mercredi 21 mars 2012

De Turquie : méfiez-vous du génie du discours islamiste

Türkçe Türkiye: İslamcı Söylemin Cinine Dikkat


Ces jours-ci, en suivant ce qui se passe en Tunisie, avec le parti islamiste modéré Ennahdha au pouvoir, on a une sensation de déjà vu, comme si on revoyait un film ennuyeux..

 
Rachid Ghannouchi salue Erdoğan  à son arrivée à Tunis le 14 septembre 2011. Photo: Fethi Belaid/AFP
Rachid Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, a l’air de considérer que son parti a été le déclencheur du printemps arabe, pas seulement en Tunisie mais dans tout le monde arabe,  sans oublier qu’ils pensent être le seul exemple d’une transition démocratique réussie. Ajoutez cette rhétorique  aux déclarations antérieures du parti : « C’est nous qui avons le plus souffert sous le règne de Ben Ali , pas les gauchistes. »

Tout cela me rappelle les premières années au gouvernement du parti AKP. Pas étonnant que le parti Ennahdha ait répété qu’il adoptait le « modèle turc » durant la campagne électorale pour l’Assemblée constituante. Il est évident qu’Ennahdha a emprunté le « génie du discours » de l’AKP, qui a longtemps paralysé l’opposition turque en établissant son hégémonie discursive  dans les débats publics et dans les cercles intellectuels.
Cet habile « génie du discours », comme nous nous avons pu nous en rendre compte en Turquie,  ne sert pas seulement les objectifs de son maitre. Il légitime aussi automatiquement toute politique contre la démocratie et l’égalité sociale et s’oppose même parfois au bon sens. Un véritable couteau suisse !

Ma participation à une table ronde sur le “Printemps arabe" à Paris m’a amenée à penser que les révolutionnaires tunisiens aussi bien qu’égyptiens devraient être mis en garde contre les merveilles de ce génie discursif. Ce n’est pas parce que le conservatisme sunnite est en train de voler leurs révolutions. Il est plutôt nécessaire de les mettre en garde contre le genre d’atmosphère politique schizophrène auquel ils vont être soumis.

Quand l’AKP est arrivé au pouvoir, il a commencé à utiliser la rhétorique des opprimés à chaque occasion. Et comme l’humiliation des gens à sensibilité religieuse par l’élite modernisée et occidentalisée de l’Etat est une réalité dans l’historie de la Turquie moderne, cette rhétorique n’était pas entièrement sans fondements.

En outre le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan  venait de sortir de prison. Il avait été condamné pour avoir cité un poème considéré comme une atteinte à la laïcité du pays : « Les mosquées seront nos boucliers et les minarets nos lances. ». Au fil du temps nous avons vu les opprimés devenir des oppresseurs, naturellement avec un peu d’aide du génie du discours !

Ennahdha a emprunté le « génie du discours »  de l’AKP  qui a longtemps paralysé les opposants turcs. A chaque fois qu’on l’interrogeait sur les prisonniers politiques, Erdoğan  parlait de son propre emprisonnement, laissant entendre que ceux qui ne l’avaient pas soutenu alors n’avaient pas de droit à la parole maintenant. A chaque fois que l’opposition abordait le thème du recul des libertés individuelles, Erdoğan  et ses experts en brosse à reluire évoquaient les années de restriction de la liberté de culte pour la frange conservative religieuse de la population.

Finalement, lorsqu’ on critiquait la transformation des droits sociaux en bienfaisance et charité religieuses, Erdoğan  utilisait la rhétorique banale selon laquelle « la justice a pour source la religion. »

C’est pourquoi il est devenu fameux par ses remarques décisives pour clore tout débat qui va à l’encontre de ses intérêts. Cela a été particulièrement vrai pendant les premières années de son mandat. L’opposition, à savoir les classes moyennes et supérieures laïques, modernes et occidentalisées étaient horrifiées à chaque discours à référence religieuse. Les Kémalistes qui rêvaient d’un État laïc et occidentalisé, étaient scandalisés à chaque fois qu’on évoquait  le hijab ou les cours de religion à l’école.
Certes, le Premier ministre n’a jamais commis l’erreur de son prédécesseur en disant ouvertement « nous sommes le parti de Dieu », mais, la plupart du temps, ses discours avaient une connotation religieuse.

Dans un premier temps, l’opposition a este choquée. Elle ne savait pas comment réagir face à toutes ces références religieuses dans divers débats politiques. On peut conclure que dans un pays à majorité sunnite, tout débat entre laïcs et religieux s’avère être stérile, vu que seuls les musulmans sunnites ont raison.

C’est ce qui s’est passé : l’opposition qui avait construit son discours sur la laïcité, n’était pas seulement écrasée par le « génie du discours », mais aussi ridiculisée  et humiliée..

Le « génie du discours » était assez malin pour se servir de Dieu et de la démocratie d’une façon cohérente. C’est pourquoi, Tunisiens et Égyptiens, vous devez faire attention.

Aujourd’hui, les Tunisiens, en particulier ceux qui ont combattu pour la démocratie à la Kasbah, et les Égyptiens de la Place Tahrir qui ont formé un ensemble homogène malgré leurs différences, sont traumatisés par les discours d’Ennahdha et du Parti Liberté et Justice  sur la Charia.

En Tunisie, après le dernier discours de Ghanouchi sur la fermeture des bars et la loi islamique comme source d’inspiration de la nouvelle Constitution, la réaction des jeunes me rappelle celle d’un cerf, paralysé par les phares des voitures au milieu de l’autoroute. Je me souviens d’avoir vu les mêmes visages il ya dix ans en Turquie.

Comme leurs homologues turcs, ils sont restés paralysés au lieu de s’engager dans le processus politique du moment. Car dans un pays conservateur à majorité musulmane, il est presque impossible que l’opposition construise un contrepoids laïque, sans apparaitre comme le porte-parole du diable aux yeux des gens simples, ou comme des bourgeois insouciants qui ne se préoccupent que de leurs plaisirs hédonistes .

C’est ce qui a été et est encore le cas de la Turquie. Quand Erdoğan  a annoncé son intention de créer une « génération religieuse », sa déclaration a été fortement critiquée. Il a répliqué : «  Voulez-vous que nos enfants deviennent des toxicomanes ? » Ce qui a laissé ses opposants sans voix. Et il a ajouté : « Je veux une génération religieuse et vindicative. »
Je crois avoir dit qu’il était reconnu par ses remarques décisives.

Il faut reconnaitre que dans les pays à majorité musulmane, il est presque impossible de débattre avec un gouvernement islamique au look moderniste qui s’engage dans le néo -libéralisme. Ce n’est pas seulement que les citoyens de votre propre pays peuvent être facilement montés contre vous, c’est aussi que toute la planète qui, ayant adopté la démocratie made in USA, vous laissera seuls à votre sort désespéré. Le danger réel ne vient pas des partis politiques annonçant ou pensant être le parti de Dieu sauf lorsque, d’une manière ou d’une autre, ils se proclament représentants de la démocratie.

En Turquie ceci signifie que si vous êtes contre l’AKP, vous êtes forcément partisans des coups d’État militaire et de l’intervention des militaires dans la vie politique.

On verra ça prochainement en Tunisie : si vous êtes contre Ennahdha, vous êtes des suppôts de l’ancien régime. Je pense qu’en Egypte le « génie du discours » trouvera quelque chose d’approprié qui s’adaptera aux besoins locaux.

Une autre remarque importante : le « génie du discours » a le don de réécrire l’histoire d’une manière impitoyable. J’attends une rafale rhétorique, sur le mode turc, en Tunisie tout comme en Egypte de : «  Nous sommes le vrai peuple  de ce pays, vous êtes l’élite, taisez-vous. »

Ces  partis politiques créent une impasse, moyennant le « génie du discours » pour affirmer qu’ils sont les vrais citoyens opprimés, représentants de  la démocratie.

Argument imbattable, non ? Les jeunes Tunisiens et Égyptiens dont le sang a coulé pour défendre la liberté et l’égalité, sont-ils donc dans une situation complètement désespérée ? Je ne crois pas.

En observant la politique de l’AKP durant une décennie, j ai vu trois actions d’opposition qui n’ont pas abouti à sa liquidation .Ces groupes ont utilisé à leur tour le « génie du discours » pour déclarer qu’ils étaient les citoyens opprimés et qu’ ils représentaient le peuple et la démocratie.


Halkevleri dans la rue...
Un de ces groupes est le Halkevleri (maison du Peuple ),  un mouvement de base agissant pour les droits sociaux. Il est parti en guerre contre la politique de l’AKP, consistant à transformer les droits sociaux en objet de charité. Leur argument principal était que la distribution de pain et de charbon par des organisations religieuses était humiliante et que la nourriture et le logement étaient des droits constitutionnels fondamentaux.


...et la réponse policière
La seconde action émanait des Collectifs étudiants (Öğrenci Kollektifleri), qui ont lancé des actions sur des questions relativement mineures comme le prix des tickets des bus et les frais d’inscription à l’université.
Les deux groupes étaient de gauche, sans aucune connotation religieuse. Le gouvernement les a étiquetés « organisations terroristes », ce qui a montré le vrai visage de l’AKP comme oppresseur des étudiants et des classes démunies.
La troisième action était un « Iftar » qui a  rassemblé ledess gauchistes et des islamistes politiques qui ont l’égalité sociale à leur programme.
Durant le mois de Ramadan, ils ont effectué la rupture du jeûne en face d’un hôtel 5 étoiles, connu pour être un endroit branché par les nouveaux riches de l’AKP.

Ce qui montre qu’on peut sortir de l’impasse créée par le « génie du discours ». La solution est de construire une opposition qui défend les droits sociaux ;y mélanger ou non des connotations religieuses dépend naturellement de l’attitude de chacun.
Ceci dit, ce n’est pas tant une nouvelle génération religieuse que l’AKP veut qu'une génération obéissante.. Sinon, il aurait été content de voir les jeunes faire la fête durant le Ramadan, sans se soucier du fait qu’ils le fassent dans la rue.
Assurément, adopter cette stratégie ne vous rendra pas moins seuls dans le monde. Les politiques européennes et usaméricaines qui ont déjà étiqueté ces pays démocraties islamiques modérées tamponnées « bon pour l’Orient » ne vont pas se réjouir de voir une opposition fondée sur les problèmes de justice sociale.
Personnellement, je pense que les Occidentaux qui glorifient la démocratie dans ces pays ont la trouille quand ils entendent parler de « justice sociale ». Qu’à Dieu ne plaise ! Cela pourrait finir en guerre de classes !
Ceux qui, dans les médias internationaux, applaudissent les jeunes de la place Tahrir "sans idéologie" n’aimeraient pas être ramenés à reconnaître que les discours gauchistes ont survécu malgré les "compagnes de lutte contre le communisme", lancées dans les années soixante du siècle dernier.
Mais au moins, une opposition basée sur les droits et l’égalité sociale fera, pour changer, du « génie du discours » et non de l’opposition le cerf paralysé par les feux d’une voiture.
 

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