Des centaines d’usines de vêtements ont cessé toute fabrication depuis le 16 juin au Bangladesh, après plusieurs jours de protestation violente des ouvriers. La police a tiré des gaz lacrymogènes et utilisé des canons à eau pour disperser les employés, qui réclament de meilleurs salaires pour compenser la hausse des prix des produits alimentaires de base. Actuellement, le salaire horaire moyen dans le textile au Bangladesh est de 0,16 €, suite à la grève historique de juin 2010 qui avait conduit à certaines augmentations de salaires (Égypte: 0,24 €, Maroc/Tunisie: 0,83 €, Turquie : 1 €, Chine: 0,15 €...)
Le secteur textile emploie trois millions et demi de personnes, en grande majorité des femmes. Il représente 80 % des exportations annuelles du pays. Les usines de la ceinture industrielle de la capitale Dacca approvisionnent Wal-Mart, Tesco, H&M, Zara, Carrefour, Gap, Marks & Spencer, Levi Strauss, Metro, JCPenny, Khol’s etc.
Révolution par l’aiguille au Bangladesh
Alors que les grandes
marques occidentales de vêtements s’approvisionnent dans les usines
bangladaises, les ouvriers du textile multiplient grèves et
manifestations pour obtenir des salaires décents.
par Yasmina Hamlawi, Le Monde Diplomatique,
avril 2011
Bicyclettes téméraires, camions chargés de ballots à l’équilibre
incertain, bus débordant de passagers, motos chevauchées par des
familles entières : de jour comme de nuit, la seule route reliant Dacca
au nord du pays ne désemplit pas. De part et d’autre de la chaussée
cabossée, femmes et jeunes filles longent la nationale 3, leur pas
régulier et résigné évoquant une procession religieuse. Les files se
brisent pour s’enfoncer dans les terrains vagues au milieu desquels se
dressent, telles des fourmilières géantes, les usines de confection.
Chaque matin, trois millions de personnes prennent la route des quatre mille établissements de la ceinture industrielle de la capitale. Plus des trois quarts d’entre elles sont des femmes : piqueuses, tailleuses, couturières, manutentionnaires… D’un faible coût, le travail des ouvrières du Bangladesh aiguise l’appétit des grandes enseignes de la distribution et des marques de textile occidentales. Wal-Mart, H & M, Tommy Hilfiger, GAP, Levi Strauss, Zara, Carrefour, Marks & Spencer… y ont délocalisé leur production ou passent par des intermédiaires.
Caractérisé par un investissement minimal et une main-d’œuvre massive, le secteur du textile constitue l’un des piliers économiques de l’Asie. De nombreux pays de la région amorcent ainsi leur phase d’industrialisation. Le Bangladesh s’est lancé dès la fin des années 1970, avant que l’habillement ne connaisse un boom dans les années 1990. Les premières femmes à répondre à l’appel ont été les épouses divorcées ou répudiées, et les veuves. Leurs enfants sous le bras, elles ont fui la misère des zones rurales pour gagner Dacca. Précarisées et sans revenus, elles n’ont plus peur de la grogne des milieux traditionalistes, qui considèrent cet exode rural au féminin comme dangereux pour les structures d’une société patriarcale et musulmane.
Les autres ont suivi : celles qui rêvaient d’un avenir meilleur, celles qui voulaient échapper aux mariages arrangés ou offrir une éducation à leurs enfants… Les usines de confection ont ainsi participé à la restructuration de la société par l’émancipation des femmes les plus pauvres. Alors que, dans les années 1970, les ouvrières étaient mal considérées, la tendance s’est inversée : désormais, elles dictent leurs conditions pour le mariage et s’offrent leur dot.
La crise économique a frappé de plein fouet nombre de pays exportateurs de textiles d’habillement, mais le Bangladesh a su tirer son épingle du jeu. M. Zillul Hye Razi, conseiller commercial de la délégation de la Commission européenne au Bangladesh, explique que « la réaction de beaucoup d’entreprises a été de s’y implanter, car la main-d’œuvre est l’une des moins chères de la planète »
L’incurie du gouvernement pèse lourdement sur les Bangladais, dont 40 % vivent sous le seuil de pauvreté — 1,25 dollar par jour —, reléguant le pays à la 146e position sur les 182 classés selon l’indice de développement humain (IDH) (2). Un profond mal-être a gagné l’ensemble de la population. En témoignent les mouvements de protestation qui secouent sporadiquement le pays. Les émeutes de la faim de 2008 restent l’un des plus marquants. Les ouvriers et ouvrières du textile — près de 40 % de la main-d’œuvre industrielle — se révoltent souvent, écœurés par la distorsion entre leurs salaires et les gains empochés par les entrepreneurs regroupés dans l’Association des fabricants et des exportateurs de vêtements du Bangladesh (BGMEA). Les dernières manifestations, amorcées en mai 2010, ont mobilisé plus de cinquante mille travailleurs. S’étalant sur de longs mois, elles continuent à faire irruption par intermittence. Systématiquement réprimées par les forces armées, elles se sont déjà traduites par des dizaines de morts et des centaines de blessés.
Dès le départ, les travailleurs exigent une augmentation salariale pour obtenir 5 000 takas (51 euros) par mois contre 1 662 takas (17 euros) habituellement payés, afin de compenser l’inflation touchant les denrées de première nécessité. A titre de comparaison, au Vietnam les ouvriers gagnent au minimum 75 euros et en Inde, 112 euros (3). Les manifestants réclament en outre le respect du droit du travail : journée de repos hebdomadaire, congé maternité, juste rémunération des heures effectuées et des heures supplémentaires, respect des droits syndicaux, etc.
Reena est inquiète. Ses mains triturent le tissu coloré de sa khamiz — longue tunique portée avec un salwar, un pantalon bouffant. Elle nous a donné rendez-vous de nuit et tient à garder l’anonymat. Elle raconte : « Je travaille depuis douze ans de 8 heures du matin à minuit. Je gagne 2 600 takas par mois [à peine 27 euros] pour faire vivre mes trois filles, mes beaux-parents et mon mari, qui est sans travail régulier. Je dois verser en plus 50 takas au superviseur pour qu’il me laisse tranquille, car les postes sont très convoités. » Les horaires atteignent quatre-vingts heures par semaine, là où la loi en prévoit quarante-huit avec un jour de congé. Quand, soudain, il faut répondre aux commandes des grandes enseignes étrangères, les employés, penchés sur leurs machines, doivent accomplir jusqu’à dix-sept ou dix-neuf heures d’affilée ; ce temps supplémentaire, trop souvent non indemnisé, ne relève que rarement du volontariat.
Au début, la première ministre, Mme Hasina Wajed, a exprimé devant le Parlement sa compassion pour les travailleurs du textile, s’indignant de leur salaire « insuffisant », voire « inhumain » (4). Mais le ton s’est durci lorsque ces derniers se sont refusés à regagner leurs usines après l’annonce de l’augmentation concédée dans le cadre de l’accord du 29 juillet 2010. A la demande du patronat, elle a envoyé l’armée pour mettre fin « à l’anarchie et aux dégradations ». Les industriels rabâchent leur incapacité à satisfaire les demandes salariales, arguant que le Bangladesh ne peut offrir la même compétitivité que les autres géants du textile — le Vietnam ou la Chine — en raison d’un coût de production plus élevé : défaillances d’approvisionnement en énergie, carences d’infrastructures, notamment de transport… toutes supportées, au final, par le bas de la pyramide : les employés.
Applicable depuis le 1er novembre 2010, l’accord élaboré par un conseil officiellement constitué de représentants des salariés et des employeurs a fait passer le salaire minimum à 3 000 takas mensuels — 30 euros. Une révision pourtant loin de satisfaire les ouvriers, qui, même après cette revalorisation, restent les moins bien payés d’Asie : l’Asia Floor Wage (5) estime à 144 euros mensuels (10 000 takas) le revenu minimum vital, 5 000 takas suffisant à peine pour une personne sans charge familiale. Certains craignent par ailleurs que cette nouvelle législation ne soit pas mieux respectée que les précédentes. La grogne contre les bas salaires persiste et le sang continue à couler dans les faubourgs de Dacca : en décembre 2010, on relevait quatre morts lors de violentes manifestations.
Les ouvriers les plus mal payés
Ni les dirigeants des grèves ni les délégués indépendants n’ont eu
leur mot à dire durant les négociations : arrêtés, menacés, ils ont été
écartés du dialogue avant qu’un fantoche ne les remplace. Bien que le
Bangladesh ait ratifié dès 1967 la convention de 1948 sur « la liberté syndicale et la protection du droit syndical », « très
rares sont les organisations de défense des travailleurs qui reçoivent
l’accréditation officielle. Celles qui l’obtiennent sont de mèche avec
le gouvernement et les employeurs. Quant aux autres, elles vivotent dans
l’ombre, sous le terme vague d’ “association de travailleurs”, et
subissent un harcèlement permanent. Les travailleurs sont fermement
dissuadés de les rejoindre », explique
M. Faiezul Hakim, président de la Fédération syndicale du
Bangladesh (BTUF). Mme Mishu Moshrefa, présidente du Forum pour l’unité
des travailleurs du vêtement (GWUF) et première femme à diriger une
organisation de défense des ouvrières du secteur, a été arrêtée en
décembre 2010. Sa popularité exaspère le gouvernement, qui l’a déjà fait
emprisonner à plusieurs reprises — en l’accusant d’entente avec un
ennemi extérieur — et l’empêche de communiquer avec la presse étrangère.
Le Bangladesh vend un milliard de tee-shirts par an aux pays de l’Union européenne et leur exporte 85 % de ses produits textiles. Il a profité du système de préférences généralisées (SPG), qui donne aux pays les moins développés un accès préférentiel unilatéral — sans taxes — au marché communautaire. Pourtant, la délégation européenne, quand on l’interpelle, relativise les mauvaises conditions de travail. « Nous n’exerçons aucune pression formelle, ce serait contre-productif. Nous agissons plutôt par le biais de conseillers », se justifie M. Hye Razi. Il souligne que le secteur « a un impact économique et social énorme sur le pays, sur trois millions de travailleurs, essentiellement des femmes qui sont devenues le soutien de leurs familles restées au village. Si vous appelez l’emploi de main-d’œuvre bon marché de l’exploitation, et que vous voulez changer les choses, il ne faut pas perdre de vue le nombre de personnes qui pourraient en être affectées et perdre leur emploi ».
Les grèves répétées ont fragilisé le secteur au point de terrifier les propriétaires d’usine, car les importateurs n’hésitent pas à relocaliser une commande en cas de contrariété. La pratique du sourcing veut que les commandes soient non pas concentrées dans un seul pays, mais réparties selon les prix et les savoir-faire de plusieurs, évitant ainsi aux grandes enseignes de dépendre d’éventuels aléas de production dans l’un d’entre eux.
Pour apaiser les consommateurs occidentaux, les enseignes les plus en vue ont adopté des codes de bonne conduite. Pour Reena, ce ne sont là que de faux-semblants : « Lorsqu’un acheteur étranger visite l’usine, on doit mentir sur les heures effectuées, et les mineurs sur leur âge. Je suis obligée de signer ma fiche de paie, alors que je n’en reçois qu’une partie. Et dès que les acheteurs ont passé le coin de la rue, on nous arrache les bouteilles d’eau, qui coûtent très cher ici. » Le délégué d’Auchan Textile au Bangladesh s’est dérobé à nos questions ; de son côté, M. Hye Razi concède que « des changements impulsés par des acheteurs donneraient probablement plus d’oxygène aux employeurs et aux ouvriers ».
Surgit également l’incroyable casse-tête des sous-traitances en cascade, qui brouillent les liens entre commanditaires et ouvriers, faisant passer à la trappe l’application des codes de bonne conduite. La sécurité des ouvriers est la première à en pâtir. Chaque année, plusieurs usines sont la proie des flammes ; des drames se jouent dans des bâtiments surpeuplés et délabrés. Le dernier incendie, survenu le 14 décembre 2010 dans une usine des faubourgs de Dacca appartenant au groupe Hameen, qui sous-traite notamment pour Carrefour et H & M, a fait vingt-huit morts. Un accident loin d’être isolé, selon Mme Carole Crabbé, de Campagne Vêtements propres. Les marques, les employeurs et le gouvernement s’en rejettent mutuellement la responsabilité.
Mme Rubayat Jesmin, spécialiste des affaires économiques de la Commission européenne à Dacca, ne mâche pas ses mots : « Tout relève de la responsabilité des propriétaires d’usines, des acheteurs et, au final, des consommateurs. Quand ceux-ci achètent un sweat-shirt qui coûte 6 euros, ils doivent se douter qu’il a été fabriqué par des personnes qui travaillent dans de mauvaises conditions ! »
Chaque matin, trois millions de personnes prennent la route des quatre mille établissements de la ceinture industrielle de la capitale. Plus des trois quarts d’entre elles sont des femmes : piqueuses, tailleuses, couturières, manutentionnaires… D’un faible coût, le travail des ouvrières du Bangladesh aiguise l’appétit des grandes enseignes de la distribution et des marques de textile occidentales. Wal-Mart, H & M, Tommy Hilfiger, GAP, Levi Strauss, Zara, Carrefour, Marks & Spencer… y ont délocalisé leur production ou passent par des intermédiaires.
Caractérisé par un investissement minimal et une main-d’œuvre massive, le secteur du textile constitue l’un des piliers économiques de l’Asie. De nombreux pays de la région amorcent ainsi leur phase d’industrialisation. Le Bangladesh s’est lancé dès la fin des années 1970, avant que l’habillement ne connaisse un boom dans les années 1990. Les premières femmes à répondre à l’appel ont été les épouses divorcées ou répudiées, et les veuves. Leurs enfants sous le bras, elles ont fui la misère des zones rurales pour gagner Dacca. Précarisées et sans revenus, elles n’ont plus peur de la grogne des milieux traditionalistes, qui considèrent cet exode rural au féminin comme dangereux pour les structures d’une société patriarcale et musulmane.
Les autres ont suivi : celles qui rêvaient d’un avenir meilleur, celles qui voulaient échapper aux mariages arrangés ou offrir une éducation à leurs enfants… Les usines de confection ont ainsi participé à la restructuration de la société par l’émancipation des femmes les plus pauvres. Alors que, dans les années 1970, les ouvrières étaient mal considérées, la tendance s’est inversée : désormais, elles dictent leurs conditions pour le mariage et s’offrent leur dot.
La crise économique a frappé de plein fouet nombre de pays exportateurs de textiles d’habillement, mais le Bangladesh a su tirer son épingle du jeu. M. Zillul Hye Razi, conseiller commercial de la délégation de la Commission européenne au Bangladesh, explique que « la réaction de beaucoup d’entreprises a été de s’y implanter, car la main-d’œuvre est l’une des moins chères de la planète »
Troisième fournisseur de l’Europe en vêtements et textiles.
Le Bangladesh est le troisième pays fournisseur de l’Union européenne en textile d’habillement, après la Chine et le Vietnam, et réussit l’exploit de devancer son colossal voisin, l’Inde. Le secteur s’est développé au point de représenter 13 % du produit intérieur brut (PIB) et 80 % des exportations. Une manne pour ce petit pays oublié des dieux : la densité de population la plus élevée au monde, sur un territoire grand comme un confetti (144 000 kilomètres carrés), sans les richesses naturelles de la Birmanie voisine et s’ouvrant sur un golfe du Bengale périodiquement balayé par les cyclones. Les bouleversements environnementaux poussent à l’exode rural et à l’explosion urbaine, avec la paupérisation et l’insécurité que cela entraîne. Cerné par deux géants qui l’écrasent, l’Inde et la Chine, le Bangladesh croit peu en son avenir. Ses politiciens eux-mêmes s’enrichissent autant qu’ils le peuvent avant que le navire ne sombre : Transparency International classe le pays parmi les plus corrompus du monde (1).L’incurie du gouvernement pèse lourdement sur les Bangladais, dont 40 % vivent sous le seuil de pauvreté — 1,25 dollar par jour —, reléguant le pays à la 146e position sur les 182 classés selon l’indice de développement humain (IDH) (2). Un profond mal-être a gagné l’ensemble de la population. En témoignent les mouvements de protestation qui secouent sporadiquement le pays. Les émeutes de la faim de 2008 restent l’un des plus marquants. Les ouvriers et ouvrières du textile — près de 40 % de la main-d’œuvre industrielle — se révoltent souvent, écœurés par la distorsion entre leurs salaires et les gains empochés par les entrepreneurs regroupés dans l’Association des fabricants et des exportateurs de vêtements du Bangladesh (BGMEA). Les dernières manifestations, amorcées en mai 2010, ont mobilisé plus de cinquante mille travailleurs. S’étalant sur de longs mois, elles continuent à faire irruption par intermittence. Systématiquement réprimées par les forces armées, elles se sont déjà traduites par des dizaines de morts et des centaines de blessés.
Dès le départ, les travailleurs exigent une augmentation salariale pour obtenir 5 000 takas (51 euros) par mois contre 1 662 takas (17 euros) habituellement payés, afin de compenser l’inflation touchant les denrées de première nécessité. A titre de comparaison, au Vietnam les ouvriers gagnent au minimum 75 euros et en Inde, 112 euros (3). Les manifestants réclament en outre le respect du droit du travail : journée de repos hebdomadaire, congé maternité, juste rémunération des heures effectuées et des heures supplémentaires, respect des droits syndicaux, etc.
Reena est inquiète. Ses mains triturent le tissu coloré de sa khamiz — longue tunique portée avec un salwar, un pantalon bouffant. Elle nous a donné rendez-vous de nuit et tient à garder l’anonymat. Elle raconte : « Je travaille depuis douze ans de 8 heures du matin à minuit. Je gagne 2 600 takas par mois [à peine 27 euros] pour faire vivre mes trois filles, mes beaux-parents et mon mari, qui est sans travail régulier. Je dois verser en plus 50 takas au superviseur pour qu’il me laisse tranquille, car les postes sont très convoités. » Les horaires atteignent quatre-vingts heures par semaine, là où la loi en prévoit quarante-huit avec un jour de congé. Quand, soudain, il faut répondre aux commandes des grandes enseignes étrangères, les employés, penchés sur leurs machines, doivent accomplir jusqu’à dix-sept ou dix-neuf heures d’affilée ; ce temps supplémentaire, trop souvent non indemnisé, ne relève que rarement du volontariat.
Au début, la première ministre, Mme Hasina Wajed, a exprimé devant le Parlement sa compassion pour les travailleurs du textile, s’indignant de leur salaire « insuffisant », voire « inhumain » (4). Mais le ton s’est durci lorsque ces derniers se sont refusés à regagner leurs usines après l’annonce de l’augmentation concédée dans le cadre de l’accord du 29 juillet 2010. A la demande du patronat, elle a envoyé l’armée pour mettre fin « à l’anarchie et aux dégradations ». Les industriels rabâchent leur incapacité à satisfaire les demandes salariales, arguant que le Bangladesh ne peut offrir la même compétitivité que les autres géants du textile — le Vietnam ou la Chine — en raison d’un coût de production plus élevé : défaillances d’approvisionnement en énergie, carences d’infrastructures, notamment de transport… toutes supportées, au final, par le bas de la pyramide : les employés.
Applicable depuis le 1er novembre 2010, l’accord élaboré par un conseil officiellement constitué de représentants des salariés et des employeurs a fait passer le salaire minimum à 3 000 takas mensuels — 30 euros. Une révision pourtant loin de satisfaire les ouvriers, qui, même après cette revalorisation, restent les moins bien payés d’Asie : l’Asia Floor Wage (5) estime à 144 euros mensuels (10 000 takas) le revenu minimum vital, 5 000 takas suffisant à peine pour une personne sans charge familiale. Certains craignent par ailleurs que cette nouvelle législation ne soit pas mieux respectée que les précédentes. La grogne contre les bas salaires persiste et le sang continue à couler dans les faubourgs de Dacca : en décembre 2010, on relevait quatre morts lors de violentes manifestations.
Les ouvriers les plus mal payés
de toute l’Asie
Ni les dirigeants des grèves ni les délégués indépendants n’ont eu
leur mot à dire durant les négociations : arrêtés, menacés, ils ont été
écartés du dialogue avant qu’un fantoche ne les remplace. Bien que le
Bangladesh ait ratifié dès 1967 la convention de 1948 sur « la liberté syndicale et la protection du droit syndical », « très
rares sont les organisations de défense des travailleurs qui reçoivent
l’accréditation officielle. Celles qui l’obtiennent sont de mèche avec
le gouvernement et les employeurs. Quant aux autres, elles vivotent dans
l’ombre, sous le terme vague d’ “association de travailleurs”, et
subissent un harcèlement permanent. Les travailleurs sont fermement
dissuadés de les rejoindre », explique
M. Faiezul Hakim, président de la Fédération syndicale du
Bangladesh (BTUF). Mme Mishu Moshrefa, présidente du Forum pour l’unité
des travailleurs du vêtement (GWUF) et première femme à diriger une
organisation de défense des ouvrières du secteur, a été arrêtée en
décembre 2010. Sa popularité exaspère le gouvernement, qui l’a déjà fait
emprisonner à plusieurs reprises — en l’accusant d’entente avec un
ennemi extérieur — et l’empêche de communiquer avec la presse étrangère.Le Bangladesh vend un milliard de tee-shirts par an aux pays de l’Union européenne et leur exporte 85 % de ses produits textiles. Il a profité du système de préférences généralisées (SPG), qui donne aux pays les moins développés un accès préférentiel unilatéral — sans taxes — au marché communautaire. Pourtant, la délégation européenne, quand on l’interpelle, relativise les mauvaises conditions de travail. « Nous n’exerçons aucune pression formelle, ce serait contre-productif. Nous agissons plutôt par le biais de conseillers », se justifie M. Hye Razi. Il souligne que le secteur « a un impact économique et social énorme sur le pays, sur trois millions de travailleurs, essentiellement des femmes qui sont devenues le soutien de leurs familles restées au village. Si vous appelez l’emploi de main-d’œuvre bon marché de l’exploitation, et que vous voulez changer les choses, il ne faut pas perdre de vue le nombre de personnes qui pourraient en être affectées et perdre leur emploi ».
Les grèves répétées ont fragilisé le secteur au point de terrifier les propriétaires d’usine, car les importateurs n’hésitent pas à relocaliser une commande en cas de contrariété. La pratique du sourcing veut que les commandes soient non pas concentrées dans un seul pays, mais réparties selon les prix et les savoir-faire de plusieurs, évitant ainsi aux grandes enseignes de dépendre d’éventuels aléas de production dans l’un d’entre eux.
Pour apaiser les consommateurs occidentaux, les enseignes les plus en vue ont adopté des codes de bonne conduite. Pour Reena, ce ne sont là que de faux-semblants : « Lorsqu’un acheteur étranger visite l’usine, on doit mentir sur les heures effectuées, et les mineurs sur leur âge. Je suis obligée de signer ma fiche de paie, alors que je n’en reçois qu’une partie. Et dès que les acheteurs ont passé le coin de la rue, on nous arrache les bouteilles d’eau, qui coûtent très cher ici. » Le délégué d’Auchan Textile au Bangladesh s’est dérobé à nos questions ; de son côté, M. Hye Razi concède que « des changements impulsés par des acheteurs donneraient probablement plus d’oxygène aux employeurs et aux ouvriers ».
Surgit également l’incroyable casse-tête des sous-traitances en cascade, qui brouillent les liens entre commanditaires et ouvriers, faisant passer à la trappe l’application des codes de bonne conduite. La sécurité des ouvriers est la première à en pâtir. Chaque année, plusieurs usines sont la proie des flammes ; des drames se jouent dans des bâtiments surpeuplés et délabrés. Le dernier incendie, survenu le 14 décembre 2010 dans une usine des faubourgs de Dacca appartenant au groupe Hameen, qui sous-traite notamment pour Carrefour et H & M, a fait vingt-huit morts. Un accident loin d’être isolé, selon Mme Carole Crabbé, de Campagne Vêtements propres. Les marques, les employeurs et le gouvernement s’en rejettent mutuellement la responsabilité.
Mme Rubayat Jesmin, spécialiste des affaires économiques de la Commission européenne à Dacca, ne mâche pas ses mots : « Tout relève de la responsabilité des propriétaires d’usines, des acheteurs et, au final, des consommateurs. Quand ceux-ci achètent un sweat-shirt qui coûte 6 euros, ils doivent se douter qu’il a été fabriqué par des personnes qui travaillent dans de mauvaises conditions ! »
(1) Selon le dernier classement de l’organisation, en 2010, le Bangladesh arrive en 134e position sur 178 pays.
(2) Classement établi par le Programme des Nations unies pour le développement (chiffres de 2009).
(3) Chiffre de Campagne Vêtements propres, organisation non gouvernementale basée en Belgique.
(4) The Daily Star, Dacca, 28 juillet 2010.
(5) Association régionale réclamant des salaires décents pour les ouvriers du textile.
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