mercredi 3 juin 2015

Nation Dalit! : l'art peut-il démanteler le système séculaire des castes ?

par Sanjena Sathian संजना सथिान, 14/4/2015. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Original: Dalit Nation! Can Art Dismantle a Centuries-Old System?

On a retrouvé  la tante nue et morte. Les hommes avaient déposé le haut de son salwar kameez* dans une rivière, où il dérivait, doucement. Juste avant, ils avaient violé et tué aussi la mère. Et avant cela, une bande de voisins et de camarades de classe avait attaqué l'adolescente sur le chemin de l'école. Elle avait 15 ans. C'était tout simplement parce qu'elles étaient des femmes et qu'elles passaient par là. L'exposition à l'agression semblait inscrite dans la lignée de la famille.
Il y a trop d'histoires de femmes de ce genre en Inde, comme toute personne suivant  les infos le sait bien. Mais ce qui est moins discuté que l'épidémie de viols c'est histoire sous-jacente - celle des basses castes en Inde. C'est le discours de base de l'artiviste Thenmozhi ("Thayn-MO-ri") Soundararajan, qui a entendu toute sa vie des milliers d'histoires horribles comme celle-là. "La caste", dit-elle, "est appliquée à travers nos corps". L'artiste multimédia prend des photos, écrit, produit et réalise des documentaires, est curatrice d'expositions d'art publiques et organise des actions de guérilla de protestation (pour ne nommer que quelques activités) ... comme une sorte de performances artistiques. Toutes sont basées sur des expériences de femmes indiennes des basses castes.
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Le projet actuel de Soundararajan, qui est basée dans la zone de la Baie de Baie de San Francisco,et née elle-même dans une famille de basse caste : peupler le monde avec une telle œuvre artistique durant le mois d'Avril, qu'elle a baptisé le Mois de l'histoire Dalit (terme positif pour désigner les basses castes traditionnellement appelées «intouchables»). Elle est l'une des rares artistes dalit aujourd'hui célèbres pour leur travail, dit Maria Brink Schleimann, du Réseau International de solidarité Dalit. Soundararajan, alias Dalit Diva, a parlé devant des foules de milliers de personnes et a vu son travail exposé dans huit pays et 52 villes. Entre autres reconnaissances, elle a obtenu une bourse au Centre du Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour l'étude des nouveaux médias et un soutien de la Fondation Robert Rauschenberg.
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Son travail est agressivement politique, et elle n'est pas une observatrice passive : elle réalise des photographies en noir et blanc de femmes concentrées en protestation devant la statue de BR Ambedkar (l'un des principaux architectes de la Constitution indienne et un Dalit) et de personnes impassible de toutes races tenant des pancartes de protestation, qui ressemblent plus à une affiche d'ONG qu'à de l'art pur. Une grande partie de sa production médiatique alimentera directement des campagnes de défense des droits humains : une des nombreuses priorités est d'obtenir que l'ONU reconnaisse explicitement la caste comme une des causes profondes de la violence sexuelle.
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Le système de castes hindou - contrairement à une croyance répandue - persiste. Ses origines remontent aux textes fondateurs de l'hindouisme, diversement interprétés, perpétuant pendant des siècles, le maintien d'une couche de citoyens subalternes au bas de l'échelle sociale. Les Dalits ont la peau foncée dans un pays où la peau claire est synonyme de beauté, ils ont longtemps eu les pires emplois, ils vivent dans des villages pauvres, ils sont fréquemment attaqués par les castes supérieures, violemment. Des groupes de défense des droits humains estiment que chaque semaine, 21 femmes dalits sont violées, cinq foyers de Dalits sont brûlés et 13 Dalits sont assassinés.

Arborant de grosses lunettes à montures glamour sombres, Soundararajan parle avec fluidité, plus comme une universitaire qu'une barbouilleuse. Ça se comprend : elle a suivi un cursus amalgamé d'études féminines et culturelles à Berkeley avant de se former en cinéma et autres médias à l'Université de Californie du Sud. "On nous apprend, en tant que Desis**, qu'il n'y a plus de caste, que ça n'existe pas," dit-elle. Mais même elle s'est fait rappeler son origine de caste en grandissant en Californie du Sud et durant ses années de lycée : elle a assisté à des dîners, raconte-t-elle, au cours desquels les hôtes changeaient ses couverts, ne lui permettant pas d'utiliser les mêmes que les autres invités. Aujourd'hui encore, elle sait que de telles expériences ne sont pas rares : elle me raconte qu'un médecin dalit maintenant en poste à l'Hôpital général du Massachusetts, s'était vu interdire par son prof indien de chimie de toucher la boîte de Pétri pendant des expériences par peur de "pollution".


Des militantes de la Nation Dalit avec Angela Davis
 Ce ne sont là que des broutilles, comparé à ce à quoi les parents de Soundararajan ont été confrontés en grandissant dans l'Inde rurale. Son père, fils d'un cheminot qui gagnait 100 roupies (environ 2 $ ou 2 €) par mois pour faire vivre cinq enfants, a vu son village terrorisé par les castes supérieures violentes. Il est maintenant médecin. Sa mère était la première femme de sa famille à aller au lycée. Le village de sa grand-mère était fréquemment attaqué par des hommes armés de couteaux, avides de tuer et de brûler.
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Soundararajan a quelque chose d'une licorne, et pas seulement dans le présent, mais aussi dans le long fleuve de l'histoire. Les Dalits n'ont pas grand-chose comme histoire de création artistique ayant laissé des traces, dit Gary Tartakov, professeur émérite d'histoire de l'art Dalit à l'Université d'État de l'Iowa. Mais il suppute que les Dalits ont peut-être produit de l'art de manière invisible pendant des siècles : les brahmanes de haute caste ne sont pas censés travailler de leurs mains, donc beaucoup de sculptures anciennes pourraient avoir été l'œuvre de Dalits. Mais, ajouteTartakov, de nombreux artistes dalits à ce jour ne veulent pas proclamer leur identité en tant que telle : ce n'est "pas vraiment un bon moyen de gagner sa vie."

Ce n'est pas non plus une bonne façon de rester en sécurité. Soundararajan ne me dira pas son âge ou ne m'en dira pas beaucoup sur les lieux où ses performances publiques auront lieu : elle reçoit des menaces de mort, elle a peur que certaines des femmes dalits qu'elle veut faire venir aux USA ne reçoivent pas de visas. Ce n'est pas surprenant, dit Schleimann, du Réseau de solidarité dalit. Tartakov dit que des spectacles d'artistes dalits dans la ville cosmopolite de Mumbai ont été annulés suite à de violentes émeutes.

Tout cela changera-t-il un jour ? Le slogan de Dalit Diva – "Nous sommes tous intouchables jusqu'à ce que plus personne ne le soit" - fixe un objectif noble, que l'art à lui seul ne peut permettre d'atteindre.  Il y a tant de choses à défaire. La politique d'action positive – avec des mesures préférentielles offrant aux Dalits des petites compensations pour l'injustice historique endurée, reste controversée en Inde. Le peu de protections qui existent, disent Schleimann et Soundararajan, sont mal appliquées. Et même si les femmes dalits dénoncent les viols qu'elles subissent, seulement 2 pour cent des plaintes aboutissent à des condamnations, comparées à 25 pour cent dans la population générale indienne. On imagine que cet art reste trop facilement enfermé dans la cage de l'élite intellectuelle.
Mais Soundararajan est une sorte d'utopiste. Elle se devait de l'être. "Je crois que le gros du travail se passe dans l'imaginaire", dit-elle quand elle y repense. Elle  se rappelle justement un de ses premiers projets, autrement moins irréalisable : un film  de science-fiction à Bollywood.
NdT
*Salwar kameez: ensemble vestimentaire composée d'un pantalon bouffant et d'une tunique trois-quarts, introduit en Inde depuis la Perse au XVIème siècle
**Desis : terme provenant de l'ancient Sanskrit देश (deśá ou deshi), signifiant pays, par lequel les originaires de l'Inde et plus généralement de l'Asie méridionale se désignent en diaspora en Amérique du Nord, au Royaume-Uni, en Océanie et ailleurs


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