lundi 19 mars 2012

Netwar 2.0 : Vers une convergence de la rue et du réseau

par Giorgio Griziotti - Dario Lovaglio - Tiziana Terranova
Il y a un an environ une nouvelle force d'expression de la multitude sur le réseau s'est imposée à l'attention mondiale, d’abord dans la bataille Wikileaks et ensuite, à partir de la Tunisie, dans les révolutions arabes et dans les mouvements 15M et Occupy.

Après un an clé, dense de menaces et de promesses, ces dernières nées d'un mouvement mondial complètement nouveau, la gouvernance financière, consciente de la grande menace que l’autocommunication horizontale des multitudes fait peser sur sa domination, cherche à reprendre avec force l’attaque contre la liberté sur le réseau.


Arrivent alors la tentative, peut-être déjouée, de faire passer le Stop Piracy Online Act (SOPA) et le Protect ip Act (PIPA), puis la fermeture effective de Megaupload aux USA.


Aujourd'hui nous sommes appelés à un autre grand combat mondial contre ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), traité liberticide de défense du copyright et de pénalisation de la contrefaçon.  Préparé en secret par les exécutifs d'une quarantaine de Pays et sans aucun débat public ou parlementaire, ACTA, dont le rapporteur français, Kader Arif, a tout quitté  en claquant la porte ( « Je ne participerai pas à cette mascarade » a-t-il déclaré ), a été déjà signé par Obama, qui pourtant s'était refusé à avaliser SOPA.  Il ne sera pas adopté en Europe avant d’être éventuellement approuvé par le Parlement Européen. Les manifestations en Pologne et dans de nombreux Pays dont la France et les 2,5 millions de signatures en désaccord ont poussé la Commission Européenne à prendre quelques distances.  Elle a sollicité l’avis de la Cour européenne de justice pour déterminer si l’accord était incompatible, d’une façon ou d’une autre, avec les principes fondamentaux de l’UE ou avec la protection des droits de l’homme.


Le renforcement du copyright met en évidence un paradoxe : d'un côté ce renforcement est indispensable au capital pour maintenir et augmenter sa position rentière basée sur la capture de du « temps de cerveau disponible » et la propriété des données, de l'autre il entrave la coopération sociale qui est hautement productive parce qu’elle n’est pas fondée sur la division du travail mais construite autour de la valeur produite par la circulation de flux de désirs, des perceptions, des affects.  Cette circulation, qui excède la capacité de capture du capital, produit des nouvelles sédimentations de sens et une immense production de commun.


Cette contradiction est au cœur de  la bataille interne parmi les deux ailes du capitalisme :  celle des historiques, les incumbent comme dit Yochai Benkler[1], constituée par les conglomérats de l’Entertainment, pour lequel le copyright est vital et  celle des Corporates du Web 2.0 appelée par Mackenzie Wark[2] “ la classe vectorielle”  et qui s'alimente vraiment de cette production commune. Il s’ensuit que SOPA et PIPA sont d'un côté défendues par les Majors et par les cariatides des media verticaux tels Murdoch et compagnie[3] et de l'autre combattues par Google, Facebook, Ebay, Amazon et même par le converti de dernière minute: Microsoft… cependant il s’agit  de faux cavaliers blancs dont l’objectif n'est pas une présumée liberté d'expression sur le net mais la construction d’énormes et rentables chasses gardées, comme justement signalé par Infofreeflow [4]. Nous ne pouvons donc pas être d'accord avec Manuel Castells lorsqu’il dit  dans une interview[5] récente que Google est « plus un allié qu'un ennemi » car  il est simplement « un business et pas une idéologie ». Une contradiction dans les termes lorsque on parle d'une des premières capitalisations mondiales ;  et que dire ensuite  de la stratification ethnique pratiquée sur son célèbre campus, Googleplex, où les travailleurs ont un badge de couleur différent, de droits d'accès différents et de formes d’interdiction de socialisation ?


De manière plus générale le débat sur Internet après la fermeture du site Megaupload par le FBI, renforcé par la décision de Twitter de mettre en place une autocensure qui fait le jeu des pouvoirs constitués, a été caractérisé par deux tendances: d'une part les enthousiastes du réseau qui voient en Megaupload un medium important grâce à ses caractéristiques d'horizontalité et de liberté de l'échange d’information, de l'autre ceux qui critiquent un capitalisme spécifiquement numérique fondé sur la capture et l’exploitation de données.


Le concept « capitalisme numérique» suggérerait la séparation entre un capitalisme en réseau et un autre « matériel », où le premier serait caractérisé par un conflit dialectique entre le parasitisme et la coopération sociale et le second par un autre conflit entre la figure de l'entrepreneur et celle de l'ouvrier.


Cependant le capitalisme ne fait pas de distinction entre production immatérielle et matérielle et cela est vrai pour les entreprises du numérique telles que Amazon ou Apple. Le capitalisme numérique n'est pas une sphère en elle-même pour reprendre la critique traditionnelle du capitalisme cognitif dont la définition exclut la dimension matérielle de la production et de l'exploitation, thèse soutenue par l’article de Wu Ming sur Fétichisme de la marchandise numérique et exploitation cachée : les cas Amazon et Apple[6]. Les conditions de travail dans les entreprises numériques— des vies remplies de stress et de dépressions et un nombre alarmant de suicides — indiquent clairement que ce qui se produit dans les entrepôts d'Amazon et les usines à smartphones du chinois Foxconn n'est pas de nature différente des impitoyables dictats “up or out” qui poussent à une compétitivité au dernier sang dans les gratte-ciels de La Défense.


Même dans le secteur des technologies numériques de l'information et de la communication nous assistons à des grands investissements qui vont des immenses, bien que cachées et anti écologiques, servers farms de Google et en général du Cloud Computing jusqu'au déploiement  de nouveaux réseaux (4G), alors qu’en même temps on utilise toutes les pratiques possibles de réduction des coûts et de discrimination du travail salarié.  La massive adoption forcée de l'offshore vers l'Inde ou autres pays à bas salaires ou encore la récente loi française qui précarise et rend expulsables les jeunes immigrés à peine sortis des Écoles d'ingénieurs payées à prix élevé en sont une démonstration.
Capitol Hill, Seattle, décembre 2011: sur un mur du bâtiment occupé puis évacé violemment par la police, ces mots de Thomas Müntzer (1489-1525), chef de la révolte paysanne allemande du XVIème siècle, prononcés sous la torture avant qu'il soit décapité : "Toutes choses sont communes" ou, avec les mots d'ajourd'hui :"Tout pour tous !"
Le capitalisme numérique est aussi fortement impliqué dans la gouvernance globale du capitalisme financier. Celui-ci opère dans un continuum de production et de circulation qui simultanément intensifie les rythmes d’exploitation et de prolétarisation du travail salarié et siphonne une large composante du travail libre produit avec des dispositifs (PC, smartphones et tablettes) souvent acquis par des mécanismes de financement à crédit. Cela force l’utilisation de moyens de paiement compulsifs (iTunes, Ebay/Paypal, Amazon Oneclick) et pousse certains acheteurs dans la boucle de la dette et de l’exploitation financière.


Sans nier l'existence de l'exploitation de la production matérielle en particulier dans les usines on veut souligner que le réseau est l’attracteur qui catalyse et réorganise l’ensemble des configurations productives au-delà de toute division fictive entre matériel et immatériel, réel et virtuel, ou entre media verticaux et horizontaux. Le réseau en effet n’est pas constitué seulement par les flux de données, la programmation ou le développement et les déploiements des logiciels mais aussi par les infrastructures, les serveurs, les laptops, les smartphones et autres tablettes et par les conséquences implicites à l’envahissement pervasif de ces dispositifs.


Dans la mesure où nous n'assistons pas à un clash entre deux capitalismes, mais à un procès de reconfiguration qui s’organise autour de l'hégémonie de la finance, de l'information et de la circulation, il semble clair que le seul mode pour changer la situation présente passe par l'auto-organisation du travail vivant des multitudes sur le territoire et dans les réseaux.
ANONYMOUS et OCCUPY
Parmi les exemples d'auto-organisation multitudinaire en réseau qui ont émergé depuis quelques années l'expérience d'Anonymous nous semble absolument cruciale. Ce groupe est au centre de la grande réaction en réponse à la fermeture de Megaupload et à la mobilisation contre Acta. Sans vouloir refaire toute son histoire en quelques lignes Anonymous naît pratiquement avec la campagne contre la secte de scientologie et s’affirme ensuite avec celle du soutien à Wikileaks qui attaque directement les plateformes névralgiques de paiement comme Visa, Mastercard, Paypal, coupables d'avoir bloqué, de leur propre  initiative et sans aucune justification juridique, les dons au site.


Suit l'OpTunisie en soutien à la révolte, et ensuite l'importante opération contre Sony, en réponse à l’arrestation du hacker George Hotz, qui a permis l’accès public au catalogue de la multinationale.


Il est intéressant de remarquer comment Anonymous et les actions des hackers sur le net interviennent de façon toujours plus complémentaire et intégrée aux mouvements Occupy et 15M et au même moment en alternative aux plateformes de communication sociale corporatives comme Facebook ou Twitter. Au-delà de l'osmose et des évidentes différences de contexte et d'action parmi les grandes instances du mouvement global, de fortes similitudes émergent sur les principes et les modalités d'organisation.


Le fonctionnement de l'infrastructure technique qui héberge le débat politique d'Anonymous est axé autour de l'Internet Relay Chat (IRC), la première forme de communication instantanée (chat) sur Internet, qui permet le dialogue simultané de groupes entiers de personnes au moyen de chambres de discussion appelez “canaux”. La topologie du réseau IRC, comme souligné par Dmytri Kleiner[7], préserve les principes de la communication parmi les pairs (peer to peer) par rapport à l'actuelle configuration de type client/serveur des plateformes de social networking basées sur le web.


Les Anonymous ont créé et utilisent des multiples canaux autonomes comme lieux de débats politiques et pour d’autres activités à fond plus humoristique et potache (lulz) ou consacrées aux discussions sur le social. Les canaux de débat ont une fonction semblable à celle des assemblées du mouvement Occupy et 15M et dans les deux cas la coordination de ces instances de discussion est lâche et non-hiérarchique.


Comme évoqué dans un récent article[8] il existe un code éthique de fonctionnement d’Anonymous selon lequel le leadership ou la célébrité ne sont pas, dans aucun cas, une fin en soi.  Anonymous offre ce que Mike Wesch[9] définit comme “une critique virulente du culte postmoderne de la célébrité, de l'individualisme et du concept d'identité…” .  Ceci s'exprime en premier lieu dans le refus d'identification forcée avec son nom et prénom, ce qui habituellement définit le modèle politique-économique de plateformes comme Facebook. L'anonymat dans ce cas permet d'exercer, dans l’environnement électronique, le même contrôle que celui qu’ont adopté les assemblées du 15M pour éviter un comportement egocentrique ainsi que pour une obstinée et scrupuleuse recherche du consensus.


Les canaux IRC qui constituent les différentes factions d'Anonymous sont ouverts au public mais ils demandent un minimum de compétences techniques et de connaissances de l’environnement  pour y accéder ou en devenir des administrateurs (ops). Les « ops » ont la charge de maintenir l’ordre et donc la possibilité d'exclure des personnes qui transgressent les règles culturelles et les règlements en vigueur : sur le canal Anonops par exemple il est défendu faire l’apologie de la violence ou de s’en  prendre aux media.  Les « ops » peuvent participer au débat mais ils ne déterminent pas les plans d'action ou les opérations des Anonymous.


Comme dans le mouvement des Indignados, chez les Anonymous ce sont aussi les personnes qui s'investissent le plus dans le travail qui détiennent une autorité naturelle ;  cependant cela ne leur permet pas d’exercer une influence particulière. Les règles sont plus strictes pour ce qui concerne les relations vers l'extérieur : un Anon qui ne se serait pas impliqué dans les actions directes, de type Déni de Service (Ddos[10] ), et qui se permettrait d'en parler avec un journaliste risque l'expulsion. Chez les Indignés tous peuvent s'exprimer sur le mouvement à titre personnel dans les mass media verticaux mais personne ne peut s'en servir pour s’ériger comme représentant ou porte-parole.


À partir de cette convergence réelle on peut présumer qu'à l’avenir les barrières techniques qui séparent ces instances du mouvement vont se dissoudre; aujourd’hui nous portons sur nous des dispositifs connectés toujours plus puissant, qui permettent à nos corps et à nos esprits d’interagir par le moyen de nos sens avec les réseaux. Nos vies (le grec bios) sont maintenant plus socialement intégrées, de manière plus intense et continue, via l’internet mobile, via de multiples réseaux et des millions d’applications : un nouveau paradigme que nous avons défini comme bio-hypermédia[11].


Nous avons le sentiment que le bio-hypermédia sera un medium clé et qu’il permettra d’intégrer encore plus significativement aussi bien les mouvements de la rueque ceux qui se manifestent en réseau.



 

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