Ensemble ils ont vécu sur la place Tahrir au Caire à la fois les plus durs et les plus beaux jours de leur vie - et ils débordent de souvenirs. Mais en même temps ils craignent pour l’avenir de leur pays : ce sont les jeunes héros de la révolution égyptienne.
Ensemble ils ont vécu sur la place Tahrir au Caire à la fois les plus durs et les plus beaux jours de leur vie - et ils débordent de souvenirs. Mais en même temps ils craignent pour l’avenir de leur pays : ce sont les jeunes héros de la révolution égyptienne.
Vendredi dernier, sur la place Tahrir, des milliers de gens réclamaient l’accélération des réformes démocratiques et la punition de ceux qui ont abusé de leur pouvoir à l’époque Moubarak Photo dpa/Mohamed Omar |
« J’étais une Égyptienne tout à fait ordinaire » nous dit Heba Hafiz. « Et comme tous les Égyptiens ordinaires je n’avais qu’une idée : quitter l’Égypte au plus vite. Je ne m’étais jamais intéressée à la politique. » Et puis la révolution est arrivée et tout a changé. « J’ai fait un virage à 180° », reconnaît la remuante jeune femme en fichu. « J’étais déjà indépendante avant. Mais maintenant je suis vraiment libre ! Je ne laisse personne me faire de remarques, je fais ce que je veux et c’est comme ça. »
Durant les deux semaines qu’elle a passées sur la place Tahrir, elle a appris à être forte, et patiente. « Nous n’avions rien à manger, pas de toilettes. Mes parents n’étaient pas riches, mais pas des pauvres non plus. Donc je n’avais jamais connu ça. » Pour Heba, la révolution a été la période la plus importante de sa vie, la plus belle et la plus horrible à la fois. « Nous avons vu la mort en face, nous avons vu des amis mourir à nos côtés. Après, rien ne peut plus être pareil.»
Heba Hafiz a 30 ans, elle enseigne à l’American International School, un établissement privé fort cher, a été mariée deux fois (brièvement) ; elle est revenue chez ses parents après son deuxième divorce. Elle est allée seule à la première manifestation, celle du 25 janvier, elle avait lu l’appel sur Internet, aucun de ses amis n’a voulu l’accompagner. «Je n’avais pas l’intention de rester. » Mais ensuite elle a rencontré un ami de son frère et a vu quelle brutalité les forces de sécurité opposaient aux manifestants. Et elle est restée, avec d’autres, innombrables.
Les premiers jours ils ont dormi par terre, puis peu à peu on a vu arriver des bâches et des tentes. Et pourtant, a posteriori, son plus beau souvenir de toute cette période reste sa première nuit à même le sol.« J’étais fatiguée et le sol était dur. Tout autour de la place il y avait des charges de police ou de casseurs. Mais je me suis couchée et me suis sentie parfaitement en sécurité, parce que je me savais entourée d’amis qui me protégeraient. On se sentait à l’abri, en communion- je n’oublierai jamais cette impression. »
Elle n’a plus aucun contact avec ses amis d’avant la révolution. Elle les a fréquentés presque au quotidien durant 15 ans. « Depuis la révolution je ne les ai pas vus une seule fois, et c’est bien ainsi. Ils ne peuvent pas me comprendre. Ils étaient tous contre la révolution.»
Heba s’est également disputée avec ses parents, elle vient de quitter le toit paternel et a pris un appartement avec une amie. Au début, dit-elle, mes parents me soutenaient, mais maintenant, comme beaucoup parmi les plus âgés, ils sont pour l’arrêt de la contestation.Ils croient ce qu’on leur raconte à la télé, que nous mènerions le pays à sa ruine, en continuant à exiger des réformes. Ils croient les militaires. » La jeune enseignante secoue la tête, désarmée. « Nous les avons pourtant vus à l’œuvre ! »
Heba Hafiz : « Quelque chose que je n’oublierai jamais. » Photo Juliane Schumacher |
Selon elle, au cours des derniers mois, ce n’est pas durant la révolution, le 2 février quand les « baltaguiyas », des sbires appointés, ont chargé les manifestants et en ont tué plusieurs, ni au moment des violences policières qu’elle a vécu le pire. Mais le 9 avril, deux mois après le retrait de Moubarak, où elle a tenté avec des milliers d’autres d’occuper à nouveau la place Tahrir à l’issue d’une manifestation. Et où l’armée a ouvert le feu sur les manifestants. « Qu’ils nous tirent vraiment dessus, eux à qui nous avions fait confiance, qu’ils nous tirent dessus- non, ça, je n’ai toujours pas pu m’en remettre.»
Elle ne peut chasser de son esprit le souvenir de cette nuit où elle a couru pour sauver sa vie. Cet instant a détruit sa belle confiance. L’euphorie, la certitude que désormais tout irait mieux se sont envolées. « Ce n’est pas bien que les gens acceptent de l’armée ce qu’ils acceptaient de la police de Moubarak. » Et pourtant, elle en est sûre, « la révolution nous a incroyablement apporté. Nous autres, les jeunes, avons appris à dire « non », à nous lever, à avoir une opinion. Et nous avons atteint un point de non-retour. »
Et elle aussi : sa nouvelle vie est définitivement placée sous le signe de la politique. Le groupe où elle milite a des réunions quotidiennes, on s’apprête à fonder un parti en vue des élections de septembre. Mais surtout elle y retrouve ce qu’elle a vécu à Tahrir, cette impression d’être à l’abri, en communion, ce souci que chacun avait des autres, si intense qu’elle ne l’oubliera jamais . »
Elle est plus proche de ses nouveaux amis qu’elle ne le fut jamais des anciens. « Cette relation entre membres de notre groupe, qui avons lutté ensemble à Tahrir, personne ne peut la comprendre s’il n’y était pas. C’est quelque chose de très particulier, je suis incapable même de l’expliquer... Quand je prends dans mes bras ou embrasse l’un d’entre eux, je ne me dis pas: c’est un homme ou une femme - c’est un autre type de relation. Parce que nous avons vécu ensemble les jours les plus beaux et les plus durs de notre vie. Parce que nous avons vu ensemble la mort en face. »
Ahmed Fathi, 21 ans, s’intéressait à la politique avant la révolution. « J’ai écouté les informations, lu des blogs sur Internet. J’étais au courant de ce qui se passait. Quand a été battu à mort, je l’ai su». En définitive, c’était la peur qui empêchait d’agir ce jeune homme aux cheveux ébouriffés -et beaucoup de ses amis. «On connaissait tous les méthodes des forces de sécurité, et on savait à quoi il fallait s’attendre si on était arrêté. »
Mais un jour, d’un seul coup, la peur a disparu. « Dès le début de la révolution, tout était clair : c’est notre révolution. Et nous nous battrons pour elle, que nous en sortions morts ou vifs. » Durant les premiers jours, il était descendu dans la rue dans sa ville d’origine, Mansourah, à environ deux heures de route du Caire. Mais la contestation y restait peu active, et au bout de quelques jours, il était évident qu’ici on n’obtiendrait rien. À la télé, sur la chaîne Al-Jazira, Ahmed a vu les masses humaines qui emplissaient la place Tahrir. Et il lui sembla évident que c’était là qu’il fallait aller. En compagnie d’un ami, Rahmy, il s’est mis en route. En bus, puis en métro, et pour finir à pied. « Nous ne connaissions personne là-bas, n’avions rien que les vêtements que nous portions. Et immédiatement on nous a indiqué une tente, on nous a donné des sacs de couchage et à manger. » On a rencontré de nouvelles têtes. « Les amis de la révolution sont les meilleurs qui existent » dit Ahmed. « La manière dont tout le monde s’occupait des autres ! Nous étions face aux baltaguiyas, nous défendions la place, et quelqu’un arrivait et disait : « Tu as l’air fatigué. je prends ta place, va te coucher et dors, pour pouvoir, demain, continuer le combat. »
La révolution a donné de l’espoir à beaucoup de gens, dit-il : il connaît pour sa part six personnes qui sont rentrées au pays après la révolution et y restent. Lui aussi est resté, mais sur la place, jusqu’au 11 février où fut annoncé le départ de Moubarak.
Ahmed Fathi : « je crois qu’il faut que nous redescendions dans la rue. » Photo Gaby Osman
Il s’entend toujours très bien avec ses amis de Mansourah, tous étaient pour la révolution. Mais il ne les voit plus beaucoup. Il passe le plus clair de sa semaine au Caire avec ses nouveaux amis et ceux, comme Ramy, qui l’ont accompagné ici. Il bavarde avec eux dans les cafés de la vieille ville, passe des nuits blanches, va à des rassemblements, des conférences et revient toujours à Tahrir.
Ahmed a terminé ses études de droit, il devrait se chercher un boulot, mais pour le moment il est militant et c’est tout. « Jusqu’à la révolution, je me disais toujours que je chercherais un job d’avocat ou de procureur. Maintenant je me pose beaucoup plus de questions : que puis-je faire pour vraiment aider les gens, pas les riches ou les gouvernants ? »
Il n’est ni dans un groupe, ni dans un parti. « C’est nous, les indépendants, qui sommes les véritables militants et qui portons le mouvement. Je ne veux pas être au service d’un parti, mais des gens. » Des pauvres, car il y en a beaucoup trop en Egypte. Des ouvriers. Des gosses des rues, dont l’un s’est joint à eux. Ils lui ont appris à écrire, mais l’ont perdu de vue le 9 mars quand l’armée a assailli et fait évacuer le campement. Ahmed Fathi était contrarié de voir les gens fêter le départ de Moubarak comme une victoire au foot. « La révolution n’est pas un match de foot, elle ne se gagne pas comme ça. »
Il est mécontent de la situation actuelle. « L’armée fait ce qu’elle veut. Les tribunaux militaires ont jugé des milliers de civils, beaucoup de contestataires et les ont condamnés à des années d’emprisonnement. Pourquoi ?» Il se bat pour leur libération. Pour un report des élections. Pour une nouvelle constitution. Et pour le retrait des militaires hors de la politique. « Il nous faut un gouvernement de transition civil. » Ce ne sera pas simple, il le sait. « Je crois que nous devons redescendre dans la rue. Nous occuperons la place une nouvelle fois. » Peut-être alors entendra-t-il à nouveau les slogans dont sa tête résonne encore et que tous reprenaient en rythme. « Parfois je rêve des jours passés à Tahrir, des attaques des « baltaguiyas ». Et même si je me réveille terrorisé, j’aime tous ces rêves, parce qu’ils me rappellent la révolution. »
Puerta del Sol, Madrid. Photo Reuters
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