par Ernst Piper. Traduit par Michèle Mialane, Tlaxcala
Il y a 75 ans [article écrit en 2008] Adolf Hitler transformait sans autre forme de procès la Journée de luttes des travailleurs en fête nazie - pour, dès le lendemain, interdire les syndicats indépendants. Et les remplacer par le « Front allemand du Travail », historiquement le premier syndicat unique totalitaire et à l’époque la plus grosse organisation mondiale.
En mars 1933 Adolf Hitler, Chancelier du Reich et sorti renforcé (mais toujours pas majoritaire : 44% des voix, Ndlt) des dernières élections au Reichstag, recourait aux pleins pouvoirs pour mettre le Parlement hors-jeu. En avril le boycott des commerces juifs inaugurait avec ostentation le processus d’exclusion des Juifs. Il s’en prit ensuite à l’une des deux principales forces (l’autre étant les Églises) échappant au contrôle de l’État : les syndicats. Le premier mai, ceux-ci célébraient traditionnellement la « Journée de luttes de la classe ouvrière » - mais en l’année Un du Troisième Reich tout changea.
Premier mai 1933 à Tempelhof: Ce genre de gravures, d'après un tableau de Hans HAAS, répandit l'esthétique totalitaire du régime nazi partout (Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz)
Le premier mai 33, Berlin, capitale du Reich, se para de drapeaux, guirlandes et slogans. « Nous voulons travailler et construire ensemble », proclamait une banderole déployée au-dessus de la Friedrichstraße. Dès le petit matin des groupes de jeunes venus de tous les arrondissements défilèrent en direction du parc d’attractions central pour « la plus grande manifestation de jeunesse jamais vue à Berlin », selon un témoin de l’époque. 1200 choristes du Berliner Sängerbund (Chorale de Berlin) entonnèrent le "Deutschland, du mein Vaterland” (Allemagne, ô ma patrie). Goebbels, Ministre de la Propagande, s’adressa aux centaines de milliers de présents, puis l’on chanta le Horst-Wessel-Lied. Mais l’orateur du jour, ce fut Paul von Hindenburg, le Président du Reichstag - Hitler voulait montrer à ce vieillard de 85 ans l’enthousiasme des jeunes pour le nouveau gouvernement. Les mots qu’adressa aux jeunes gens le chef de l’État ne rappelaient guère les discours classiques du Premier mai : « Seuls la discipline virile et l’esprit de sacrifice que l’armée allemande a toujours pratiqués peuvent donner naissance à une génération qui sera à la hauteur des grandes tâches auxquelles l’histoire va confronter le peuple allemand. » Pour finir, Hitler invita les « jeunes gens et jeunes filles allemands » à acclamer bien fort le « grand soldat et commandant en chef de la guerre mondiale.»
Parade aérienne au-dessus du rassemblement populaire
Vers midi des délégations ouvrières venues de tous les länder commencèrent à arriver à l’aéroport de Tempelhof, où elles furent accueillies par Hindenburg et Hitler. L’après-midi, plus d’un million de personnes se pressaient déjà à Tempelhof. On avait convoqué les ouvriers dans leurs usines, puis on les avait fait marcher en formation serrée vers le Tempelhof Feld, où ils se groupèrent en dix grands blocs. Des poètes ouvriers se produisirent, suivis par une parade aérienne à laquelle prit part une escadrille ainsi qu’un dirigeable « Graf Zeppelin », « symbole du travail allemand ». Le rassemblement culmina le soir avec un grand discours de Hitler qui cria à la foule: «Le symbole de la lutte des classes, de ces éternels conflits et querelles, fait désormais place au symbole de l’union sacrée et du soulèvement national.» Le grand message, c’était : « Peuple allemand, tu seras fort quand tu seras uni. » Une phrase qui pouvait toucher nombre de sceptiques envers le mouvement national-socialiste. La première tentative d’établir une démocratie en Allemagne, lancée sous les auspices défavorables d’une défaite, n’avait pas été un grand succès. Les luttes entre partis avaient été âpres, et trop souvent sanglantes. Et voilà que Hitler promettait de dépasser ces luttes intestines et d’unir le peuple. Le « socialisme national » réconcilierait social et peuple. Une loi nazie avait fait du Premier mai une « fête du Travail national » À Tempelhof Hitler déclara que le plus beau jour du printemps ne saurait être un symbole de lutte. Il devait au contraire célébrer le travail constructif et donner le signal « au peuple de s’unir pour progresser » Une idéologie agressive prônant une communauté nationale aux couleurs national-socialistes. L’individu ne comptait pas, il n’était qu’un membre d’une vaste communauté. Cette communauté était fondée sur l’exclusion. L’appartenance était définie selon les principes racistes du national-socialisme. C’est pourquoi on cherchait d’une part à « ramener au bercail» les Sarrois et les Autrichiens, mais on en excluait brutalement les compatriotes juifs considérés comme « parasites du peuple allemand ». L’égalité, c’était l’homogénéité.
Réclame pour les autoroutes du Reich. Un monde aux couleurs vives , sans carrefours gênants pour les autos - telle était la propagande du Reich. Pour les ouvriers qui construisaient ces voies, la réalité était beaucoup plus sombre: ils devaient travailler dans de très mauavaises conditions (Bildarchiv Prussischer Kulturbesitz)
Des autoroutes au moindre coût salarial
Dans la deuxième partie de son discours du 1er mai 1933 Hitler annonça de vastes mesures contre le chômage. Le volet le plus populaire, aujourd’hui encore, reste la construction des autoroutes ; on oublie souvent qu’elles furent liées à un vaste « secteur sous-payé.» Les ouvriers furent contraints d’y travailler, ce qui en plongea beaucoup dans la misère, car les salaires qu’ils percevaient étaient bien moins élevés que les aides sociales. Beaucoup ne pouvaient plus nourrir leur famille. Ceux qui refusaient allaient en camp.
La fête berlinoise du 1er mai se termina peu avant minuit par un gigantesque feu d’artifice et l’hymne national. Le lendemain matin, le peuple allemand découvrit le revers de la médaille. Le 2 mai vers dix heures des commandos motorisés de l’organisation national-socialiste des comités d’entreprise et de la SA débarquèrent dans tout le pays devant les Maisons des syndicats. Celles-ci furent prises d’assaut, les organisations dissoutes et leurs avoirs confisqués. Et ce fut pour un temps la fin du mouvement syndical indépendant en Allemagne. Après la « prise du pouvoir » par les nazis, la direction de l’ADGB (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund, Confédération générale des syndicats allemands), avait cherché son salut dans un virage opportuniste. Theodor Leipart , Président de l’ADGB depuis 1921, avait déclaré dès 1932 que le syndicats ne désiraient pas rester « enchaînés à des partis ». Au printemps 1933 on voulait se mettre « au service du nouveau gouvernement. » D’abord l’ADGB avait laissé à ses adhérents le choix d’assister ou non à la fête de mai des nationaux-socialistes, mais le 19 avril le Comité fédéral décida d’obliger tous les syndiqués à y participer. Le dirigeant du SPD, Otto Wels, avait dit à Leipart : « Plutôt laisser placarder par la force la croix gammée sur les toits que d’y hisser volontairement le drapeau noir-jaune-rouge. » Leipart ne répliqua pas, mais c’était un homme brisé, qui n’avait plus la force de résister.
On brise les syndicats indépendants: le 2 mai 1933 la SA occupe la maison des syndicats au 14/15 de la rue Engelufer (aujourd'hui Engeldamm) à Berlin
La première organisation mondiale
Les permanents de l’ADGB furent arrêtés ; beaucoup furent torturés et un bon nombre assassinés. Les millions de syndiqués de base furent incorporés d’office au DAF (Deutsche Arbeitsfront, Front allemand du travail), créé le 10 mai 1933. Le DAF regroupait tous les ouvriers, employés et chefs d’entreprise, soit 25 millions de personnes en 1941, ce qui en faisait la première organisation mondiale. La DAF ne passait pas de conventions collectives, les salaires étant fixés par des « fidéicommis du travail ». Les entrepreneurs n’étaient que des « dirigeants d’entreprise », ouvriers et employés devenant des « suivants ». Tous ensemble formaient une « communauté d’entreprise.»
Le 3 mai 1933 le Reichsverband der Deutschen Industrie (Union industrielle du Reich) élut à sa tête Adrian von Renteln. Ce dernier était parallèlement le chef du "NS-Kampfbundes des Gewerblichen Mittelstandes » (Association national-socialiste de combat des petites et moyennes entreprises) et Président de la Chambre allemande de commerce et d’industrie. Il occupa une position de décideur au sein du DAF nouvellement créé. Ce seul exemple montre l’étroite intrication des diverses associations économiques. Leur tâche principale consistait alors à assurer la reconversion de l’économie allemande en industrie de guerre.
Casser des cailloux: Ouvriers en train de terminer un nouveau tronçon d'autoroute en 1936. Les nazis créèrent pour leur programme de construction un énorme secteur "au moindre coût salarial". Les ouvriers furent finalement contraints d'y entrer. Nombre d'entre eux tombèrent dans la misère, car les salaires y étaient très inférieurs aux aides sociales. Ceux qui refusaient étaient rapidement envoyés en camp de concentration (Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz)
L’Histoire ne vous a rien appris
Dix jours après la fête du Premier mai, on allumait des bûchers dans plus de 50 villes allemandes. On jeta dans les flammes les œuvres de Heinrich Mann, Kurt Tucholsky, Stefan Zweig, Franz Werfel et bien d’autres. Aux yeux des nouveaux maîtres ils représentaient « l’esprit anti-allemand ». Le plus grand autodafé eut lieu place de l’Opéra à Berlin. En la personne des étudiants qui avaient organisé cette action, Goebbels salua « l’avant-garde du véritable esprit révolutionnaire allemand ».
Et, de fait, dans bien des villes c’étaient principalement des étudiants qui avaient pris l’initiative des autodafés et des purges de bibliothèques, parfois aussi de «clouer au pilori » les livres qui déplaisaient et de chahuter les cours de professeurs non nazis. Après le boycott des commerces juifs et l’assaut contre les sièges des syndicats, le nouveau régime montrait une nouvelle fois sa volonté d’imposer ses objectifs par la force. Il ne rencontra pratiquement aucune résistance.
À l’étranger en revanche les violences déchaînèrent une vague d’indignation. Beaucoup pensèrent à juste titre que ce terrorisme à l’égard des opinions divergentes révélait le véritable visage du nouveau régime. Helen Keller, l’écrivaine américaine aveugle, très populaire en raison de ses engagements sociaux, écrivit une lettre ouverte : « Si vous croyez qu’on peut tuer une idée, c’est que l’histoire ne vous a rien appris (...). Les droits sur mes ouvrages que j’ai offerts à des soldats allemands revenus aveugles de la Guerre mondiale n’étaient que l’expression de mon amour et de ma compassion pour le peuple allemand. Ne croyez pas qu’ici nous ignorons ce que vous faites aux Juifs. Dieu ne sommeille pas, et son jugement vous atteindra un jour. » Les Allemands mirent douze ans à comprendre combien elle avait raison.
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