mercredi 20 juillet 2011

“Cette révolution est la seule au monde dans laquelle on a tué le père” : Gilbert Naccache, révolutionnaire tunisien جيلبار نقاش، ثوري تونسي : هذه الثورة التونسية هي الثورة الوحيدة في العالم التي قتل فيها الأب

“ Je ne renie absolument rien de mon itinéraire” 
Fausto Giudice : Nous sommes à Tunis, le 30 avril 2011, à la veille du premier Mai. Cette interview est une première collaboration entre Thawrah TV, une télévision révolutionnaire en ligne qui est train de se créer, Tlaxcala, le réseau international de traducteurs, Rebelión, le site web de la gauche hispanique, et Radio Fréquence Paris Plurielle, qui émet en région parisienne. Si nous avons tenu à t’interviewer, Gilbert, c’est parce que, que cela te plaise ou non…
Gilbert Naccache : Je suis beau…
FG : … tu es beau, mais surtout tu es l’un des plus anciens militants révolutionnaires tunisiens encore de notre monde, puisque tu es né en 1939. Tu as commencé par être militant du Parti communiste tunisien dans les années cinquante, puis, après un passage, à en croire tes mémoires, pas très réussi, par le trotskysme et la Quatrième Internationale, tu as abouti au groupe Perspectives tunisiennes et à la prison de Borj El Roumi en 1968, et tu as donc passé pratiquement une bonne dizaine d’années dans les geôles de Bourguiba, le Combattant suprême.
GN : D’abord je me félicite de cette collaboration entre ces organes de presse et je crois que cette solidarité qu’elle exprime est une excellente chose et une nouvelle preuve de l’ouverture de la révolution tunisienne vers l’extérieur. Cette révolution n’est pas un mouvement nationaliste, traditionaliste, conservateur, c’est un mouvement qui est dans le monde actuel, qui s’est emparé de tous les instruments de communication modernes et qui, à ce titre, ne peut plus accepter les valeurs du passé. Et c’est pour moi une excellente nouvelle.

Pour ce qui concerne mon itinéraire, je ne renie absolument rien de cet itinéraire, c’est-à-dire qu’en ce qui me concerne tout était très réussi. Je suis passé d’un mouvement à l’autre, d’un ensemble de certitudes à un autre ensemble de certitudes, puis à un certain nombre de doutes raisonnables et finalement, je crois, à une pensée critique, à travers ce qui existait de mieux à l’époque où je l’ai fait. Je dois dire que, autant les passages par l’univers traditionnel communiste et trotskyste étaient des passages de formation théorique, autant le passage à Perspectives a été un bain dans l’action et dans la coordination de la théorie avec la pratique des jeunes et c’est peut-être pour ça qu’aujourd’hui, je suis capable d’être du côté de la révolution et non pas du côté des donneurs de leçons, parce que j’ai vécu l’expérience de la jeunesse révoltée et j’ai participé avec elle à sa révolte, bien que n’étant déjà plus très jeune à cette époque-là.
Donc, mon itinéraire me fait coller à la révolution…viscéralement et je dois dire que si je peux apporter quelque chose à la révolution, elle m’a apporté bien plus que tout ce que je pourrais lui apporter. Par conséquent, je ne peux pas refuser quoi que ce soit, y compris des interviews avec des questionneurs à l’intelligence discutable.
FG : Ah haha ha ! Il est sympa !!! …Il est vraiment sympa, il insulte les  camarades qui l’interviewent !!! Depuis que je suis revenu en Tunisie, pour la première fois depuis la prise de pouvoir de Ben Ali en 1987, j’ai revu tous les vieux camarades de Perspectives et puis les jeunes révolutionnaires et ce que je constatais avec les camarades, c’était que, finalement, ce groupe Perspectives n’a pas du tout connu l’évolution qu’ont connu les groupes équivalents en Europe, les groupes gauchistes, dont la plupart des militants connus ont, depuis belle lurette, largement trahi leurs idéaux de jeunesse pour devenir, comme ont dit en Afrique, des « Grands Quelqu’uns », des ministres, des défenseurs de l’OTAN, des militaristes, des néolibéraux etc. Et je constate que, dans les militants historiques de Perspectives, il n’y a eu pratiquement aucun traître, à quelques rares exceptions près. Et une autre caractéristique qui me frappe, c’est que j’ai l’impression qu’il y a eu une transmission de votre génération jusqu’à la génération des 20-25 ans d’aujourd’hui, qui sont la force principale de la révolution, en passant par gens d’âge intermédiaire. Qu’est-ce que tu penses de cette appréciation ? Est-ce qu’elle est correcte ?
GN : Je ne sais pas. Pour ce qui est de la trahison, je dois dire que oui. Je l’ai d’ailleurs dit à plusieurs occasions : ce qu’il y a d’extraordinaire dans Perspectives, c’est que l’élan qui nous animait, qui nous poussait, était un élan sincère. Aucun de nous ne faisait le moindre calcul et je ne peux pas m’empêcher de penser à (Michel) Foucault qui, lorsqu’on l’interrogeait sur Mai 68, répondait : « Moi, j’ai assisté à Mars 68 à Tunis et je ne peux pas m’extasier devant Mai 68, devant les fils à papa qui se révoltent contre leurs pères quand j’ai vu des jeunes aller au massacre, foncer, non pas contre leurs pères, non pas pour des formes d’affirmation de soi, mais animés par un idéal véritable et prêts à mourir pour ça ». Alors effectivement, notre génération est une génération de gens désintéressés, de gens motivés, qui voulaient participer à l’édification de la Tunisie et qui en ont été empêchés par Bourguiba. Nous n’avions pas compris à l’époque ce qu’était le régime Bourguiba, nous n’avions pas compris la dynamique du système du parti unique et nous avons certainement beaucoup erré, mais il y a des choses sur lesquelles tous ces gens-là ont toujours été unanimes, c’est que la liberté ne se partage pas, ne se négocie pas.
Alors, il y en a quelques-uns d’entre nous qui ont négocié leur liberté. On les a retrouvés ministres de Ben Ali ou…mais très très peu…
FG : …ou ambassadeurs auprès de l’UNESCO…
GN : …Non, ministres de Ben Ali, mais c’est le cas de très peu d’entre eux, un ou deux, et c’est le cas même de gens qui ont justifié ce qu’on peut appeler trahison - mais qu’ils présentaient comme une recherche d’efficacité - par une conception qui n’était pas claire, qui n’était pas précise, mais qui était implicite, du rapport du pouvoir. On peut changer les choses, disaient-ils, pensaient-ils, en prenant le pouvoir et en influençant la direction. Ce n’était pas forcément une position traîtresse, c’était une position erronée et un peu paternelle, dans la droite ligne des mouvements du régime Bourguiba et de tous les mouvements révolutionnaires de l’époque, donc, même à eux, je ne fais pas trop de reproches.
FG : C’était finalement une variante de l’entrisme ?
GN : Oui, c’était une recherche d’efficacité. Il y a des choses qui ont accompagné ce chemin, et qui sont moins belles, c’est quand il s’est agi de défendre la répression de Ben Ali contre les islamistes et qu’il y a eu une certaine confusion entre les principes et la politique quotidienne – c’est beaucoup plus discutable, mais je dois dire que tous ces gens qui ont participé à Perspectives sont resté des gens à principes, qui ont essayé d’appliquer leurs principes dans ce qu’il ont fait. Bons ou mauvais, leurs principes étaient d’essayer de changer la situation et en cela, je dois reconnaître que nous avons un chemin très différent de l’extrême-gauche française ou même européenne, mais c’est surtout parce que nous, nous n’avions pas le choix. Les gens de l’extrême-gauche européenne avaient en face d’eux une société civile très forte, des structures très fortes qui ont pu les récupérer, qui ont pu leur offrir des perspectives individuelles ou même collectives – par les bureaux d’études auxquels ils ont pu participer – qui les ont fait participer à la reconstruction de la société d’après Mai 68. Peut-être que si le régime de Bourguiba ou le régime de Ben Ali nous avait fait participer en tant qu’intellectuels à la construction, ou à la reconstruction, du régime, peut-être que nous aurions eu le même sort. Mais notre chance, intellectuellement bien sûr, c’est que nous avons vécu dans un régime répressif et qui s’est toujours méfié de toute parole différente. Par conséquent, il ne nous a pas laissé le loisir de trahir véritablement. Donc, nous n’avons aucun mérite à n’avoir pas trahi.
FG : Finalement, le résultat de cette exclusion, c’est l’urbanisme chaotique d’une ville comme Tunis, c’est l’état catastrophique de l’enseignement et de l’éducation, qui d’après out ce que me disent et me montrent les gens, produit des analphabètes diplômés bilingues. Peut-être que si cette génération soixante-huitarde avait été aux affaires, ça se serait passé un peu différemment. Peut-être…
GN : Peut-être. Ou peut-être aussi qu’après un passage dans les lieux de réflexion et de conception, ces gens seraient passés dans les lieux de corruption et peut-être qu’ils auraient été comme les autres. Non, on ne refait pas l’histoire. Il reste que les anciens de Perspectives, avec tous les congés qu’ils ont pris de la révolution, sont restés en gros au moins des gens très progressistes et très ouverts, et désireux de comprendre et de participer à ce qui se passe. Ceci dit, je ne suis pas d’accord avec la plupart d’entre eux dans les détails mais je ne peux pas dire qu’ils aient franchi une barrière quelconque. Aucun n’a participé de façon réelle aux 23 ans de Ben Ali, aucun n’a soutenu vraiment Bourguiba, donc je suis très fier d’avoir fait partie d’une organisation qui n’a pas peut-être pas réussi à prendre le pouvoir et à transformer la société mais qui a transformé ses membres. Je reviens à ta question : ce n’est pas un hasard si nos idées, sous des formes diverses, transformées, atténuées ou autrement, ont traversé le temps. Nous avons été une génération qui a du, à un moment donné, regrouper à peu près tous ceux qui pensaient, dans l’Université, c’est-à-dire que sur cinq années, nous avons du entraîner avec nous peut-être plusieurs milliers de gens. Et ce qui est remarquable, c’est que ces milliers de gens qui n’étaient pas formellement membres de l’organisation, sont des gens qui ont transmis à leurs enfants des valeurs, qui ont transmis un regard, un élan. Ce qui fait que quand mon livre* est sorti, par exemple, ils se sont tous précipités dessus, les uns retrouvant les élans de leur jeunesse, les autres y trouvant un peu ce que leurs parents ont été , ce que leurs parents ont fait. Et aujourd’hui encore, je suis très ému et très frappé par le fait que mon livre - qui était au fond quoi ? Un témoignage sur un itinéraire, sur un moment -, ce livre a encore un écho extrêmement puissant. Donc ça prouve qu’il parle non seulement aux gens concernés, aux gens du passé disons, mais il parle aussi à la jeunesse, il leur parle d’avenir.
Ça prouve que Perspectives, ce n’était pas un mouvement ancré dans le passé : par ses multiples ouvertures, il offrait et il offre encore des possibilités de rêver. Parce que la révolution, c’est d’abord le rêve.
FG : Moi, je suis très frappé par ce que j’ai l’impression que ta génération, qui est une génération de grands-pères, est au diapason de la génération des enfants et des petits-enfants qui ont fait cette révolution de décembre 2010-janvier 2011. Finalement, est-ce que ne trouves pas que cette révolution tunisienne, qui est vraiment en cours, qui est loin d’être d’achevée, elle est très soixante-huitarde ?
GN : Je dirais même plus : cette révolution tunisienne est la seule au monde dans laquelle on a tué le père. Cette société civile bizarre, apparemment analphabète, inconsciente, inorganisée, a fait ce que les gens de Mai 68 en France n’ont pas réussi à faire, a fait ce que nos générations n’ont même pas envisagé réellement de faire, elle a tué son père. Maintenant, elle accepte d’avoir des beaux-pères, c’est-à-dire des gens qui veillent sur elle, qui éventuellement subviennent à leurs besoins, mais qui n’ont aucune autorité, à qui ils disent : “Ah non ! Tu n’es pas mon père !” Et ceci est très important : tu parlais de Mai 68. Mai 68, pendant un certain temps, ils ont dit ça et puis, à un moment, la magie a disparu et Sauvageot et Cohn-Bendit ont mené l’assaut contre l’Hôtel de Ville et ils sont passés d’une révolte incontrôlable qui n'offrait aucune porte d'entrée à la répression, à une tentative de coup de force qui n’avait plus rien d'original et que le pouvoir en France savait affronter …
FG : …bien cadrable…
GN : Donc, de Gaulle est passé de l’errance la plus folle, entre Massu et ses conseillers – il n’arrivait plus à trouver quoi que ce soit – au retour des traditions. Ici, rien de tel : on ne peut pas mater cette révolution tunisienne parce qu’on ne sait pas comment la prendre. Ils sont descendus à la Kasbah, étaient à la porte du Premier ministre, il suffisait de pousser la porte, c’était simple : Ils poussent la porte, ils disent ”Dégage“ aux gens et ils s’installent à leur place. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont dit : “Nous ne voulons pas du pouvoir” mais ils ont dit : “Nous voulons contrôler le pouvoir”. Et on leur a dit : “Mais qui vous êtes, vous ?” et on a amené les flics pour les déloger. Ils sont venus et ils ont dit : “Vous à Tunis, vous croyez que pouvez décider sans nous. Mais non : vous ne pouvez pas faire des choses que nous n’approuvons pas. Et nous resterons là jusqu’à ce que vous le fassiez. ” Et ils sont restés là jusqu’à ce que le gouvernement décide d’appeler à une assemblée constituante. Bien sûr, le gouvernement provisoire a essayé de manœuvrer, il a essayé de dresser une partie de la population contre l’autre, mais ça n’a pas réussi. La révolution tunisienne a gagné étape par étape, jusqu’à la décision de réaliser la Constituante. Mais ça n’est pas fini. La contre-révolution organisée, plus ou moins soutenue par les autorités officielles provisoires, parce que la contre-révolution, c’est-à-dire le RCD, est en grande partie liée au PSD**, que certains des financiers du pouvoir actuel sont des gens qui étaient liés à l’aspect le plus corrompu du régime Bourguiba ou du régime Ben Ali de ses débuts, donc ce pouvoir est sensible à ce genre de pressions et il fait tout pour bloquer, pour ramener la révolution à une simple transition, c’est-à-dire une transition entre Ben Ali le méchant et Jegham ou Morjane ou n’importe qui d’autre le gentil***. Mais la révolution ne s’arrêtera pas, elle trouvera le moyen, elle s’emparera de la Constitution pour transformer les structures de l’État, pour imposer une autre forme de l’État et, de toute façon, elle a été capable, à un moment bref dans le passé, de réunir toutes les classes de la société contre le régime de parti unique, elle sera certainement capable de le refaire dans l’avenir et d’aller de l’avant.
Ça mettra le temps que ça mettra, mais à mon avis, ça mettra peu de temps, parce que, en face, on a des morts-vivants et le symbole de ces morts-vivants est terrible : on a affaire à un président de la République à titre provisoire qui est malade, à un Premier ministre qui est presque nonagénaire et qui dirige au nom d’une révolution faite par des jeunes de moins de 25 ans. Ce n’est pas possible que ça dure longtemps, ne serait-ce que par les progrès de la maladie et les conséquences inéluctables de l’âge. On ne peut pas penser que des vieillards déjà à moitié dans la tombe puissent diriger des jeunes qui ont tout l’avenir devant eux.
Pour revenir à ta question, à l’étonnement que des gens de ma génération puissent être à l’unisson de leurs enfants ou de leurs petits-enfants, ça rejoint peut-être la première question, c’est-à-dire que les gens de ma génération dont tu parles, sont des gens à principes et quand on a des principes, on peut se tromper, on peut hésiter, mais on des guides, on a la boussole et nos principes étaient de toute façon des principes de refus de l’autorité absolue, arbitraire. Et sur ce point au moins, la révolution a rejoint Perspectives : sur le fait que nous ne voulions pas admettre que le Père de la Nation nous dicte ce qu’il fallait, ce qui était bien pour notre bien, nous rejoignons la révolution, nous rejoignons ces jeunes qui disent : “Dégage !” à qui veut leur donner des leçons. Pas de leçons, pas d’intimidation. Nous croyons – enfin, moi je le pense et je crois que mes camarades le pensent aussi – que notre rôle est plus qu’un rôle de direction politique que nous sommes obligés de jouer plus ou moins dans certaines limites, que c’est beaucoup plus que ça, un rôle de transmission, un rôle de passeurs. Nous sommes des passeurs.
Nous avons une expérience, nous avons eu une activité, nous avons réfléchi, nous sommes venus après des générations de militants, dans un climat qui n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui, donc nous avons une responsabilité : c’est de dire aux gens, aux jeunes, voilà ce qui s’est passé, voilà comment c’était, voilà comment on est passés de la Tunisie des Ben Ghedahem****, c’est-à-dire des tribus qui se révoltaient contre le Bey, au colonialisme, au Protectorat, à la lutte contre le colonialisme, à la confiscation de cette lutte par un parti qui est devenu un parti unique et qui, à côté de réalisations très importantes qu’il a faites - parce qu’il en avait besoin pour construire sa propre domination -, a peu à peu tiré la Tunisie vers le néant, et vous les jeunes, qui avez refusé ce néant, vous êtes en réalité dans la pleine continuité de toutes luttes qui ont été menées contre toutes ces injustices que le peuple tunisien a subi, peut-être depuis Elyssa****, on n’en sait rien.
FG : Donc, si je comprends bien, on a un mouvement révolutionnaire dans lequel sont investies de grandes masses de jeunes, qui est polycentrique, créatif, simultané, qui fonctionne en réseau et à côté,   un pied dedans, un pied de hors, une espèce de conseil de sages qui éclaire ce mouvement, sans pouvoir, et sans même vouloir, le diriger. Ça, c’est des caractéristiques réellement postmodernes de la révolution. Comment est-ce que tout ça va pouvoir se traduire en termes d’institutionnalisation ? Est-ce que tu penses que la Tunisie va pouvoir créer l’équivalent pour cette région arabo-berbéro-méditerranéenne de ce que sont en train de faire les Boliviens ou les Equatoriens, avec leur État plurinational, avec leurs  Constitutions où ils intègrent des concepts indiens comme le “bien-vivre” ?
GN : La chance de la Tunisie, c’est d’avoir été un pays depuis très, très longtemps urbanisé. Nous sommes des citadins. Dans ce pays, être citadin, c’est d’abord accepter d’avoir des voisins, donc forcément trouver un terrain d’entente, un terrain de coexistence. Le citadin est un homme qui négocie, qui négocie son mode de vie, qui négocie ses relations et qui, par conséquent, est porté à plus de réflexion que celui qui n’est pas citadin et réagit par impulsions. Ça, c’est la première chance. La seconde chance, qui découle peut-être de la première, c’est que c’est un peuple cultivé, de très longue date -ce n’est pas d’aujourd’hui que ça date – et qui a tout naturellement produit des dirigeants qui ont été dans le sens du développement de la culture, ou du moins de l’éducation . Le résultat c’est que, tandis que, dans des conditions relativement semblables, les Algériens se précipitent avec des pierres et des cocktails Molotov contre des forces de sécurité infiniment supérieures et finissent par abandonner, les Tunisiens, pratiquement les mains vides, ont tenu, parce que, en plus de la révolte, il y avait la conscience du caractère inacceptable de la situation…
FG : C’est la force de l’esprit…
GN : Exactement, c’est la force de l’esprit et d’un esprit qui avait un aliment. Tu as parlé tout à l’heure d’une éducation boiteuse, de jeunes diplômés qui sont souvent peu alphabétisés. C’est possible, mais il faudrait comparer la situation actuelle à celle dont nous avons hérité à l’indépendance. A l’indépendance, nous avions une élite extrêmement cultivée –Collège Sadiki, universités françaises etc. – et une masse énorme complètement analphabète, complètement écartée de la modernité. Aujourd’hui, nous avons une jeunesse qui est globalement alphabétisée, peut-être pas beaucoup, mais dont l’élite est numériquement, à peu près cent fois supérieure, à ce qu’elle était avant l’indépendance, ce qui fait que nous faisons de l’exportation de cerveaux, dans des conditions assez inégales, puisque nous formons des cerveaux, nous formons des gens pendant des dizaines d’années et que nous les vendons au prix du marché en Europe. Normalement, on devrait se faire payer la formation aussi. Un jeune ingénieur en informatique qui va travailler en France a coûté à peu près cinquante fois son salaire annuel avant de partir. Donc, il faudrait qu’on en ait quelques retours. Le problème de la société tunisienne, précisément, c’est qu’elle n’est pas capable de donner à tous ces gens qui sont formés un espoir quelconque de réussir dans leur pays. Là aussi, c’est impardonnable : un régime qui ne donne pas d’espoir à la jeunesse ne peut pas durer.
Donc, la révolution a été d’abord, essentiellement, un sursaut idéologique. Ça a été un sursaut de conscience contre ce qui empêchait les consciences d’exister. Et ensuite, parallèlement, elle a été un ensemble de revendications, de travail, de dignité, d’égalité, mais avant tout, elle était le refus – bien sûr implicite, inconscient, inexprimé – de cette situation où la majorité des jeunes étaient formés et où la société ne faisait que les rejeter. Et ça, ça n’est pas possible. On peut rejeter des gens sans aucune formation – Pompidou disait : « Il est très difficile de diriger un peuple cultivé » - mais on ne peut pas rejeter des gens qui ont de la culture, si minime soit-elle, et Ben Ali en est la preuve.
Notes
*Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?  Itinéraire d'un opposant au régime de Bourguiba (1954-1979) suivi de Récits de prison, Éditions Les Mots passants, Tunis et du Cerf, Paris, 2009 ; Les mots passants vient de rééditer Cristal, récit de Gilbert Naccache (première édition 1982). De Gilbert Naccache, on peut aussi lire Le Ciel est par-dessus le toit, Nouvelles, contes et poèmes de prison et d'ailleurs, éd. du Cerf 2005. A paraître à l’automne 2011 chez Les Mots passants : Vers la démocratie.

**PSD : Parti socialiste destourien, nom du parti unique au pouvoir en Tunisie de 1964 à 1988, date à laquelle il fut rebaptisé RCD par Ben Ali.

***Mohamed Jegham et Kamel Morjane : politiciens du RCD de Ben Ali. Jegham, qui fut ministre de l’Intérieur et de la Défense de Ben Ali, fut un instant pressenti comme son successeur. Après la chute de Ben Ali il a créé avec Ahmed Friaâ le parti El Watan. Kamel Mojane, juriste et fonctionnaire international, a été le dernier ministre des Affaires étrangères de Ben Ali, maintenu à ce poste par Mohamed Ghannouchi, jusqu’à sa démission le 27 janvier 2011. Il a aussi créé un parti, L’Initiative.

**** Ali Ben Ghedahem : dirigeant de la grande révolte de 1864 contre le Bey. Arrivé avec son armée aux portes de Tunis, il fut exécuté traîtreusement alors qu'il était venu négocier avec le Bey.

***** Elyssa : fondatrice phénicienne de Carthage selon la mythologie grecque, elle était appelée Didon par les Romains.
Photos Fausto Giudice, Tlaxcala

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