par Gabriel García Márquez (1927-2014)
Le 8 décembre 1982, Gabriel García Márquez monte à la tribune de l'Académie suédoise recevoir son prix Nobel de littérature. L'auteur de Cent ans de solitude y livre un discours poignant sur son continent, dévasté par la colonisation puis déchiré par les dictatures, mais prêt à se relever.
Le 8 décembre 1982, Gabriel García Márquez monte à la tribune de l'Académie suédoise recevoir son prix Nobel de littérature. L'auteur de Cent ans de solitude y livre un discours poignant sur son continent, dévasté par la colonisation puis déchiré par les dictatures, mais prêt à se relever.
Ce livre bref et fascinant, qui
contient les germes de nos romans d’aujourd’hui, est peut-être le
témoignage le plus stupéfiant de notre perception de cette époque. Les Chroniques des Indes
nous en a laissés d’autres tout aussi fascinants. L’Eldorado, notre
pays tant désiré et illusoire, a été dessiné sur de nombreuses cartes
pendant de longues années, changeant de lieu et de forme selon
l’imagination des cartographes. À la recherche de la fontaine de
jouvence, le mythique Alvar Núñez Cabeza de Vaca a exploré le nord du
Mexique durant huit années dans une expédition illusoire, dont les
membres se sont dévorés entre eux, et dont cinq seulement, sur les 600
qui étaient partis, sont revenus. L’un des nombreux mystères qui n’ont
jamais été élucidés, est celui des 11.000 mules chargées de cent livres
d’or chacune, qui, un jour, sont sorties de Cuzco pour payer le
sauvetage d’Atahualpa et qui ne sont jamais arrivées à destination.
Plus tard, au temps des colonies, des poules, élevées dans les plaines
alluviales, se vendaient à Carthagène. Dans leur gésier se trouvaient
des pépites d’or. Cette soif de l’or des fondateurs nous a poursuivis
jusqu’il y a peu. Au siècle passé encore, la mission allemande chargée
d’étudier la construction d’un chemin de fer interocéanique dans
l’isthme de Panama, a conclu que le projet était viable à condition que
les rails ne fussent pas faits en fer, qui était un métal peu abondant
dans la région, mais d'or.
Notre libération de la domination
espagnole ne nous a pas mis à l’abri de la démence. Le général Antonio
López de Santana, trois fois dictateur du Mexique, a donné des
funérailles magnifiques à sa jambe droite, qu’il avait perdue dans
ladite Guerres des pâtisseries. Le général Gabriel García Morena a
gouverné l’Équateur durant 16 ans en monarque absolu. Son cadavre a été
veillé, vêtu de son uniforme et de ses médailles de gala, assis dans
le fauteuil présidentiel. Le général Maximiliano Hernández Martínez, le
despote théosophe du Salvador qui a fait exterminer 30.000 paysans
dans un massacre barbare, avait inventé un pendule pour vérifier si les
aliments étaient empoisonnés, et a fait couvrir d’un papier rouge
l’éclairage public pour combattre une épidémie de scarlatine. La statue
du général Francisco Morazán, érigée sur la place principale de
Tegucigalpa, est en fait celle du maréchal Ney, achetée dans un
entrepôt de sculptures d'occasion à Paris.
Il y a onze ans, le Chilien Pablo
Neruda, l’un des plus grands poètes de notre temps, a illuminé cette
assemblée de sa parole. Depuis, les Européens de bonne volonté – et
parfois de mauvaise – ont été frappés, avec une plus grande force
encore, par les nouvelles fantomatiques de l’Amérique latine, ce
royaume sans frontière d’hommes hantés et de femmes historiques, dont
l’entêtement sans fin se confond avec la légende.
Nous n’avons pas eu de moment de
repos. Un président prométhéen, retranché dans son palais en flammes,
est mort en combattant seul une armée entière. Deux accidents suspects
d’avions, toujours non élucidés, ont fauché la vie d’un autre président
au grand cœur et celle d’un militaire démocrate qui avait restauré la
dignité de son peuple. Cinq guerres et 17 coups d’États ont eu lieu. Un
dictateur diabolique a émergé et mène, au nom de Dieu, le premier
génocide contemporain de l'Amérique latine. Pendant ce temps, 20
millions d’enfants latino-américains meurent avant d’atteindre l’âge de
deux ans, ce qui est plus que tous ceux nés en Europe depuis 1970. Le
nombre d’enfants manquant à cause de la répression approche les 120.000
disparus. C’est comme si aujourd’hui on ne savait pas où étaient
passés tous les habitants de la ville d’Uppsala. De nombreuses femmes
enceintes ont été arrêtées et ont accouché dans des prisons argentines.
On ignore encore le destin et l’identité de ces enfants, qui ont été
donnés en adoption clandestine ou enfermés dans des orphelinats par les
autorités militaires. Parce qu’ils ont voulu changer les choses,
presque 200.000 hommes et femmes ont péri sur tout le continent, et
plus de 100.000 ont perdu la vie dans trois malheureux petits pays
d’Amérique centrale : le Nicaragua, le Salvador et le Guatemala. Si
c’était aux États-Unis, le chiffre proportionnel serait d’1,6 millions
de morts violentes en quatre ans.
Un million de personnes ont fui le
Chili, un pays aux traditions pourtant hospitalières, soit 12% de sa
population. L’Uruguay, minuscule nation de 2,5 millions d’habitants,
qui se considérait comme le pays le plus civilisé du continent, a perdu
un citoyen sur cinq dans l’exil. Depuis 1979, la guerre civile au
Salvador a provoqué le départ de presque un réfugié toutes les 20
minutes. Le pays qu’on pourrait reproduire avec tous les exilés et
émigrés forcés d’Amérique Latine aurait une population plus nombreuse
que la Norvège. J’ose penser que c’est cette réalité extraordinaire –
et pas seulement dans son expression littéraire – qui, cette année, a
mérité l’attention de l’Académie suédoise des Lettres. Une réalité qui
n’est pas celle du papier, mais qui vit avec nous et détermine chaque
instant de nos innombrables morts quotidiennes, et qui nourrit une
source de création insatiable, pleine de douleur et de beauté, de
laquelle ce Colombien errant et nostalgique n’est qu’un bénéficaire de
plus parmi d’autres, distingué par la chance. Poètes et mendiants,
musiciens et prophètes, guerriers et racailles, toutes les créatures de
cette réalité effrénée ont eu très peu à demander à l’imagination,
parce que le plus grand défi fut pour nous l’insuffisance des moyens
conventionnels pour rendre notre vie crédible. C’est cela, mes amis, le
nœud de notre solitude.
Si ces difficultés, dont nous
partageons l’essence, nous engourdissent, il est compréhensible que les
talents rationnels de ce côté du monde, exaltés par la contemplation
de leurs propres cultures, sont restés sans méthode valable pour nous
définir. Il est naturel qu’ils insistent pour nous définir avec les
mêmes critères qu'ils utilisent pour eux-mêmes, omettant que les
épreuves de la vie ne sont pas égales pour tous, et que la recherche de
l’identité propre est aussi ardue et sanglante pour nous qu’elle le
fut pour eux. L’interprétation de notre réalité avec des schémas qui ne
sont pas les nôtres contribue seulement à nous rendre de plus en plus
méconnus, de moins en moins libres, de plus en plus solitaires.
Peut-être l’Europe vénérable serait plus compréhensive si elle essayait
de nous voir à travers son propre passé. Si elle se rappelait que
Londres a eu besoin de 300 ans pour construire sa première muraille et
de 300 autres années pour avoir un évêque ; que Rome s’est débattue
dans les ténèbres de l’incertitude pendant 20 siècles avant qu’un roi
étrusque ne l’implantât dans l’histoire ; que ces Suisses pacifiques
d’aujourd’hui, qui nous régalent de leurs fromages doux et de leurs
montres apathiques, ont ensanglanté l’Europe avec leurs mercenaires,
pas plus tard qu'au XVIe siècle. Même à l’apogée de la Renaissance,
12.000 lansquenets à la solde des armées impériales pillèrent et
dévastèrent Rome, et passèrent au fil de l’épée 8000 de ses habitants.
Je ne cherche pas à incarner les
illusions de Tonio Kröger, dont les rêves d’union entre un Nord chaste
et un Sud passionné exaltaient Thomas Mann il y a 53 ans dans ce même
lieu. Mais je crois que les Européens à l’esprit éclairé, qui luttent,
ici aussi, pour une grande patrie plus humaine et plus juste,
pourraient mieux nous aider s’ils reconsidéraient à fond leur manière
de nous voir. La solidarité avec nos rêves ne nous fera pas nous sentir
moins seuls tant qu'elle ne se concrétisera pas dans des actes de
soutien légitime aux peuples qui assument l’illusion d’avoir une vie à
eux dans la répartition du monde.
L’Amérique latine ne veut et n’a pas
de raison d’être un fou sans volonté propre. Il n’est pas, non plus,
chimérique de penser que sa quête d’indépendance et d’originalité
devrait devenir une aspiration occidentale. Cependant, les progrès de
la navigation, qui ont réduit tant de distances entre nos Amériques et
l’Europe, semblent, en revanche, avoir augmenté notre distance
culturelle. Pourquoi l’originalité qu’on nous admet sans réserve dans
la littérature nous est refusée avec toute sorte de suspicions dans nos
si difficiles tentatives de changement social ? Pourquoi penser que la
justice sociale, que les Européens progressistes essaient d’imposer
dans leurs pays, ne pourrait-il pas être aussi un objectif
latino-américain, avec des méthodes distinctes dans des conditions
différentes ?
Non : la violence et la douleur
démesurées de notre histoire sont le résultat d’injustices séculières
et d’amertumes innombrables, et non un complot ourdi à 3000 lieues de
notre maison. Mais nombre de dirigeants et penseurs européens l’ont
cru, avec l’infantilisme des anciens qui ont oublié les folies
fructueuses de leur jeunesse, qu'il était impossible de trouver une
autre destiné que de vivre à la merci des deux maîtres du monde. Telle
est, mes amis, l’ampleur de notre solitude.
En dépit de tout ceci, face à
l’oppression, au pillage et à l’abandon, notre réponse est la vie. Ni
les déluges ni les pestes, ni les famines ni les cataclysmes, ni même
les guerres éternelles à travers les siècles et les siècles n’ont
réussi à réduire l’avantage tenace de la vie sur la mort. Un avantage
qui grandit et s’accélère : chaque année il y a 74 millions de
naissances de plus que de décès, un nombre suffisant de nouvelles vies
pour multiplier, chaque année, sept fois la population de New York. La
majorité de ces naissances ont lieu dans des pays avec moins de
ressources, et parmi ceux-ci, bien sûr, ceux d’Amérique latine. En
revanche, les pays les plus prospères ont réussi à accumuler assez de
pouvoir de destruction pour anéantir cent fois non seulement tous les
êtres humains qui ont existé jusqu’à aujourd’hui, mais la totalité des
êtres vivants qui sont passés par cette planète de malheur.
Un jour comme celui-ci, mon maître
William Faulkner a dit dans ce lieu : « Je me refuse à accepter la fin
de l’Homme. » Je ne me sentirais pas digne d’occuper cette place qui
était la sienne si je n’avais pas pleinement conscience que la tragédie
colossale, qu’il se refusait à voir il y a 32 ans, est, pour la
première fois depuis les origines de l’humanité, bien plus d’une
hypothèse scientifique.
Devant cette réalité saisissante qui a
dû paraître une utopie durant tout le temps humain, nous, les
inventeurs de fables qui croyons tout, nous sentons le droit de croire
qu’il n’est pas encore trop tard pour entreprendre la création de
l’utopie contraire. Une utopie nouvelle et triomphante de la vie, où
personne ne peut décider pour les autres de leur façon de mourir ; où
l’amour prouve que la vérité et le bonheur sont possibles ; et où les
races condamnées à cent ans de solitude ont, enfin et pour toujours,
une deuxième chance sur terre.
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