par Annamaria Rivera, 16/6/2011. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Il y avait aussi une brebis, avec les dix-neuf Tunisiens, dont six femmes et un enfant, débarqués à l’aube à Lampedusa il y a quelques jours. On ignore si le doux animal avait été embarqué pour nourrir le petit pendant la traversée ou seulement comme souvenir du pays, comme l’auraient déclaré les Tunisiens. Il y a une troisième hypothèse que personne n’a avancée : que la brebis ait été destinée à être sacrifiée pour l’Aïd, la fête du sacrifice, justement.
Quoiqu’il en soit, il y a quelque chose d’évangélique dans cette image d’une petite communauté voguant sur les eaux de la Méditerranée avec un enfant et une brebis. C’est une parabole vivante qui met à nu l’absurdité des règlements qui prétendent enfermer les êtres humains à l’intérieur de clôtures nationales. Alors que ce sont des raisons existentielles premières qui poussent les gens vers un ailleurs pour se mettre à l’abri ou pour trouver un destin meilleur, ou « simplement » pour conquérir la liberté, dont celle de mouvement, conquise par une révolution.
Une fois arrivés à Lampedusa, les douze Tunisiens, les six Tunisiennes et l’enfant sont tous devenus nuda vita (vie nue*), comme la brebis, se retrouvant exposés à l’arbitraire de pouvoirs qui ont décidé de manière préventive qu’ils n’ont pas le droit d’avoir des droits.
Nous savons quel sort attend les Tunisiens humains : ils sont arrivés après le 5 avril, ils sont donc clandestins, passibles d’expulsion, précédée d’une période variable d’emprisonnement, d’arbitraire et de vexations. Après un séjour dans l’île, dans ce foutoir qu’on ose appeler centre d’accueil, ils seront déportés dans quelques camps défendus par des grilles et des barbelés en attendant d’être rapatriés. Peut-être tenteront-ils de s’enfuir, peut-être protesteront-ils contre les mauvais traitements, peut-être goûteront-ils aux matraques et lacrymos des forces de l’ordre.
Nous savons quel sort attend les Tunisiens humains : ils sont arrivés après le 5 avril, ils sont donc clandestins, passibles d’expulsion, précédée d’une période variable d’emprisonnement, d’arbitraire et de vexations. Après un séjour dans l’île, dans ce foutoir qu’on ose appeler centre d’accueil, ils seront déportés dans quelques camps défendus par des grilles et des barbelés en attendant d’être rapatriés. Peut-être tenteront-ils de s’enfuir, peut-être protesteront-ils contre les mauvais traitements, peut-être goûteront-ils aux matraques et lacrymos des forces de l’ordre.
La brebis extracommunautaire**, en revanche, a été immédiatement abattue, sans aucune hésitation. Les protestations des amis des bêtes ont été vaines. Les gazettes rapportent que « le protocole prévoit dans de tels cas l’abattage de l’animal après les analyses d’usage et la désinfection ». Notez ce langage : il n’est pas différent de celui qui est utilisé pour les humains, tout aussi clandestins que la brebis : »Les extracommunautaires de nationalité tunisienne…dans l’attente des décisions des autorités…après les vérifications d’usage… »
Je ne sais pas si notre gentille brebis, amenée à émigrer clandestinement, avait un nom. Maintenant qu’elle a rejoint cette autre dimension dans laquelle plus personne, ni animal ni humain, ne peut être sacrifié, donnons-lui un nom pour l’honorer. Appelons-la Karima, Généreuse en arabe. Ce nom lui convient, qu’elle ait vraiment sauvé, grâce à son lait, la vie d’un bambin, qu’elle se soit prêtée à faire office de souvenir vivant du pays, ou, à son corps défendant, de bouc émissaire au sens propre (c’est ainsi que s’appelle aussi un personnage de mon roman Spelix. Storia di gatti, di stranieri e di un delitto[Spelix, Histoire de chats, d’étrangers et d’un délit], qui n’est pas une brebis, mais est également tunisienne : une coiffeuse tout aussi douce et généreuse).
Karima est emblématique de la hiérarchie de la domination : nous sommes tous sacrifiables à partir du moment où l’on a décidé que les animaux sont sacrifiables ; nous sommes tous marchandisables à partir du moment où l’on a décidé que les non-humains le sont. Dans la hiérarchie de la domination, elle occupait le dernier degré. La petite communauté tunisienne arrivée par la mer, qui avait exercé son pouvoir sur la brebis, s’est trouvée à son tour exposée à l’arbitraire du pouvoir.
Karima est non seulement l’emblème de la générosité et de la douceur, mais aussi du vivant sans défense et sacrifiable, que le sacrifice s’accomplisse sous forme de mise à mort ou d’expulsion, c’est-à-dire d’anéantissement d’un projet de délivrance.
Nous devrions faire quelque chose pour qu’il soit consenti à cet enfant et aux siens, arrivés sur les rives de l’espoir de manière aventureuse, de chercher un avenir meilleur sur ces rives.
NdT
* Vita nuda : concept de Walter Benjamin dans sa Critique de la violence, repris par Giorgio Agamben dans Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Les deux philosophes s’interrogent sur la sacralisation de la vie humaine dans les sociétés modernes, suspectée de servir de substitut à la croyance perdue en Dieu. Le caractère sacré de la vie - présenté aujourd'hui comme un droit universel - n'est qu'un assujettissement radical de l'humain à un souverain pouvoir de mort. Cette origine s'est actualisée avec une brutalité et une clarté inouïe dans la politique nazie. Selon Agamben, la vie nue est "l'objet d'une violence qui excède autant la sphère du droit que celle du sacrifice". Ainsi, le sacré est ramené dans la sphère biopolitique (néologisme créé en 1974 par Michel Foucault pour identifier une forme d'exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires mais sur la vie des gens, sur des populations, le biopouvoir).
** Traduction littérale du curieux terme italien désignant les ressortissants de pays n’appartenant pas à la « communauté », autrement dit l’Union européenne.
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