mercredi 27 juillet 2011

Tunisie : «Pensons notre Constitution»: La société civile fait son brainstorming *

La société civile fait son brainstorming *

La date des premières élections libres du 23 octobre prochain approche tambour battant. Et si tous les regards sont orientés vers la profusion de partis politiques qui complique notre vie quotidienne, un autre acteur n’a cessé de se mouvoir parallèlement afin de  baliser le terrain pour une nouvelle Constitution globale et plus conforme aux principes universels de la démocratie conformément à notre identité arabo-musulmane : il s’agit de la société civile qui, depuis la chute de Ben Ali, n’a cessé de se manifester en réintégrant sa place dans le paysage, une place confisquée jadis par l’hégémonique  parti de masse (le RCD dissous). En fait, qui dit Constitution, dit une affaire de tout un peuple et non pas un domaine réservé uniquement aux politiques. C’est dans ce cadre que les trois associations Le Manifeste 20 Mars, l’Association tunisienne pour l’action citoyenne (ATAC) et l’Organisation tunisienne pour la citoyenneté (OTC), en collaboration avec d’autres associations (environ une trentaine, telles que : RAID-ATTAC- CADTM) et  en  la présence d’une pléiade de journalistes, d’intellectuels, d’universitaires et de nombreux citoyens et citoyennes, ont organisé le week-end dernier à Mahdia des assises nationales sur le thème «Pensons notre Constitution». Retour sur un événement atypique et attachant.

Décidément, la société civile ne cesse de nous surprendre par son dynamisme et ses idées créatives. Contrairement aux partis politiques qui mettent en avant leurs différends  avec la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ou leurs querelles idéologiques, la société civile se distingue par un rôle d’encadrement du peuple à travers l’organisation de rencontres, de meetings et de séminaires dont la finalité n’est autre que de vulgariser au maximum la participation politique chez le citoyen lambda, tout en renforçant sa conscience citoyenne. Et voilà que les 22, 23 et 24 juillet, dans la ville de Mahdia, un débat national sous forme d’assises dont le thème général était: «Pensons notre Constitution» a été organisé à l’initiative d’un collectif d’associations.


Joindre l’utile à l’agréable

Selon les organisateurs de cet événement : «Nos assises ont pour principal objectif d’élaborer un projet des grandes lignes de la Constitution, qui sera vulgavisé et débattu le plus largement possible, pour être proposé, ensuite, sous forme de recommandations à l’opinion publique, aux candidats indépendants et aux futurs membres de la nation à l’Assemblée constituante. Ce texte restera notre référence et l’objet de notre mobilisation pendant toute la période de vie de l’Assemblée constituante [… ]. Conscientes des forces et des lacunes que peuvent présenter les textes qui circulent et soucieuses d’intégrer dans leurs  propositions les résultats des nombreux débats publics organisés dans le pays et où ont été émises des critiques, des demandes d’éclaircissements ou de précisions et des propositions complémentaires, et pour que notre Constitution reflète notre voix, nos associations ont pris l’initiative d’organiser, avec des jeunes et des militants indépendants, des assises nationales sur le thème : Pensons notre Constitution».
Durant ces trois jours, plus de 350 participants ont pu joindre l’utile à l’agréable, et ce, à travers un programme riche et varié où les organisateurs ont pu métisser culture (pièces théâtrales, projections de films documentaires et de la musique révolutionnaire en programme off), politique, débats et remue-méninges.
Les participants ont pu aussi assister à plusieurs  interventions d’éminents professeurs universitaires à l’image de  Sadok Belaïd, Ridha Zouari, Youssef Seddik, sans oublier l’artiste militante Raja Ben Ammar et l’intellectuel Gilbert Naccache. Ce dernier s’est distingué à travers le débat sur le rôle de la société civile dans la réalisation des objectifs de la révolution tunisienne.

La démocratie participative en exercice

Mais pour tous les participants, le samedi a été sans aucun doute le jour phare de ces assises, où les organisateurs ont mis en place neuf ateliers autour des thèmes suivants : «Principes généraux de la Constitution», «Charte des libertés et des droits dans la Constitution», «Structures des pouvoirs», «Le pouvoir judiciaire», «Les instruments de contrôle», «Le découpage territorial et le développement régional», «Liberté de la presse et des médias», «Place de la culture et de l’art dans la nouvelle Constitution» et «La souveraineté populaire (socioéconomique)».
Durant 7 heures, les participants à ces ateliers ont pu faire du brainstorming : «un travail de groupe composé d'une dizaine de participants, dont un coordonnateur, choisis de préférence dans plusieurs disciplines. Plusieurs idées ont été exprimées et notées sur un tableau (paper-board) visible par tous. Les séances ont duré entre 3 et 4 heures chacune, ce qui a  permis de faire disparaître toutes les inhibitions, pour garder une vivacité d'esprit plus grande. Des pauses ont été aménagées entre chaque réunion pour laisser reposer les idées émises pour mieux les réexaminer par la suite. Un véritable apprentissage de la démocratie participative.
La Presse a pu assister aux séances de remue-méninges de l’atelier numéro 3 : «Structures des pouvoirs», animé par l’universitaire et l’un des organisateurs de cet événement Jaouhar Ben Mbarek. Durant deux séances de quatre heures, les membres de cet atelier ont pu passer à la loupe les différentes structures des pouvoirs qui doivent être mentionnées dans la prochaine Constitution. Selon Jaouhar Ben Mbarek‑: «Les pouvoirs ont souvent une architecture bien définie. Avec un pouvoir central et un pouvoir régional, avec un équilibre et une interaction entre eux». Suite aux débats, les participants se sont mis d’accord pour donner plus d’importance au pouvoir régional en accordant plus d’autonomie aux régions. Ainsi, on ne parle plus de gouvernorats mais plutôt de conseils régionaux ou de provinces (qui peuvent englober 3 ou 4 de nos actuels gouvernorats selon un nouveau découpage territorial qui prendra en considération le déséquilibre régional actuel). Les membres des conseils régionaux doivent être élus au suffrage universel selon des listes nominatives. D’autre part, les fonctions de délégué et de omda (les représentants de l’Etat dans les zones rurales) devraient être remplacées par des conseils locaux, également élus.


Les participants penchent pour un régime républicain parlementaire et bicaméral : une Assemblée nationale composée de parlementaires qui auront comme mission de légiférer et où chaque parlementaire devrait défendre les problèmes de la nation et non de sa région. Quant aux problèmes de développement régional, ils seront traités à la deuxième chambre, «l’assemblée nationale des régions», qui sera composée des présidents des conseils régionaux et de trois membres de chaque conseil régional qui seront élus par les membres des conseils régionaux avec la présence impérative dans ce trio d’un président d’un conseil local de la région.
Enfin, toujours selon Jaouhar Ben Mbarek : «Le projet final de la Constitution fruit de ces assisses va être publié sur notre site ‘‘notreconstitution.org’’, où les internautes pourront aussi publier leurs commentaires et donner leur avis. Et par la suite, la deuxième version qui sera la synthèse entre les propositions de la première version (celle des assises) et celles émises par les  internautes, sera mise en ligne le 24 octobre prochain (J+1 des élections). Et pourra inspirer la Constituante dans ses travaux. Rappelons que cet événement est le fruit d’un travail d’un mois et demi  réalisé par des jeunes bénévoles et volontaires». Et comme l’a bien dit Gilbert Naccache, homme politique et écrivain tunisien : «L’essentiel dans ces rencontres, ce ne sont pas les textes qui en ressortent, mais plutôt la communion qui prend place entre les citoyens et le métissage d’idées qui en résultent».

Assurément, on ne peut que saluer cette initiative qui ne peut que renforcer le principe de la démocratie participative sous nos cieux, tout en offrant aux citoyennes et aux citoyens tunisiens la possibilité de contribuer à l’élaboration du projet de Constitution de leur pays et à l’édification de l’Etat de droit qui commence par une Constitution consensuelle et qui dure dans le temps: la pierre angulaire de l’Etat de droit.

* Brainstorming : remue-méninges ou tempête d’idées, c’est une technique de résolution créative de problème sous la direction d'un animateur dans le cadre d’une réunion informelle de collecte d’idées.

Ils ont déclaré :

Sophie Bessis
(Historienne et universitaire franco-tunisienne)‑:
" Je pense qu’une Constitution doit être faite pour durer longtemps. Elle ne doit pas être une Constitution de conjoncture, au contraire, elle doit être à l’image de l’évolution de la société tunisienne. C'est-à-dire la société tunisienne qui s’est exprimée haut et fort pour abattre la dictature. Ainsi, la nouvelle Constitution doit garantir les libertés de conscience, d’opinion, d’expression, etc. Une Constitution pour une Tunisie sur le chemin de la modernité.  Car un des principes de la Constitution est la liberté et tout ce qu’elle implique. La Constitution doit aussi garantir l’égalité entre les individus, un droit fondamental de tous les citoyens quelle que soit leur appartenance. La Constitution doit aussi poser les fondements de la justice entre les sexes. En plus de la liberté et de l’égalité, dans une Constitution d’une société moderne, il ne faut pas qu’il y ait une référence à une norme totalitaire».

Milenda Sfar

(Membre du bureau régional de Mahdia et de   la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique) :

«Je pense que la Constitution de demain devrait s’habiller des principes que chaque citoyen aimerait voir s’ancrer dans la société. Des principes qui respectent les différences de sexe, de culture, de conception des choses et de croyance. Tellement nous avons faim d’identification, je souhaite que la prochaine Constitution nous donne le choix de nous identifier à notre guise. A la limite, aujourd’hui, le Tunisien caresse le rêve d’avoir une Constitution qui épouse ses aspirations à une vie meilleure. Quant à l’Assemblée constituante, elle doit jouer un rôle important dans la transition démocratique. Tout d’abord, elle va mettre sur les rails la deuxième République. Cette Constituante va préparer le terrain pour une Tunisie libre dans ses choix et du choix de ses partenaires».

Pr Sadok Belaïd
(Ancien doyen, professeur émérite, faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis):

«Pendant quatre mois, j’ai rédigé un projet de Constitution qui est accessible sur mon site ‘‘sadok-belaid.com’’». En effet, toutes les constitutions  sont axées sur trois chapitres. Le premier tourne autour des principes fondamentaux de la société, C'est-à-dire les valeurs sociales et politiques que la Constitution proclame et veut réaliser. Il s’agit de principes, d’origine occidentale, adoptés par de nombreux pays et ça fait partie du patrimoine universel. Ainsi, les droits de l’Homme et la dignité, la notion de démocratie et la participation du citoyen dans la décision politique représentent le sel et le poivre qui ont inspiré la révolution tunisienne. A mon avis, pour respecter ces principes, la nouvelle Constitution doit comporter une valeur obligatoire : instaurer l’Etat de droit dans le sens strict du terme. Ensuite, on doit élaborer un programme pour réaliser la justice sociale : le peuple a été échaudé à plusieurs reprises. C’est pour cela qu’il faut puiser dans nos sources et notre riche histoire pour sortir avec un texte global et consensuel. D’autre part, on doit inclure le principe de la transparence dans notre nouvelle Constitution, pour accomplir un pas de géant vers le progrès. Il faut toujours se rappeler qu’en 1959, la Tunisie comptait 2,7 millions d’habitants contre presque 11 millions actuellement. Ainsi tout a changé et notre économie a évolué avec le temps. A l’époque, il n’y avait pas de tourisme et de services, toutes ces choses font que l’ancienne structure des pouvoirs (centralisés dans la capitale, Tunis) est devenue anachronique et dépassée par les événements.  Ainsi, il faut donner plus d’autonomie aux régions dans certains volets (culture, éducation, santé par exemple). Il faut donc penser à un nouveau découpage territorial garantissant un équilibre dans le développement entre les régions, et ce, à travers une mutation des avantages socioéconomiques du littoral vers les régions de l’intérieur. Mais ces actions doivent être régies par une politique progressiste  dans le cadre d’une solidarité nationale interrégionale. Enfin, il faut rétablir la justice et l’équilibre dans tout le pays».

Propos recueillis par A.A.H.
Lien original
 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire