulu pouvoir m’ensevelir pour toujours dans le matelas.
J’ai raconté plus tard cet événement de façon cryptée et très prudemment à Ulrike, en qui j’avais une très grande confiance et dont j’étais très proche depuis mon cinquième anniversaire, dans une lettre que j’ai envoyée un an plus tard de l’internat où je vivais, en 1969. Je voulais lui expliquer pourquoi je ne pourrais jamais habiter chez mon père, en réponse à son offre de m’installer chez elles à Berlin quand je voudrais. Cette lettre m’a été renvoyée des années plus tard par l’avocat Heinrich Hannover. Ulrike avait voulu s’en servir, me dit-il, pour prouver qu’il était dangereux de confier les enfants à leur père, en raison de ses penchants pédophiles. Je l’ai souvent entendue dire, lorsqu’il nous mettait la main sous les jupes, qu’il ne devait pas nous « érotiser » ainsi.
Sous le prétexte de me montrer ce qu’on ressentait lorsqu’on vous embrasse sur la bouche, il m’a approchée une dernière fois, une nuit de lune sur un môle. Il m’a expliqué qu’il était très important d’ouvrir la bouche petit à petit ; c’était plus passionnant. Lorsqu’il joignit le geste à la parole, en glissant prudemment sa langue dans ma bouche, j’ai eu l’impression qu’une vis de fer glacée s’introduisait dans ma bouche, et je frissonnai de honte et de dégoût.
Lorsque par la suite j’ai vu mon père avec un jeune enfant sur les genoux - il adorait prendre sur ses genoux les enfants de ses amies pour jouer « à dada » - j’en avais à chaque fois la gorge serrée.
On pourrait appeler ça « abus sans violence ». Je laisse volontiers à d’autres le soin de trouver un terme qui convienne à ce qui m’est arrivé. Un livre bien connu sur les enfants abusés expose le cas d’une femme adulte, dont le père était un homme charmant et qui a eu avec lui une liaison empreinte d’une immense complicité. C’était vraiment la petite chérie, elle se sentait aimée de lui comme de personne d’autre au monde et lorsqu’il la déflora - elle avait douze ans- ce fut avec une grande tendresse réciproque. Son premier petit ami, lorsqu’elle avait dix-sept ans, s’attira certes la jalousie du père, mais après leur mariage celui-ci finit par l’intégrer dans la romance familiale, se contentant d’exiger de sa filledes visites fréquentes et des preuves de fidélité. Mais quand le mari finit part découvrir le pot-aux-roses, à partir des traces restées dans le subconscient de sa femme et qui faisaient surface dans ses rêves, et menaça de dénoncer le père, la gentille fille descendit chercher une hache à la cave et tua non le père, mais le mari. Ce n’est que dix ans plus tard, dans une thérapie « d’accompagnement du criminel » que toute l’affaire se découvrit et que la fille en prit conscience dans toute son horreur et la jeta à la tête du père au cours d’une visite. Elle eut alors devant elle un vieil homme tout tremblant qui ne lui adressa pas un seul mot d’excuse, mais lui demanda, effrayé, de ne jamais raconter « l’histoire » à « maman ».
En ce moment on débat de la « pédophilie de gauche » (TAZ du 22/04/10) ; dans le cadre des discussions sur l’école Odenwald et les « communautés d’Indiens » ce thème a pris de l’importance. On y rapproche l’origine de la pédophilie des idées de « libération sexuelle ». Je crois que c’était seulement l’atmosphère ambiante et que d’autres causes ont joué un rôle nettement plus important.
Mon père a été jeté dans la guerre à quatorze ans, enfant son caractère a été « trempé » par des coups et des humiliations permanents. Est-il possible que l’image qu’il avait des femmes, l’emploi fréquent de son injure favorite envers femmes et filles, « pute », son penchant pour les enfants désemparées et sans défense, couplé à des rituels masochistes de demande de pardon après des débordements de rage et de violence qui le mettaient en état d’excitation sexuelle aient à tout le moins un lien avec sa jeunesse ? Je n’excuse rien, j’ai rompu avec mon père depuis longtemps, je ne lui ai pas pardonné, mais il nous faut absolument expliquer ce qui s’est produit, il nous faut absolument en tirer des leçons.
Même aux époques de prétendue tolérance envers la pédophilie, considérée comme une forme « soft » de l’abus sexuel, fondée sur le «consentement» de l’enfant aux pratiques sexuelles de l’adulte et accompagnée de protestations d’affection, il y a eu, le TAZ le rappelle, des groupes de femmes qui ont protesté avec énergie et trouvé cette variante extrêmement dangereuse. Étaient-elles prudes ou opposées à la libération sexuelle ? Non, ce n’était pas cela, mais elles savaient par expérience- une expérience douloureuse - qu’en l’occurrence il ne s’agissait nullement de libération. Créer une complicité avec l’abuseur, que ce soit ouvertement (communautés d’Indiens) ou en secret (comme dans la famille citée plus haut) - peut entraîner de très graves dommages psychiques chez l’enfant. Car le problème est alors que, non content de protéger, dissimuler et excuser le penchant morbide de l’abuseur bien-aimé, l’enfant détourne ou transfère sur d’autres ses angoisses et sa colère, à moins qu’il ne les retourne contre lui-même.
Ma complicité supposée avec mon père, mon consentement supposé étaient en fait le fruit d’une indicible peur. J’étais à chaque fois sous l’empire d’une immense peur. Elle me paralysait, déconnectait mon cerveau et arrêtait le temps. Ce n’était pas la peur qu’on me fasse mal ou qu’on me brutalise. C’est une peur liée à l’idée de caresses de nature sexuelle. Celles de mon père, celles de l’amour défendu. J’étais encore une enfant, ni coquette ni rusée, ni pute ni séductrice, ni sensuelle ni érotique. Mais que mon père m’ait imputé tout cela, qu’il y ait cru, parce que c’était un malade qui aurait dû se faire soigner, voilà ce qui a été à la racine de ma peur. Elle est fondée sur une accusation envers moi, une accusation à laquelle j’ai été incapable d’échapper lorsque les choses se sont passées, apparemment dans le calme et l’entente. Cette peur, mon père l’a déposée dans mon berceau et elle ne me quittera plus jusqu’à la fin de mes jours.
Klaus Rainer Röhl aujourd'hui. Photo Picture-Alliance
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire