mardi 28 décembre 2010

Une décennie de récupérations d’usines en Argentine et Uruguay: réinventer la vie à partir du travail

par Raúl Zibechi. Traduit par  Chloé Meier, édité par  Michèle Mialane  &  Fausto Giudice , Tlaxcala 

Lorsqu'une expérience sociale passe le cap des dix ans, elle semble quitter le stade de la survie pour effectivement changer le monde. L'histoire des fabriques récupérées par leurs travailleurs montre qu'un monde sans patrons est encore possible.
Une partie des mouvements de travailleurs ne se limitent pas à la défense de l'emploi ou à l'augmentation des salaires, et donc de la consommation, mais entendent aller au-delà de ces questions. Par conviction ou par nécessité, ils cherchent à transcender la place qui a été assignée à l'ouvrier dans la société. La publication de divers travaux consacrés à la récupération d'entreprises offre l'occasion de suivre l'évolution du le phénomène et d'examiner quelques-uns des débats les plus importants qu'il soulève.



Chômeurs, par Antonio Berni, 1934

Commençons par quelques chiffres. En Uruguay, mille travailleurs – dont deux tiers d'hommes – occupent vingt entreprises. Celle-ci ont généralement été récupérées lors de la dernière crise, les premières en 1997, et la majorité entre 2001 et 2002. Il s'agit surtout de petites entreprises, mais certaines dépassent les cinquante employés; la plus grande du pays, la fabrique de pneus Funsa, en compte même 226.
 
Seules six de ces entreprises se trouvent en dehors des grands centres. Généralement, elles ont été récupérées suite à une faillite. Elles sont actives dans le nettoyage, le textile, l'alimentation, l'électricité, le cuir, l'industrie des plastiques, l'imprimerie et la métallurgie. Si les coopératives représentent la forme la plus courante, on trouve également quelques sociétés anonymes. Dix-neuf sont membres de l'Association nationale d'entreprises récupérées par leurs travailleurs (ANERT), dix de la Fédération des coopératives et huit des syndicats de base affiliés à la confédération syndicale PIT-CNT [1].
 
 


8-11-2002, Coopérative Lavalan, Avellaneda, Buenos Aires. Une partie de la ligne de lavage de la laine, en fonctionnement.  Photo Andrés Lofiego. Voir d'autres photos
 
Pour l'Argentine, la dernière étude publiée (mi-octobre 2010) révèle une augmentation constante: on comptait 128 fabriques récupérées en 2003, 161 en 2004, soit 6900 travailleurs; elles sont actuellement au nombre de 205, pour 9362 emplois. 63% d'entre elles bénéficient de décrets ou de lois d'expropriation en leur faveur; 80% ont reçu de l'aide de la part d'autres entreprises; 90% ont réussi à survivre. 73% des travailleurs ont participé à la récupération. En moyenne, la production a commencé 150 jours après le début du conflit [2].
 
Andrés Ruggieri, directeur du programme Facultad Abierta résume: "C'est la première fois, dans l'histoire du capitalisme, qu'autant d'entreprises aussi diverses fonctionnent de manière autogérée sur une période aussi longue" [3]. En mai 1968, l'autogestion était dans l'air du temps, mais "l'expérience n'a pas duré plus d'un mois", constate Andrés Ruggieri avec enthousiasme.
 
 


28-10-2002, Coopérative Crometal, El Pato, Buenos Aires. Les travailleurs de l'ex-Acrow Metálic prennent pour la troisième fois, et définitivement possession de l'usine où ils travaillent aujourd'hui. Photo Andrés Lofiego. Voir d'autres photos
Vers une nouvelle étape
 
"En Uruguay, la majeure partie des entreprises récupérées sont nées en collaboration avec les syndicats", commente Ariel Soto, de la coopérative d'électricité Profuncoop durant la présentation du livre « Gestión Obrera » (Gestion ouvrière) à Montevideo. "L'action des travailleurs uruguayens naît de l'effondrement du modèle des années 90. Il nous faut désormais commencer à débattre du modèle de production que nous souhaitons instaurer. Avec ce qu'elles peuvent apporter à la construction d'un modèle alternatif, presque toutes ces entreprises représentent une valeur ajoutée".
 
La trajectoire d'Ariel Soto est caractéristique. Durant la crise de 2002, le petit atelier où il travaillait et qui produisait des boîtiers destinés à la compagnie publique d'électricité a dû mettre la clef sous la porte. Quatre employés affiliés au syndicat de la métallurgie restent alors actifs et répondent à un appel de la commune pour participer à un projet soutenu par le syndicat, la mairie de Montevideo et l'Universidad de Trabajo (université technique). Après de longs débats, ils créent une coopérative qui vendra des réverbères à la mairie, laquelle consent des investissements pour aménager un bâtiment et les aide dans les premières démarches. Selon les initiateurs, la viabilité du projet dépend notamment de la participation de l'État.
 
Avec le temps, les personnes qui travaillent dans ce type d'entreprises ont été en mesure de créer un espace collectif, l'Association nationale d'entreprises récupérées par leurs travailleurs (ANERT), une grande nouveauté par rapport aux initiatives précédentes, jusque-là isolées.
 
En Argentine, le rôle de l'État semble plus complexe et une partie des entreprises récupérées le critiquent. En effet, 85% d'entre elles ont reçu ou reçoivent des subsides du ministère du Travail, qui a crée le programme Travail autogéré. Or, bien que l'État ait exproprié les entreprises en faveur des travailleurs, ceux-ci ne sont pas propriétaires des bâtiments ni des machines; ils n'ont donc pas accès aux crédits ni aux plans de promotion dont peuvent habituellement bénéficier les petites et moyennes entreprises [4].
 
En dépit des difficultés, l'esprit original persiste: 88% des entreprises récupérées tiennent régulièrement des assemblées (44% une fois par semaine et 35% au moins une fois par mois); 73% versent le même salaire à tous les travailleurs, quelles que soient leurs tâches; 35% organisent des événements culturels ou éducatifs; 30% font des dons à la communauté et 24% collaborent avec des organisations de quartier [5].
 
 
L'imprimerie coopérative Chilavert Artes Gráficas, Buenos Aires

Photo Adriana Almagro


Photos Raphaël Michel


Pouvoir et travail
Les relations de pouvoir à l'intérieur des entreprises récupérées sont un sujet omniprésent dans les débats et les recherches consacrées au phénomène. En Uruguay, une étude s'est penchée sur deux entreprises très différentes, l'une avec une longue tradition syndicale et forte d'un personnel de plus de 200 membres, l'autre employant à peine une vingtaine de personnes dans le secteur des boissons. Selon les résultats, toutes deux reposent sur une forme classique d'organisation du travail tayloriste-fordiste mêlée d'éléments nouveaux, qui sont venus s'ajouter lors du lancement de la production.
 
Parmi les éléments nouveaux, l'étude relève une manière différente d'occuper l'espace. "Diverses réunions informelles se tiennent pendant les heures de travail, dans différents lieux (entrées, couloirs, rues intérieures, ateliers de production, etc.), souvent autres que les postes de travail". Les échanges spontanés et informels commencent à s'inscrire dans les activités quotidiennes, "ce qui marque sans conteste une rupture avec le passé" [6].
 
Pourtant, les avancées coexistent avec des pratiques telles que la fouille des sacs. "Sans exception", annonce même une pancarte, qui trahit la permanence de vieilles pratiques. Il en va de même pour l'organisation du travail, qui tend à être déléguée à d'autres; certaines personnes en assument donc la responsabilité et incarnent de fait l'autorité, concédée certes de manière collective, mais pas forcément de manière consciente. Miser sur un projet commun suppose la construction d'un sujet capable d'assumer aussi bien la dimension politique (les assemblées) que les aspects techniques et liés à la production (rôle plus individuel).
 
Dans le même espace limité, l'étude observe une tendance "à reproduire la subordination de la tâche clairement productive à la tâche politico-technique” et dans une certaine mesure "la distinction entre celui qui prend les décisions et celui qui les exécute". Malgré toute la volonté des acteurs, la rupture avec le passé ne semble donc pas si évidente [7].
 
Travailler dans une entreprise autogérée n'est certes pas la panacée. Le quotidien y est imprégné de doutes, de craintes et d'incertitudes. "Certains, peut-être, regrettent le temps où d'autres leur disaient quoi faire, où ils ne devaient pas s'investir autant ni montrer d'enthousiasme ou d'inventivité" [8]. Quelqu'un a dit de l'émancipation qu'elle n'était pas un long fleuve tranquille, et qu'elle supposait des révolutions culturelles qui ne se font pas du jour au lendemain.
 
L'étude consacrée à l'Argentine met en lumière un problème éminemment culturel, à savoir que de nombreuses coopératives ont besoin d'engager du personnel supplémentaire afin d'augmenter la production. Or, comme il s'agit de coopératives, pour y travailler, les nouveaux arrivants doivent avoir le statut de membre, et donc jouir des mêmes droits et être soumis aux mêmes obligations que les autres (un temps d'essai de six mois est prévu). En réalité, 46% des coopératives emploient des travailleurs qui ne sont pas membres mais simples salariés.
 
A l'origine de ce problème, on trouve d'une part, les aléas du marché, et d'autre part le statut même des membres d'une coopérative. "Si, pendant une période de croissance, les coopératives augmentent le nombre des travailleurs, lorsque les ventes diminuent ou que le marché rétrécit, elles ne peuvent pas prendre les mesures classiques appliquées par les entreprises privées et licencier le personnel superflu. Elles doivent verser moins d'argent à leurs membres à la fin du mois, ce qui provoque des crises" [9].
 
Un autre volet du débat porte sur les aspects économiques et sur les principes. 33% des entreprises récupérées travaillent exclusivement pour des clients qui leur fournissent la matière première et ne rémunèrent que leur travail. Pendant un temps, cette formule a contribué à faire avancer les projets, mais force est de constater qu'elle maintient la rentabilité à un niveau très bas et qu'elle revient à travailler pour "un patron extérieur" [10]. À court terme, on ne peut probablement pas espérer résoudre ces contradictions, qui sont le propre de toute coopérative inscrite dans une société capitaliste.
 
Reste que certains chiffres donnent un éclairage encourageant: 13% des entreprises récupérées ont leurs homologues pour clients et seules 8% vendent leur production à l'État.
 
 

L'université à l’usine
En Argentine, le phénomène, aussi composite soit-il, se caractérise par la volonté de sortir des murs de l'entreprise afin de nouer de solides relations avec les quartiers et les mouvements sociaux. Les portes se sont tout d'abord ouvertes pour permettre à des groupes musicaux ou autres de se produire sur place. Ensuite, des baccalauréats populaires (système d’éducation permanente) ont été mis sur pied, une avancée importante en termes de qualité puisqu'il s'agit d'activités permanentes où l'éducation est abordée du point de vue des travailleurs [11].
 
En mai 1998, la fabrique d'aluminium Industria Metalúrgica y Plástica Argentina IMPA était la première à être récupérée par un groupe de travailleurs qui, en la sortant de la paralysie, ont sauvé leur emploi. Douze ans plus tard, elle propose toujours de nouvelles pistes et démontre une capacité d'innovation hors du commun. En plus du travail habituel, elle a tissé de solides liens avec le quartier et la communauté, par exemple en créant La Fábrica Ciudad Cultural, qui propose des ateliers de danse, de musique, de théâtre, de murga et de yoga, ainsi qu'un centre de santé. C'est là qu'a commencé l'un des premiers cours populaires de baccalauréat pour adultes, auquel assistent désormais plus de 150 étudiants. Les chiffres reflètent l'ampleur prise par le centre culturel: l’usine IMPA emploie 58 personnes, le centre culturel 30 et les cours de baccalauréat 43 [12].

 
En août 2009, devant l'éventualité d'une décision de justice exigeant son expulsion, l’usine a traversé un sérieux conflit. Au milieu des tensions, une nouvelle idée a germé, bien plus ambitieuse et audacieuse que tout ce qui s'était fait jusque-là: l'Université des Travailleurs. "C'est un besoin historique", commente Eduardo Murúa, porte-parole d'IMPA. "Depuis les anarchistes, le mouvement ouvrier a toujours cherché à créer de nouveaux moyens d'éducation populaire. Nous n'inventons rien, nous nous inscrivons dans cette lignée" [13].
 
Se considérant comme les fondateurs mais non comme les propriétaires de l'Université, les travailleurs ont invité des dizaines de groupes à participer à l'inauguration, le 30 juin, un événement qui a rassemblé 500 personnes. Vicente Zito Lema, écrivain, psychologue et poète, qui avait été le premier recteur de l'Université des Mères de la Place de Mai et à qui le même poste a été confié à l'Université des Travailleurs, affirme que malgré les carence matérielles, "tout ce qui se construit avec passion réussit".
 
 L'Université des Travailleurs se propose de former des spécialistes en communication parce que "les médias ne s'intéressent déjà plus aux travailleurs, une façon comme une autre de les faire disparaître". Elle ne cherche pas à reproduire le modèle des universités étatiques; elle n'a pas confiance en l'État. "Aussi progressiste soit-il, l'Etat considère le monde à travers la lunette d'un ordre ou d'un pouvoir. Les travailleurs voient les choses différemment. Chacun son point de vue" [14]. Comme l'Université manquait de chaises, une grande fête a été organisée, avec musique, théâtre et poésie; comme prix d'entrée, chaque participant devait apporter une chaise.
 
Lors de l'inauguration, on a entendu tour à tour l'hymne national argentin, l'Internationale et la Marche péroniste, un fait qui résume à lui seul toute la complexité du monde des usines récupérées, défie tous les dogmes et oblige quiconque prétend participer d'une manière ou d'une autre à avoir les sens bien éveillés et l'esprit libre de tout préjugé.
 
Les entreprises récupérées n'ont pas seulement tenu le coup tout au long d’une décennie difficile, "elles sont aussi devenues une option que les travailleurs préfèrent choisir plutôt que de se résigner à la fermeture", relève Andrés Ruggieri [15]. L'une des premières conclusions consiste à reconnaître que la récupération et la gestion collective d'entreprises constitue désormais un moyen supplémentaire de lutte et de résistance pour les travailleurs et que le phénomène révélera toute son importance durant cette période de crise économique.
 
Il convient ensuite de souligner que les usines récupérées sont également des espaces d'innovation et de création culturelle. Et il ne s'agit pas d'un point de second ordre ni d'un simple complément à la production. Si l'on souhaite un monde meilleur, c'est au contraire l'aspect le plus important: créer une culture politique et une culture du travail différentes de celles qui prévalent aujourd'hui et se caractérisent par l'individualisme, la recherche du profit, le consumérisme et l'accumulation des richesses. Pour lent et complexe que soit ce changement culturel, c'est de lui que pourra émerger cet autre monde possible.
 
 

 
Notas
 
[1] Anabel Rieiro, “Sujetos colectivos y recuperación del trabajo en un contexto de reificación”, in Gestión obrera, op. cit. pp. 161-188.
[2] “Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, en http://www.recuperadasdoc.com.ar
[3] Esteban Magnani, op. cit.
[4] Laura Vales op. cit.
[5] “Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, en http://www.recuperadasdoc.com.ar
[6] Flavio Carreto, “La cuestión de la autoridad y el poder en las unidades productivas recuperadas por sus trabajadores”, in 7. Gestión obrera, op. cit. p. 126.
[7] Idem p. 132.
[8] Leticia Pérez,  “Las fábricas recuperadas”, in Gestión obrera, op. cit.  p. 236.
[10] Laura Vales, op. cit.
[11] ““Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, in http://www.recuperadasdoc.com.ar
[12] Ver Raúl Zibechi, “Bachilleratos populares en Argentina: Aprender en movimiento”, CIP Americas, décembre 2009.
[13] “Una fábrica de ideas”, periódico MU n°36.
[14] Idem.
[15] Idem.
[16] Esteban Magnani, op. cit.
 
Sources
 
Esteban Magnani “Autogestión”, Página 12, Buenos Aires, 24 de octubre de 2010.
Facultad de Filosofía y Letras de la Universidad de Buenos Aires, Programa Facultad Abierta, “Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, octubre de 2010, en http://www.recuperadasdoc.com.ar
“Gestión obrera: del fragmento a la acción colectiva”, Nordan-Extensión Universitaria, Montevideo, 2010.
Laura Vales, “Nacidas de la crisis, lograron afianzarse”, Página 12, 12 de octubre de 2010.
MU, periódico mensual, n°36, Buenos Aires, julio 2010,  “Impa lanza su Universidad de los Trabajadores: Una fábrica de ideas.”
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►Pour en savoir plus :
 
Film Corazón de fábrica sur Zanón (Neuquen), 2008
 
 

2 commentaires:

  1. merci beaucoup pour la traduction,
    dans le texte original et dans votre traduction je vois dans la note bas de page 3 [3] Esteban Magnani, op. cit.
    op. cit. est écrit en référence à un article ou livre déja cité, mais ici ce n'est pas le cas
    avez vous connaissance de la source?
    Merci encore

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  2. La réponse je viens de la trouver:
    référence de la citation :

    http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/cash/17-4708-2010-10-25.html

    Domingo, 24 de octubre de 2010

    Autogestión Por Esteban Magnani

    Gracias!!!

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