dimanche 14 décembre 2014

Mexique: l'ombre de l'armée sur Ayotzinapa

par Fabrizio Lorusso, 11/12/2014. Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Original: México: La sombra del ejército sobre Ayotzinapa 


Dès début octobre, les groupes de guérilla dans l'État de Guerrero, d'abord l'Armée Populaire Révolutionnaire (EPR) puis l'Armée révolutionnaire du peuple insurgé les (ERPI), ont émis plus de 10 communiqués impliquant l'armée mexicaine dans la disparition des 43 normaliens à Iguala.
Leurs déclarations sont passées presque inaperçues, bien que de nombreuses déclarations de parents et de membres de l'Union des peuples et des organisations de l'État de Guerrero (UPOEG), dont font partie plusieurs parents des étudiants disparus, se soient orientées vers la même hypothèse, qui est plutôt une accusation.

Le message signalait que parmi les responsables de la disparition des 43 normaliens, il avait deux officiers du 27ème Bataillon d'infanterie : le lieutenant Barbosa et le capitaine Crespo, impliqués dans l'organisation.
En outre, cette semaine, les parents d'Ayotzinapa eux-mêmes ont demandé explicitement aux autorités et au Procureur général de la République, de pousser à fond l'enquête, y compris sur les militaires, ce qui signifie entrer dans les casernes et briser le mur d'inaccessibilité qui protège en quelque sorte le 27ème bataillon d'infanterie, stationné à Iguala et, plus généralement, les forces armées dans le Guerrero.

Historiquement, au moins depuis les années 1970, en pleine Guerre froide et guerre sale, le fait demeure que les militaires étaient en charge de l'attaque répressive de l'État mexicain contre la population, par la torture, l'occupation et le contrôle militaire et les disparitions forcées comme l'une des "techniques" pour "gagner la guerre".
Phrases du Secrétaire à la Marine
Le Secrétaire à la Marine du Mexique, Vidal Francisco Soberón, a prononcé une série de phrases pour défendre le gouvernement et en même temps, détourner l'attention et viser à criminaliser la protestation sociale: "ça m'énerve encore plus qu'ils manipulent les parents, c'est-à-dire qu'ils manipulent ces gens, parce que c'est ce qu'ils font, ils les manipulent également pour qu'ils désavouent (le gouvernement) ou pour intensifier encore plus ça. Et ça m'enrage encore plus que ces gens qui manipulent les parents ne sont intéressés ni par les parents, ni par ces jeunes, la seule chose qui les intéresse, c'est d'atteindre leurs objectifs de groupe ou de parti ". les déclarations d'EPN (Enrique Peña Nieto) le mois dernier, lorsqu'il a parlé de "tentatives de déstabilisation", allaient dans la même direction.

"Je pense que c'est parfaitement clair: oui, il y a des groupes, et les groupes et individus qui apparaissent continuellement avec eux, je pense qu'il n'est pas nécessaire de te répondre exactement qui ils sont, ils viennent à la télévision et donc ils ont des noms, et ce groupe qui apparaît partout, en bloquant les routes et tout ça, et en cherchant d'autres choses, non? ... partis ? Je n'ai fait allusion à aucun parti ", a poursuivi le secrétaire, qui soutient l'idée, commune et qui n'a rien de nouveau, souvent utilisé pour discréditer les mouvements sociaux, que les manifestants le font sous le contrôle ou la manipulation de quelqu'un d'autre qui utilise leur douleur à d'autres fins. Une autre façon de détourner l'attention.

Jacobo Silva Nogales, El Charco I, huile sur toile, 2001

Seigneur de la Mort
En de nombreuses occasions, les forces armées ont été porteuses d'une tradition de contre-insurrection dans cette région et dans d'autres. Il suffit de rappeler le massacre perpétré par des soldats à El Charco en 1998, quand Ángel Aguirre était gouverneur adjoint. De même, c'est un fait que la militarisation du territoire impulsée par Calderón et maintenue par Peña Nieto a accru le rôle de premier plan, le pouvoir de fait et les ressources de la Marine et de l'Armée de terre et a aggravé la situation déjà chancelante des droits de humains dans le pays, comme les cas emblématiques de Zongolica et Tlatlaya l'ont montré. Et ce ne serait pas les seuls exemples. Le cas du dirigeant communautaire Rosendo Radilla Pacheco, arrêté le 25 août 1974 et disparu après être passé par la caserne militaire d'Atoyac, a suscité la première condamnation historique de la Cour interaméricaine des droits humains contre le gouvernement mexicain en 2009.

Le 28 novembre, dans une interviex avec Variopinto, le général José Francisco Gallardo a parlé de manœuvres de l'armée et de son implication dans la disparition de 43 normaliens, expliquant que "tout ce spectacle -attraper le maire, trouver un seul coupable -, c'est pour éviter que les regards se portent sur l'armée". Et il a aussi dénoncé la militarisation croissante, dans leur formation et dans leurs pratiques, des police elles- mêmes, qu'elles soient locale, étatique ou fédérale.

Dans le sondage récent du Centre de la Recherche et de la Sécurité Nationale (CISEN), commenté par son ancien directeur Guillermo Valdés, un Mexicain sondé sur quatre attribue la responsabilité de l'assassinat et des disparitions d'Iguala à l'armée, entre autres acteurs, mais aussi à des personnes (Aguirre, EPN, Abarca et son épouse), à des partis politiques (PRD, d'abord, et aussi les autres), à des groupes criminels (Guerriers Unis) et aux forces de police. Cela montre que l'idée d'une collusion à des multiples niveaux et multi-institutionnelle s'est ancrée dans la population.

En 2011, Human Rights Watch (HRW) avait dénoncé la disparition de six personnes dans une boîte de nuit à Iguala, qui s'était produite à 22h30 le 1er mars 2010, en partie enregistrée et confirmée par certains témoins qui ont décrit les ravisseurs et les personnes qui les accompagnaient comme appartenant aux forces armées à en juger par leurs véhicules et leurs uniformes. Le procureur de l'État du Guerrero ouvrit une enquête, mais du renvoyer l'affaire devant la justice militaire, qui dans les 18 mois qui suivirent, n'avait prononcé aucune inculpation concernant le crime: HRW conclut qu'il existe des preuves qui suggèrent fortement l'implication de l'armée. Les six disparus le sont toujours et l'affaire n'est toujours pas éclaircie.
Contrôle social, protection de l'économie et des investissements
Voilà qu'Obama veut maintenant assister le Mexique dans l'enquête. Le business de la guerre est l'un des plus rentables, comme le montrent, ces derniers temps, le Plan Merida et l'introduction massive d'armes dans le pays, et il ne fait aucun doute que parmi les bénéficiaires d'un "état de siège" permanent ou d'une guerre de «basse intensité», se trouvent les secteurs militaires.

Ensuite, cela n'a pas beaucoup d'importance si ces opérations de répression sociale, en particulier dans les régions les plus pauvres du pays, Oaxaca, Guerrero et Chiapas, sont camouflées en protection des infrastructures et des investissements étrangers, ou sont présentées comme visant à la sécurité touristique, économique et logistique des territoires pour que ceux-ci "soient en paix", puisqu'en fin de compte, elles se traduisent par la militarisation et des garanties offertes aux entreprises, pas pour la population en général. De fait, même la gendarmerie a été créée [avec l'assistance française, NdT] avec pour fonction de protéger les investissements et les installations. L'idée même du président de créer un «corridor» et des zones spéciales pour le "développement" du sud du Mexique est ancienne et ressemble beaucoup à une réédition minimaliste du Plan Puebla Panama de la période de Vicente Fox, mais avec un contrôle plus étroit sur les ressources, les investissements et les structures. Dans ce contexte et avec une conflictualité sociale plus élevée, les tâches militaires ont plus de raisons d'être et de prospérer.

En outre, la «guerre de basse intensité» contre les mouvements sociaux et les attaques de la propagande officielle contre les voix critiques pourront se transformer facilement en répression explicite et déterminée lorsque le feu des projecteurs de la presse internationale et nationale sur Ayotzinapa et le Mexique se sera éteint. Nous avons déjà pu l'expérimenter dans une certaine mesure dans le District fédéral, avec des tentatives de disparitions, des arrestations arbitraires, des infiltrés (dans les manifestations) et des agressions policières, et à plus fortes «doses» à Chilpancingo et dans le Guerrero, avec des affrontements violents et l'écrasement de protestations, mais l'envoi de 2000 policiers fédéraux dans le capitale de l'État, et de presque autant à Acapulco, indique une réponse musclée, non au crime organisé, mais au mécontentement social et à l'exigence de justice et de refondation des institutions pourries.
Ombres
Ce ne sont pas là des certitudes, mais des hypothèses et des indices. Mais, à ce jour, les affirmations du procureur Murillo Karam sont aussi des hypothèses : avec «fatigue» et mu par le désir de clore le dossier et de le présenter comme un événement local et non un crime d'État, le 7 novembre il a rendue publique la version donnée par trois détenus du groupe "Guerriers Unis", censés avoir brûlé les corps des normaliens sur la décharge de Cocula et jeté leurs corps dans des sacs en plastique dans une rivière.

Il y a beaucoup d'éléments qui font douter de cette histoire: les pluies qui sont tombées dans la matinée du 27 sur  Cocula; des rapports sur des incendies dans d'autres lieux proches mais pas sur la décharge; le comportement hostile de l'armée, rapportée les étudiants survivants, dans la nuit du 26; la non-intervention des forces armées face à ce qui se passait et leur justification  les jours suivants; et enfin la déclaration de l'équipe de légistes argentins qui, s'ils ont bien identifié, à Innsbruck, les os calcinés du normalien Alexander Mora, n'ont pas  pu certifier comment ces restes sont arrivés dans la zone où ils ont été collectés dans des sacs en plastique.

Enfin, le 11 décembre, des scientifiques de l'Université nationale autonome de Mexico (UNAM) ont réfuté l'hypothèse du bureau du Procureur général (PGR): "Il est impossible qu'ils aient été brûlés à Cocula, et les autorités ont un grave problème, parce que s'ils n'ont pas été brûlés à Cocula, qui les a brûlés et où ont-ils été brûlés ? », demande Jorge Montemayor, chercheur à l'Institut de Physique de l'UNAM. Selon le chercheur, pour incinérer 43 cadavres, on a besoin de 33 tonnes de grumes de quatre pouces de diamètre, l'équivalent de deux camions de bois de chauffage et 53 litres d'essence par corps sont nécessaires. Si, comme le soutient également la PGR, sur la base des aveux des trafiquants de drogue, le bûcher a été alimenté avec des pneus, selon les scientifiques de l'UNAM, 995 pneus de voitures auraient été nécessaires pour mener à bien l'opération, de sorte qu'ils considèrent que l'hypothèse officielle ne reposerait sur "aucun fondement dans les faits physiques et chimiques naturels".

Tout cela ouvre la port à des interprétations différentes, y compris celles pouvant impliquer dans la tuerie d'autres acteurs, dont l'armée et, surtout, le 27ème bataillon qui a opéré "comme si de rien n'était" dans une zone pleine de fosses communes pendant des années. "Rappelez-vous que dans la guerre sale, si quelqu'un était expert dans les disparitions forcées, c'était précisément l'armée", a déclaré Omar Garcia, l'un des normaliens survivants. Même une narcomanta* présumée, signée par le caporal Gil, lieutenant du chef des Guerriers Unis Sindronio Casarrubias, accrochée le 31 octobre, indiquait l'armée, mentionnant les noms du lieutenant Barbosa et du capitaine Crespo comme responsables de la disparition des 43.

En dépit d'indices pour le moins "suggestifs", aucune enquête n'a été officiellement ouverte sur
l'implication de l'armée. Francisco Javier García, maire de Chilapa, Guerrero a dit il ya environ 10 jours que, malgré la forte présence des forces fédérales dans la ville, le crime organisé continue d'agir, essentiellement à l'ombre de l'armée. Ce n'est qu'un autre exemple, de toute évidence pas le seul. De même, Abarca est un exemple parmi tant d'autres, couverts par les autorités pendant des années.  Le "couple impérial," les Abarca,  avait des relations étroites non seulement avec les narcos du Guerrero bras armé et complices de la police municipale et du maire, mais aussi avec les commandants militaires de haut rang à Iguala, bien que ceux-ci aient déclaré que leurs relations n'étaient qu'institutionnelles.

En juillet 2013, le portail internet de l'État de Guerrero a signalé la disparition de 17 autres étudiants à Cocula et, selon certains témoignages, avec l'implication de la police municipale. Est-ce que l'armée n'était pas sur place pour assurer la sécurité des citoyens et combattre les narcos dans le cadre de la «guerre contre la drogue»? Si la police et les narcos sont devenus des associés agissant en collusion, la Marine et l'Armée de terre ne vont-elles pas intervenir pour freiner cette dérive? Pourquoi sont-elles là? Il semble bien que les forces de sécurité, et pas seulement l'armée, s'installent plus pour garantir une protection minimale aux entreprises minières, aux infrastructures et aux multinationales et pour le contrôle social que pour «pacifier». D'ailleurs la notion même de "faire la paix" avec des armes est un oxymore en soi.
* Les narcomantas sont des messages publics sous formes de banderoles, laissés par des groupes criminels, appartenant à un cartel de la drogue, pour revendique et justifier leurs assassinats ou adresser des mises en garde à des groupes rivaux, des politiciens ou des entrepreneurs, ou même offrir des récompenses pour la capture de membres de groupes rivaux. Ci-dessous la narcomanta évoquée par l'auteur [NdT]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire