par
Rolando Gómez, 18/12/2014. Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Face à la réalité de ce pavillon de prisonniers très cadré, et afin d'éviter les discussions politiques inutiles et échauffées qui ne me mèneraient nulle part, j'ai demandé aux Uruguayens de faire partie de leur groupe, ce qu'ils ont accepté. Ils étaient presque tous des militants du Mouvement de libération nationale Tupamaros, tant de son aile politique que de son bras militaire. Il y avait Pancho, un cadre intellectuel de Montevideo qui faisait office de chef. Un basané de type canarien, dont le nom m'échappe, était un cadre militaire qui avait fait une tatusera ** dans sa boutique de fruits et légumes et avait été découvert; il n'a jamais raconté qui ils avaient détenu dans cette tatusera. Pour tous, le vieil Enrique Erro, qui n'avait jamais été membre des Tupamaros, était certainement le phare, leur exemple et leur référence.
J'ai beaucoup appris dans les quelques semaines que j'ai partagées avec eux. Pancho, dont le vrai nom était en fait François –il était fils de Français - m'a enseigné le peu de français que je baragouine encore. À part les meilleures leçons d'histoire de la République orientale de l'Uruguay, j'ai appris à préparer le maté comme il se doit, sans gaspiller l'herbe, en agitant la paille patiemment vers le côté sec de la calebasse. Je me suis familiarisé avec le folklore, la musique et l'humour orientaux. J'ai mémorisé les paroles des chansons de Viglietti et Zitarrosa. J'ai encore la calebasse enveloppée de fourrure de taureau que m'a donnée le Canarien quand arriva mon tour d'être libéré.
C'étaient des gens sympathiques. Merveilleux, dirais-je. Des patriotes petit-bourgeois uruguayens, honnêtes et désintéressés. J'ai partagé avec eux la vie quotidienne et les groupes d'étude, car la discussion politique sur la lutte de classe en Argentine n'avait aucune importance pour eux, tandis que moi, j'essayais de garder une distance diplomatique avec leurs discussions sur l'Uruguay, au cours desquelles il n'y avait jamais de polémique entre eux.
Personnellement, j'ai constaté que pour ces gens merveilleux, auxquels par accident l'histoire offre une deuxième chance aujourd'hui, l'idéologie et la tradition marxiste internationale étaient totalement étrangères. C'est sûrement toujours le cas.
Le
sénateur Enrique Erro * est venu dans ma cellule le soir où on lui a
annoncé sa prétendue libération (nous avons su plus tard que ce ne était
pas le cas, mais seulement un transfert à une prison de Buenos Aires).
Il venait réclamer à l'avance ce que je lui avais promis : lui offrir le
jeu d'échecs que je fabriquais à la main avec de la mie de pain, et
qu'il lui avait tant plu me regarder le faire avec patience et du temps à
revendre.
Le jeu n'était pas encore terminé.
J'avais commencé par les pions, faciles à faire, qui avaient une tête
ronde, une coiffure avec une frange et une jupe à franges supposée leur
donner un aspect de pages médiévaux. Mais ceux dont j'étais le plus fier
étaient les fous : un casque à pointe, un blason médiéval sur la
poitrine, et une lance verticale réalisée en insérant un cure-dent dans
la mie avant qu'elle sèche. Les pièces noires étaient colorées avec du
café; les blanches avec de la simple salive et un séchage prolongé, ce
qui leur avait donné une couleur jaunâtre. Les pièces contenaient des
inserts de couleur opposée. Par exemple, le bouclier des fous noirs
avait une croix blanche incrustée, le bouclier des fous blancs un cheval
noir. À cette époque, j'avais suffisamment de temps pour essayer
différents styles et techniques, ce qui me permettait d'écarter ceux qui
ne me satisfaisaient pas. Les chevaux avaient un aspect assez réaliste.
Le roi blanc, qui était alors le seul que j'avais fait, avait une
longue barbe en relief et brandissait une épée couleur café. L'ensemble
qui commençait à prendre forme était d'une certaine manière
impressionnant. Je n'avais jamais pensé jusqu'alors avoir des qualités
d'artisan.
Le vieil Uruguayen appréciait mon travail, et lors d'une des nombreuses séances de partage de maté il me fit promettre de lui offrir le jeu complet lorsqu'on le remettrait en liberté, chose qu'il attendait à tout moment dans sa cellule étouffante de la prison de la ville de Resistencia, dans la province du Chaco, en Argentine.
J'avais été transféré à cette prison, avec plusieurs autres prisonniers politiques, depuis Rawson et la répression de notre grève de la faim. Dès notre arrivée, nous avons tous réalisé que les conditions à Resistencia étaient très bonnes : liberté de réunion, régime de visites, bon climat et bonne nourriture.
La population de prisonniers politiques était strictement
compartimentée entre les organisations majoritaires à ce moment-là :
PRT-ERP et Montoneros. Il y avait quelques prisonniers du PC, qui,
naturellement, se sont joints aux Chiliens de l'Unité Populaire.Le vieil Uruguayen appréciait mon travail, et lors d'une des nombreuses séances de partage de maté il me fit promettre de lui offrir le jeu complet lorsqu'on le remettrait en liberté, chose qu'il attendait à tout moment dans sa cellule étouffante de la prison de la ville de Resistencia, dans la province du Chaco, en Argentine.
J'avais été transféré à cette prison, avec plusieurs autres prisonniers politiques, depuis Rawson et la répression de notre grève de la faim. Dès notre arrivée, nous avons tous réalisé que les conditions à Resistencia étaient très bonnes : liberté de réunion, régime de visites, bon climat et bonne nourriture.
Face à la réalité de ce pavillon de prisonniers très cadré, et afin d'éviter les discussions politiques inutiles et échauffées qui ne me mèneraient nulle part, j'ai demandé aux Uruguayens de faire partie de leur groupe, ce qu'ils ont accepté. Ils étaient presque tous des militants du Mouvement de libération nationale Tupamaros, tant de son aile politique que de son bras militaire. Il y avait Pancho, un cadre intellectuel de Montevideo qui faisait office de chef. Un basané de type canarien, dont le nom m'échappe, était un cadre militaire qui avait fait une tatusera ** dans sa boutique de fruits et légumes et avait été découvert; il n'a jamais raconté qui ils avaient détenu dans cette tatusera. Pour tous, le vieil Enrique Erro, qui n'avait jamais été membre des Tupamaros, était certainement le phare, leur exemple et leur référence.
J'ai beaucoup appris dans les quelques semaines que j'ai partagées avec eux. Pancho, dont le vrai nom était en fait François –il était fils de Français - m'a enseigné le peu de français que je baragouine encore. À part les meilleures leçons d'histoire de la République orientale de l'Uruguay, j'ai appris à préparer le maté comme il se doit, sans gaspiller l'herbe, en agitant la paille patiemment vers le côté sec de la calebasse. Je me suis familiarisé avec le folklore, la musique et l'humour orientaux. J'ai mémorisé les paroles des chansons de Viglietti et Zitarrosa. J'ai encore la calebasse enveloppée de fourrure de taureau que m'a donnée le Canarien quand arriva mon tour d'être libéré.
C'étaient des gens sympathiques. Merveilleux, dirais-je. Des patriotes petit-bourgeois uruguayens, honnêtes et désintéressés. J'ai partagé avec eux la vie quotidienne et les groupes d'étude, car la discussion politique sur la lutte de classe en Argentine n'avait aucune importance pour eux, tandis que moi, j'essayais de garder une distance diplomatique avec leurs discussions sur l'Uruguay, au cours desquelles il n'y avait jamais de polémique entre eux.
Personnellement, j'ai constaté que pour ces gens merveilleux, auxquels par accident l'histoire offre une deuxième chance aujourd'hui, l'idéologie et la tradition marxiste internationale étaient totalement étrangères. C'est sûrement toujours le cas.
NdT
* Enrique Erro (Montevideo, 14 septembre, 1912- Paris, 1er octobre 1984): député du Parti national à partir de 1954, devient ministre de l'Industrie et du Travail en mars 1959 dans le premier gouvernement "blanc" depuis 1865 [les deux partis traditionnels uruguayens, dont la fondation remonte à 1836, sont le Parti national, dit blanc (conservateur) et le Parti libéral, dit rouge)x. Son désaccord avec la politique imposée par le FMI conduit à sa destitution janvier 1960. En 1971, il est parmi les fondateurs du Front large (Frente Amplio), avec son groupe d'origine radicale appelé "Patria Grande", et il est élu sénateur. En 1973, la justice militaire, qui, un an plus tôt, avec la Loi de Sécurité de l'État, avait imposé sa juridiction dans les procédures contre des membres de la guérilla, demande au Parlement de lui retirer son immunité parlementaire, l'accusant d'être impliqué dans des contacts le Mouvement de libération nationale - Tupamaros. Le parlement rejette la demande, et est dissous par le président Juan Maria Bordaberry le 27 juin.
Erro, qui était en Argentine au moment du coup d'État, y reste et milite contre le régime militaire uruguayen avec Zelmar Michelin et d'autres politiciens démocrates. Pour ces activités, il est arrêté le 7 mars 1975 par le gouvernement argentin et reste détenu jusqu'au 5 novembre, 1976. Michelini et Héctor Gutiérrez Ruiz sont assassinés en mai 1976.
Après sa libération, Erro se rend à Paris, où il s'installe jusqu'à sa mort, de leucémie, quelques semaines avant les élections mettant fin à onze années de dictature militaire en Uruguay.
** Tatusera: prison du peuple, en argot argentin
* Enrique Erro (Montevideo, 14 septembre, 1912- Paris, 1er octobre 1984): député du Parti national à partir de 1954, devient ministre de l'Industrie et du Travail en mars 1959 dans le premier gouvernement "blanc" depuis 1865 [les deux partis traditionnels uruguayens, dont la fondation remonte à 1836, sont le Parti national, dit blanc (conservateur) et le Parti libéral, dit rouge)x. Son désaccord avec la politique imposée par le FMI conduit à sa destitution janvier 1960. En 1971, il est parmi les fondateurs du Front large (Frente Amplio), avec son groupe d'origine radicale appelé "Patria Grande", et il est élu sénateur. En 1973, la justice militaire, qui, un an plus tôt, avec la Loi de Sécurité de l'État, avait imposé sa juridiction dans les procédures contre des membres de la guérilla, demande au Parlement de lui retirer son immunité parlementaire, l'accusant d'être impliqué dans des contacts le Mouvement de libération nationale - Tupamaros. Le parlement rejette la demande, et est dissous par le président Juan Maria Bordaberry le 27 juin.
Erro, qui était en Argentine au moment du coup d'État, y reste et milite contre le régime militaire uruguayen avec Zelmar Michelin et d'autres politiciens démocrates. Pour ces activités, il est arrêté le 7 mars 1975 par le gouvernement argentin et reste détenu jusqu'au 5 novembre, 1976. Michelini et Héctor Gutiérrez Ruiz sont assassinés en mai 1976.
Après sa libération, Erro se rend à Paris, où il s'installe jusqu'à sa mort, de leucémie, quelques semaines avant les élections mettant fin à onze années de dictature militaire en Uruguay.
** Tatusera: prison du peuple, en argot argentin
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