par
Chris Hedges, 5/1/2014.Traduit par
Najib Aloui نجيب علوي, édité par
Michèle Mialane et Fausto Giudice , Tlaxcala
Notre
démocratie est à l’agonie. L’intrusion massive de l’État dans nos
vies et l’anéantissement de notre droit à la vie privée sont désormais
des faits. Le défi pour nous - probablement un des derniers - est de
nous lever pour crier notre fureur et mettre un terme à la confiscation
de nos droits à la liberté et à la libre expression. Si nous ne le
faisons pas, nous deviendrons un peuple de captifs.
Les débats publics au sujet des mesures de l’Etat en vue de prévenir
le terrorisme, l’assassinat symbolique d’Edward Snowden et de ses
sympathisants, les assurances données par les puissants qu’il n’y a pas
d’abus dans la collecte massive et le stockage de nos communications
électroniques tombent à côté de la plaque. Tout État en mesure de surveiller tous ses citoyens, tout État à même d’étouffer les débats publics véritables en contrôlant l’information, tout État qui a les moyens de faire taire
instantanément toute contestation est totalitaire. Notre État
capitaliste peut ne pas utiliser ce pouvoir aujourd’hui. Mais il
l’utilisera s’il se sent menacé par une population rendue nerveuse par
la corruption, l’incompétence et une répression de plus en plus sévère.
Au moment où un mouvement populaire émergera -chose inéluctable- pour
réellement affronter nos seigneurs capitalistes, notre système
mercenaire de surveillance totale passera à la vitesse supérieure.
Et
voici la note : le directeur de l’Agence Nationale de Sécurité, le
général Keith Alexander, présente son témoignage devant la Commission
Judiciaire du Sénat en décembre, lors de séance consacrée à l’examen
des programmes de surveillance exercés par les agences
gouvernementales. Photo Manuel Balce Ceneta/AP
Le mal suprême, comme l’a souligné Hannah Arendt,
est un système politique qui, après avoir persécuté, marginalisé puis
écrasé ses opposants, réussit à paralyser par la peur et la suppression de toutevie privée le reste de de la société. Notre système
de surveillance de masse est la machine par laquelle adviendra ce mal
suprême. Si nous ne démantelons pas immédiatement l’appareil sécuritaire
et de surveillance, nous pourrons dire adieu au journalisme
d’investigation et au recours à la Justice contre les abus. Il n’y aura
plus de contestation organisée. Il n’y aura plus de pensée indépendante.
Même les plus légères critiques
seront traitées comme des actes de subversion. Alors, l’appareil
sécuritaire se répandra comme un champignon noir sur le tissu politique
et les faits les plus insignifiants et les plus ridicules deviendront
des menaces à la sécurité nationale.
J’ai connu ce genre de peste à l’époque où je faisais mon travail
de reporter dans l’État-Stasi d’Allemagne de l’Est. J’étais suivi en
permanence d’hommes aux cheveux en brosse et en veste de cuir, sans
aucun doute des hommes de la Stasi, le Ministère de la Sécurité d’État,
que le tout-puissant Parti Communiste décrivait comme le glaive de la
nation. Les personnes que j’interviewais recevaient, tout de suite
après, une visite à domicile des agents de la Stasi. Mon téléphone était
sur écoute. Certaines des personnes avec lesquelles j’avais travaillé
étaient rapidement victimes de pressions visant à en faire des
informateurs. La peur planait sur toutes conversations.
La Stasi n’a pas mis en place de camps de la mort ou de goulags.
Elle n’en avait pas besoin. Elle était partout grâce à un réseau de 2
millions d’informateurs, pour une population de 17 millions de
personnes. Il y avait 102.000 agents de la police secrète employés à
plein temps pour surveiller la population - un agent pour 166 Allemands
de l’Est. Les nazis brisaient les os, la Stasi les âmes. L’État
est-allemand a initié l’art de la « déconstruction psychologique»
que les tortionnaires et interrogateurs, dans nos prisons et lieux de
détention illégaux, ont élevé à une terrifiante perfection.
Le but de la surveillance de masse, comme l’écrivait Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme n’est
en définitive pas de découvrir les crimes mais « d’être à disposition
quand l’État décide d’arrêter une certaine catégorie de la population.»
Parce que le courrier électronique des US-Américains, leurs
conversations téléphoniques, leurs recherches sur la Toile et leurs
déplacements géographiques sont enregistrés et stockés à perpétuité dans
les bases de données de l’État, on pourra toujours trouver, et à
profusion, des éléments à charge pour arrêter n’importe qui, dès
que l’État le jugera nécessaire. Ces informations, comme des virus
mortels dormants, n’attendent que d’être utilisés contre nous. Que ces
informations soient banales ou innocentes importe peu, car dans les
Etats totalitaires, la justice, comme la vérité, n’ont aucune espèce
d’importance.
yaserabohamed, Australie
Ce que les États totalitaires efficaces visent toujours à
obtenir, comme l'a compris George Orwell, est un climat qui efface
chez les gens toute idée de rébellion, un climat où l’assassinat et la
torture ne sont utilisés que contre une poignée d' irréductibles.
L’État totalitaire réussit cette mainmise sur la société, écrit
Arendt, en écrasant méthodiquement la spontanéité et du même coup la
liberté humaines. De façon incessante, il diffuse la peur afin de
s’assurer que la société reste traumatisée et paralysée. Il transforme
les tribunaux ainsi que les corps législatifs en instruments de
légalisation des crimes de l’État.
L’État des capitalistes, dans notre situation, a utilisé la loi pour abolir tranquillement les quatrième et cinquième amendements de la Constitution, dont la raison d’être est de nous protéger des intrusions abusives de l’État dans nos vies privées. La perte de la représentation et de la protection politiques et judiciaires, l’un des volets du coup d’État capitaliste, signifie que nous n’avons plus de voix et plus de protection contre les abus de pouvoir. Le dernier arrêt du Juge de District William H. Pauley en faveur des activités d'espionnage de l’Agence Nationale de Sécurité (la NSA), fait partie d’une longue liste de décisions judiciaires iniques qui ont, depuis le 11 septembre, sacrifié nos droits constitutionnels les plus précieux sur l’autel de la sécurité nationale. Les tribunaux et les corps législatifs violent désormais nos droits constitutionnels les plus élémentaires pour justifier le pillage et la répression exercés par les capitalistes. Ils déclarent que les contributions massives et secrètes aux campagnes électorales - une forme de corruption légale - sont protégées par le Premier amendement. Ils définissent le lobbying des grands groupes capitalistes – par le biais duquel les grandes entreprises remplissent généreusement les poches de nos élus et écrivent nos lois - comme le droit des citoyens d’adresser des pétitions au gouvernement. Par ailleurs, en vertu des nouvelles lois, nous pouvons être torturés, assassinés ou enfermés indéfiniment par les militaires, privés du droit à un procès régulier et surveillés sans mandat judiciaire. Pendant ce temps, des serviteurs zélés, qui se présentent sans honte comme des journalistes, sacralisent le pouvoir d’État en amplifiant ses mensonges - MSNBC, Fox News : même servilité - pendant qu’ils nous bourrent le crâne de potins sur les « people » ou autres stupidités.
Nos politiciens et maîtres à penser mettent en scène de
grandioses batailles culturelles autour de questions futiles pour
dissimuler le fait que notre système politique a
cessé de fonctionner. L’histoire, l’art, la philosophie, la quête
intellectuelle, notre passé de luttes individuelles et collectives pour
la justice, le monde des idées et de la culture et même ce qu’on
entend par vivre dans une vraie démocratie et y participer - toutes
ces choses ont été jetées aux oubliettes.
Dans son livre fondateur, ‘Democracy Incorporated », Le philosophe politique Sheldon Wolin définit notre système de gouvernance capitaliste comme un « totalitarisme inversé », dans une ère de pouvoir des grandes entreprises sur fond de démobilisation des citoyens. Ce qui le différencie du totalitarisme classique, c’est qu’il n’est pas polarisé sur un démagogue ou un leader charismatique, mais s’organise autour d’une machine d’État anonyme contrôlée par les grandes entités capitalistes. Celles-ci, contrairement aux mouvements totalitaires classiques, ne remplacent pas les structures en voie de décomposition par des structures nouvelles. Elles clament plus que jamais leur attachement aux élections libres, à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, à l’inviolabilité de la vie privée et à la souveraineté de la Loi. Mais elles corrompent et manipulent à tel point le système d’élections libres, les tribunaux, la presse et les autres grands leviers du pouvoir qu’elles rendent impossible la participation démocratique authentique des masses à la vie politique. La Constitution US-américaine n’a pas été réécrite mais elle a été soumise à une entreprise constante et toujours plus radicale d’émasculation par le biais de l’interprétation judiciaire et législative. Nous nous retrouvons maintenant devant une coquille vide entretenant une fiction de démocratie, tandis que le pouvoir réel est exercé par un noyau totalitaire. Ce totalitarisme capitaliste s’appuie essentiellement sur un système de sécurité intérieure qui échappe à tout contrôle légal.
Nos gouvernants capitalistes totalitaires se mentent à eux-mêmes aussi souvent qu’ils mystifient le public. La politique, pour eux, n’est qu’une simple entreprise de relations publiques. On recourt au mensonge non pas pour réaliser des objectifs de politique publique clairement conçus mais pour protéger l’image de l’État et des gouvernants. Ces mensonges sont devenus une forme grossière de patriotisme. La capacité de l’État d’empêcher tout regard extérieur sur l’exercice du pouvoir engendre une sclérose intellectuelle et morale terrifiante de l’élite dirigeante. On ne se donne même plus la peine de confronter les théories les plus saugrenues - comme implanter la démocratie à Bagdad par la force afin de la diffuser dans la région ou forcer l’Islam radical à la soumission par la terreur - à la réalité, à l’expérience ou à un débat documenté. Les faits qui n’obéissent pas aux théories fantaisistes de nos élites politiques, de nos généraux et de nos chefs du renseignement sont tout simplement ignorés et soustraits au regard du public. Un moyen efficace pour empêcher les citoyens d’entreprendre des actions visant à redresser le cap. Et en définitive, comme dans tous les systèmes totalitaires, les citoyens deviennent les victimes de la folie de l’Etat, de ses mensonges monstrueux, de sa corruption rampante et de sa terreur.
Le poète roumain Paul Celan a bien rendu cette lente absorption du poison idéologique - en l’occurrence le fascisme - dans son poème « Fugue de mort »* :
Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré
Victimes de ce que font tous les États totalitaires émergents,
nos esprits ont été frappés d’une amnésie historique soigneusement
orchestrée, d'une bêtise injectée par l’État. Et parce que nous avons la mémoire courte, nous sommes incapables de réagir avec l’acharnement nécessaire
quand nous nous apercevons que notre liberté est confisquée. Il faut
détruire les structures capitalistes de l’État. Démanteler son
appareil sécuritaire. Et chasser des palais du pouvoir ceux qui
défendent le totalitarisme capitaliste, y compris les dirigeants des
deux grands partis , ces cohortes d’intellectuels à la parole creuse
et cette presse qui a perdu toute crédibilité. Le seul espoir qui nous
reste, c’est le recours à des manifestations massives et à la
poursuite de la désobéissance civile. Faute de nous soulever - ce
qu’escompte bien l’État-entreprise- nous nous retrouverons esclaves.
*Note de Tlaxcala : le poème de Celan ne se réfère pas à la propagande nazie, mais aux camps d'extermination
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