par John J. MEARSHEIMER, 26/3/2009. Traduit par Marcel Charbonnier, révisé par Fausto Giudice, Tlaxcala
Original : The Lobby Falters
Sur l’auteur
Beaucoup de gens, à Washington, ont été surpris de voir l’administration Obama nommer Charles Freeman à la tête du Conseil national du renseignement (National Intelligence Council), l’organisme qui supervise la production des Estimation nationales de renseignement* (National Intelligence Estimates) : M. Freeman avait derrière lui une remarquable carrière de trente ans comme diplomate et fonctionnaire du département de la Défense, mais il a critiqué publiquement la politique israélienne et la relation spéciale que les USA entretiennent avec ce pays, disant, par exemple, au cours d’un discours prononcé en 2005, qu’ « aussi longtemps que les USA continueraient à lui fournir de manière inconditionnelle les financements et la protection politique qui rendent l’occupation israélienne et la politique violente et autodestructrice (pour Israël) que cette occupation génère, il y aura très peu de raisons, voire strictement aucune, d’espérer que quoi que ce soit qui pût ressembler au défunt processus de paix puisse être ressuscité ». De tels mots sont rarement prononcés à Washington, et quiconque les utilise est quasi certain de ne pas accéder à une responsabilité gouvernementale de haut niveau. Mais l’amiral Dennis Blair, le nouveau Directeur du renseignement national, admire beaucoup Freeman, qu’il estimait être exactement le genre de personne capable de revitaliser les milieux du renseignement, qui avaient été extrêmement politisés, durant les années Bush.
Alarmé, comme c’était prévisible, le lobby israélien a lancé une campagne de diffamation à l’encontre de Freeman, dans l’espoir que, soit il démissionnerait de lui-même, soit il se ferait virer par Obama. Le Lobby tira sa première salve sous la forme d’un texte sur un blog, posté par Steven Rosen, un ancien responsable de l’AIPAC, l’American Israel Public Affairs Committee, aujourd’hui mis en examen pour avoir livré des secrets à Israël. « L’opinion de Freeman sur le Moyen-Orient », écrivait-il, « est celle que vous attendriez du ministre des Affaires étrangères saoudien, auquel il est, du reste, très lié ». Des journalistes pro-israéliens de grand renom, comme Jonathan Chait et Martin Peretz, du quotidien New Republic, et Jeffrey Goldberg du quotidien The Atlantic, ont vite rejoint la meute, et Freeman a été pilonné par des publications qui défendent invariablement Israël comme The National Review, The Wall Street Journal et le Weekly Standard.
Mais le véritable paquet a été mis par le Congrès, où l’AIPAC (qui se qualifie lui-même de « Lobby pro-israélien de l’Amérique ») détient un pouvoir écrasant. Tous les membres républicains de la Commission sénatoriale du Renseignement sont tombés à bras raccourcis sur Freeman, comme l’ont fait des sénateurs démocrates tels que Joseph Lieberman et Charles Schumer. « J’ai exhorté je ne sais combien de fois la Maison Blanche à le virer », a dit Schumer, « et je suis heureux qu’ils aient fini par faire la seule chose qu’il y avait à faire… » Même histoire à la Chambre , où la charge a été menée par le Républicain Mark Kirk et le Démocrate Steve Israel, qui a poussé Blair [Dennis, pas Tony, NdR] à déclencher une enquête impitoyable au sujet des finances de Freeman. Finalement, la Présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a déclaré que la nomination de Freeman était « inadmissible ». Freeman aurait pu survivre à cette curée si la Maison Blanche l’avait soutenu. Mais la lèche qu’avait faite Barack Obama au lobby israélien durant la campagne électorale et son silence assourdissant durant la guerre contre Gaza montrent que le Lobby est, pour lui, un opposant qu’il n’est pas prêt à affronter. Donc, sans surprise, il a gardé le silence et Freeman n’a eu d’autre choix que de se démettre.
Depuis lors, le lobby a déployé d’énormes efforts pour dénier son rôle dans la démission de Freeman. Le porte-parole de l’AIPAC Josh Block a dit que son organisation « n’avait pas pris position sur cette question et qu’elle n’avait exercé aucune action de lobbying auprès de la Colline [du Capitole] à son sujet ». Le Washington Post, dont la page éditoriale est dirigée par Fred Hiatt, un homme totalement voué à la pérennisation de la « relation spéciale » [entre les USA et Israël, NdR], a publié un éditorial affirmant que le fait de mettre en cause le lobby dans la démission de Freeman relevait des « seuls rêves de M. Freeman et de théoriciens du complot du même acabit ».
En réalité, les preuves de la profonde implication de l’AIPAC et d’autres supporters purs et durs d’Israël dans la campagne visant Freeman abondent. Block a reconnu avoir parlé de Freeman à des journalistes et à des blogueurs, et leur avoir donné des informations, toujours après avoir convenu avec eux afin que ses commentaires ne seraient jamais attribués ni à lui ni à l’AIPAC. Jonathan Chait, qui a nié qu’Israël ait été à l’origine de la controverse, avant le limogeage de Freeman, a écrit, après coup : « Bien sûr, je reconnais que le lobby israélien est puissant et qu’il a été un élément clé dans la curée contre Freeman, et que ce lobby n’est pas toujours une puissance bénéfique ». Daniel Pipes, qui dirige le Middle East Forum, où Steven Rosen travaille aujourd’hui, a envoyé prestement une newsletter électronique, se vantant du rôle joué par Rosen dans la révocation de Freeman.
Le 12 mars, le jour même où le Washington Post publiait son éditorial s’insurgeant quiconque aurait pu suggérer que le lobby israélien avait contribué à faire virer Freeman, le journal a publié un article en première page, décrivant le rôle central que le lobby a joué dans cette affaire. Il y avait aussi un commentaire d’un journaliste vétéran, David Broder, qui commençait ainsi : « L’administration Obama vient de subir une défaite embarrassante de la part de ces mêmes lobbyistes que le Président a juré de remettre à leur place. »
"Ils vont essayer de vous réduire au silence et de vous discréditer. Car vous n'avez pas le droit de critiquer Israël". Carlos Latuff, 2006
Les détracteurs de Freeman maintiennent que son opinion sur Israël ne concerne pas que lui seul. Ils disent de lui qu’il a des relations particulièrement étroites, voire peut-être même inappropriées avec l’Arabie saoudite, où il a été, par le passé, ambassadeur des USA. Cette accusation n’a pas porté, toutefois, car il n’existe aucune preuve pour l’étayer. Les fans d’Israël ont dit, aussi, qu’il avait fait des remarques dépourvues de toute compassion à propos du sort qu’avaient connu les manifestants chinois sur la Place Tiananmen de Pékin (en juin 1989), mais cette accusation, que les défenseurs de Freeman contestent, a été tirée du sac uniquement parce que les détracteurs pro-israéliens de Freeman étaient en quête de n’importe quel argument leur permettant de salir sa réputation.
Pourquoi le lobby se préoccupe-t-il à ce point d’une nomination à un poste, certes important, mais certainement pas suprême ? Voici une raison, parmi d’autres : Freeman aurait été responsable de la publication des Estimation nationales de renseignement. Israël et ses partisans usaméricains ont été fous de rage après que le National Intelligence Council eut conclu, en novembre 2007, que l’Iran ne construisait absolument pas la bombe nucléaire, et ils avaient travaillé d’arrache-pied afin de saper ce rapport, ce qu’ils continuent à faire jusqu’à ce jour. Le lobby veut s’assurer que la prochaine estimation sur les capacités nucléaires de l’Iran parvienne à la conclusion diamétralement opposée, et cela avait bien moins de chances d’arriver, avec Freeman aux manettes. Mieux vaut avoir quelqu’un qui soit dûment estampillé AIPAC pour mener la danse…
Une raison – encore plus importante -, pour le lobby, de faire virer Freeman de son job, c’est la faiblesse de l’argumentation susceptible de justifier la politique actuelle de l’Usamérique vis-à-vis d’Israël, qui rend impératif d’intimer le silence ou de marginaliser quiconque oserait critiquer la « relation spéciale ». Si Freeman n’avait pas été puni, d’autres auraient vu qu’on pouvait critiquer ouvertement Israël et néanmoins faire carrière brillamment à Washington. Et dès l’instant où on obtiendrait qu’un débat ouvert et libre s’instaure autour d’Israël, la relation spéciale sera sérieusement compromise.
Un des aspects les plus remarquables de l’affaire Freeman a été que les médias dominants lui ont accordé très peu d’attention. Ainsi, par exemple, le New York Times n’a pas publié le moindre article au sujet de Freeman jusqu’au lendemain de sa démission, alors qu’une bataille féroce autour de sa nomination avait commencé à faire rage dans la blogosphère. Les opposants à Freeman ont utilisé Internet à leur avantage ; c’est là que Rosen a lancé sa campagne. Mais quelque chose s’est produit dans le cyberespace qui ne se serait jamais produit dans les médias dominants : le lobby a été confronté à une réelle opposition. De fait, tout un éventail de blogueurs énergiques, bien informés et hautement respectés, a défendu Freeman, dans toutes les péripéties, et ils auraient vraisemblablement emporté le morceau si le Congrès n’avait pas pesé de tout son poids contre eux. Bref : Internet a permis un débat sérieux aux USA, sur une question impliquant Israël : ce fut une première absolue. Le lobby n’a jamais eu grand-mal à faire observer la ligne juste par le New York Times et le Washington Post, mais il a peu de moyens de faire taire les critiques s’exprimant sur Internet.
Lorsque les forces pro-israéliennes étaient entrées en conflit avec une personnalité politique majeure, par le passé, cette personnalité, généralement, avait reculé. Jimmy Carter, roulé dans la boue après qu’il eut publié son livre Palestine : la Paix , pas l’apartheid, a été le premier Usaméricain éminent à tenir bon et à répliquer. Le lobby n’a pas pu le faire taire, et ça n’est pas faute, pour lui, d’avoir essayé. Freeman marche dans les brisées de Carter, mais avec davantage de pugnacité. Après s’être démis, il a publié une dénonciation au vitriol de « gens dénués de scrupules entièrement dévoués à défendre les vues d’une faction politique d’un pays étranger dont le but est d’empêcher par tous les moyens que des opinions un tant soi peu différentes des siennes ne puissent être diffusées ». « Il y a », avait-il poursuivi, « une ironie particulière dans le fait de se voir accusé d’appréciation inappropriée au sujet des positions de gouvernements et de sociétés étrangers, par un clan si manifestement voué à imposer l’adhésion à la politique d’un gouvernement étranger ».
La remarquable déclaration de Freeman est parvenue au monde entier, elle a été lue par un nombre incalculable de personnes. Cela n’est pas bon, pour le lobby, qui aurait préféré briser dans l’œuf la nomination de Freeman sans laisser d’empreintes digitales. Mais Freeman continuera à s’exprimer au sujet d’Israël et du lobby pro-israélien, et peut-être que (sait-on jamais) certains de ses alliés naturels, à l’intérieur du Beltway**, finiront par le rejoindre.
Lentement mais sûrement, un espace commence à s’ouvrir, aux USA, où il sera possible de parler honnêtement d’Israël.
Notes
* Les National Intelligence Estimates (NIE) sont des documents d'estimation émis par le gouvernement US, décrivant les informations en possession des services de renseignement sur d'éventuels événements futurs. Il s'agit d'évaluations officielles du Directeur du renseignement national (DNI) sur des thématiques de renseignement liées à un sujet particulier relevant de la sécurité nationale. Les NIE sont produits par le National Intelligence Council et reflètent les avis de la communauté du renseignement US (Intelligence Community) regroupant seize services de renseignement. Le NIE est considéré comme une information classifiée destinée aux dirigeants du pays.
La publication régulière des NIE permet non seulement de résoudre d'éventuels divergences de points de vue entre les services de renseignement, mais également d'assigner un Intervalle de confiance aux avis principaux et d'évaluer les sources de chacun d'eux. Chaque NIE est revu et approuvé pour diffusion par le National Intelligence Board qui comprend le DNI et d'autres hauts dirigeants de la Communauté du Renseignement. (source : wikpedia)
** Beltway : boulevard périphérique, aussi appelé Capital Beltway, autoroute inter-États n° 495 qui entoure Washington et les États voisins de Maryland et de Virginie, desservant des zones où travaillent et habitent les fonctionnaires fédéraux et les employés de sous-traitants de l’administration fédérale. (NdR)
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