vendredi 19 juin 2015

Après l'opération coup de poing de la police italienne à Vintimille: des clichés abstraits, un racisme institutionnel concret

par Annamaria Rivera, 17/6/2015.
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Il fallait s' attendre à ce que, comme toujours en Italie, la phase actuelle des migrations et des exodes - l'état d'urgence (l'emergenza), comme ils disent - soit décrite par les médias avec l'habituel  vocabulaire dégradé (ça oui, il l'est): "bivouac", pour désigner l'immobilisation forcée des réfugiés , chassés de partout, près des gares et autres lieux; «état de siège» pour décrire l'arrivée dans ces lieux de groupes de personnes (enfants compris) éprouvées, traumatisées, abandonnées à leur sort, ou traitées comme des animaux dans une cage ou des poissons d'aquarium (c'est le cas à Milan); «nettoyer» la gare, pour la libérer de ces présences indécentes et donc lui «redonner un peu de décence». Sans oublier le maire Pisapia*, qui laisse même échapper une variante du typique "Si vous les aimez tant, amenez-les chez vous", répondant à une journaliste: «Alors vous allez les héberger chez vous, à Sky? »


Sans oublier les sempiternelles expressions qui, malgré la Charte de Rome** et d'autres initiatives similaires, dans certains cas, sont dépoussiérées pour l'occasion, dans d'autres simplement perpétuées: «tsiganes», «nomades», «extracommunautaires», «clandestins», " dégradation ","exode biblique» et toutes les variantes de la rhétorique alarmiste, voire apocalyptique ...
Je ne parle pas de milieux et de médias de droite ou d'extrême droite, encore moins de l'horrible jactance salvinienne***. Je parle au contraire du langage de ce qu'il a près d'une décennie, avec un peu d'ironie, nous avons commencé à qualifier de racisme démocratique ou respectable, en nous référant à des politiciens et des ministres du centre-gauche, des cercles, intellectuels et organes d'information démocratiques (voir par ex. Giuseppe Faso, Lessico del razzismo democratico, 2010).
Le lexique, on le sait, n'est jamais innocent. Les expressions je l'ai mentionnées alimentent des discours dont seuls ceux qui ont la mémoire courte peuvent penser qu'ils sont nouveaux. Parmi ceux-ci, une vieille idée connaît une nouvelle vogue, déterministe et imbibée de mépris de classe, selon laquelle la «plèbe» serait naturellement encline à attribuer à certains boucs émissaires les raisons de sa détresse sociale. Ce faisant on ignore ou feint d'ignorer que les entrepreneurs politiques, institutionnels et médiatiques du racisme sont les premiers à promouvoir le processus de détournement vers des fausses cibles du ressentiment éprouvé pour des conditions de malaise social.
De là découle la thèse, d'un populisme classique, selon laquelle il faut répondre au cri de douleur qui monte de la «plèbe» par la sévérité et la rigueur envers les boucs émissaires, en leur déniant en fin de compte les droits humains fondamentaux. C'est une thèse qui se fonde (comme je l'écrivais en 2007) sur un principe de type homéopathique: pour empêcher le racisme populaire, il convient d'administrer une bonne dose de racisme institutionnel.
Souvent associée à ce point de vue, il y a une autre vieille étiquette, dépoussiérée assez récemment, celle de l'antiracisme facile, inventée en son temps par quelque clerc, que l'on pouvait croire désormais hors d'usage au moins parmi les spécialistes des sciences sociales. Ceux qui "sauvent leur conscience" en dénonçant le "racisme le plus basique et insupportable" – (nous) accuse Chiara Saraceno**** dans un articulet récent, qui reprend certaines des expressions mentionnées ci-dessus – lui servent en fait de «caisse de résonance »et ne s'occupent pas des "conditions de malaise dans lesquelles il est généré". Une déclaration qui, entre autres choses, révèle une distance sidérale du monde de l'antiracisme militant (y compris son aile cultivée), qui est ainsi réduit à un cliché caricatural.
Mais enfin, il suffirait de s'arrêter sur quelques photos récentes, en activant son imagination et son empathie, pour comprendre le caractère irrecevable de tous ces clichés et stéréotypes. Regardez les photos des jeunes exilés, qui à Vintimille, à quelques pas de la frontière avec la France, protestent sur les rochers de Ponte S. Ludovico. Regardez leurs visages tirés par les nuits sans sommeil, la tension, la grève de la faim. Observez aussi leur détermination courageuse, exprimée dans les pancartes qu'ils brandissent, grossièrement bricolées mais pourtant si efficaces.


Et regardez les images du 16 juin documentant l'opération coup de poing, soudaine et violente, des policiers et carabiniers à Vintimille. Est-ce que ce ne sont pas là les icônes du racisme "le plus basique et insupportable»? Celui-ci n'est-il peut-être pas parfaitement  symbolisé par ces corps écrasés au sol par la force et emmenés comme des poids morts, par ces mains gantées de noir serrées autour du visage et du cou des nouveaux damnés de la terre?
Pour peu qu'on ait une mémoire historique de notre colonialisme et une conscience des crimes actuels de l'impérialisme, donc un sentiment de honte et de remords, on devrait se prosterner devant ces femmes et hommes, filles et garçons, on devrait embrasser leurs pieds, pour leur demander pardon. Si on n'était pas aveuglés par la propagande raciste, on devrait les regarder avec admiration, ces jeunes exilés qui continuent de résister obstinément sur ces roches, "invincibles comme des héros", comme l'écrit Alessandra Ballerini*****.
Et il faudrait non seulement les aider, les soigner, les héberger dignement, mais aussi trouver une issue (au propre et au figuré) afin qu'ils puissent atteindre les destinations désirées où les attendent leurs proches. Entre les plis de la législation européenne il est possible, dès maintenant, de trouver les outils à utiliser à cette fin.
Mais arrêtez-vous aussi sur les images des nombreux bénévoles, mais aussi des nombreux citoyens et citoyennes qui viennent leur apporter des vêtements, de la nourriture, de la solidarité. Regardez les longues queues, à Rome, de gens, même des pauvres, portant toutes sortes de produits de première nécessité aux réfugiés expulsés de la gare Tiburtina et accueillis par le Centre Baobab. Une chose vous apparaîtra clairement (et elle devrait apparaître comme telle à tous les donneurs de leçons) : le contraste entre la complexité de la réalité sociale, qui, certes, est contradictoire, difficile, et même menacée de graves dérives xénophobes – et l'abstraite misère intellectuelle, morale et politique, des décideurs italiens et européen, et de certains de leurs porte-voix.
 Version révisée et mise à jour d'un article publié par il manifesto du 16 Juin 2015.

NdT
* Giuliano Pisapia, 65 ans, maire de Milan depuis 2011, est un ancien militant d'extrême-gauche passé ensuite par les divers avatars de l'ex-Parti communiste.
** La Charte de Rome est un code de déontologie adopté par les organisations de journalistes italiens en 2008, établissant une série de règles pour traiter correctement l'information concernant les migrants et demandeurs d'asile.
*** Salvinien: propre à Matteo Salvini, secrétaire fédéral et eurodéputé de la Ligue du Nord, qui ne rate pas une occasion de s'en prendre aux "extracommunautaires", aux noirs (dont la ministre Kyenge), aux Roms, aux gays, aux Napolitains et a proposé de réserver des wagons dans le métro aux femmes et aux "vrais Milanais".
**** Chiara Saraceno : sociologue, âgée de 74 ans, spécialiste de la famille, de la pauvreté et des politiques sociales.
***** Alessandra Ballerini : avocate génoise spécialisée dans les droits des migrants.

 

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