vendredi 6 juillet 2012

Paraguay-Égypte : bienvenue en ‘démocrature’

par Pepe Escobar, 4/7/2012. Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Commençons par une bombe. Il y a plus de 10 jours un coup d'État d’un nouveau genre a eu lieu au Paraguay contre le président élu Lugo Fernando. Il est passé pratiquement inaperçu des médias capitalistes mondiaux.
Est-ce surprenant ? Pas vraiment. Un câble de l'ambassade US à Asunción de mars 2009, révélé par Wikileaks [1] avait déjà expliqué en détail comment les oligarques au Paraguay s’activaient à concocter un "coup d'État démocratique" au Congrès pour déposer Lugo.

À l'époque, l'ambassade des USA notait que les conditions politiques n'étaient pas idéales pour un coup d'État. L’homme-clé parmi les comploteurs était l'ancien président Nicanor Duarte (2003-2008), sévèrement rudoyé par les gouvernements progressistes d'Amérique du Sud pour avoir permis aux Forces spéciales US dans le sol paraguayen de procéder à "des cours de formation", "des opérations de maintien de la paix interne» et une «formation anti-terroriste".
Cette percée des Forces spéciales US se passait des décennies après que "l'un de nos bâtards"*, le tristement célèbre dictateur général Alfredo Stroessner (au pouvoir de 1954 à 1989) avait permis la mise en place d'une piste d'atterrissage géante et semi-clandestine, appartenant aux USA à proximité de Triple Frontière Argentine- Brésil-Paraguay - qui devait être utilisée plus tard dans la guerre contre la drogue, puis contre le terrorisme.
Il n’est donc pas sorcier de deviner quel a été le premier gouvernement à  reconnaître les putschistes de vendredi dernier au Paraguay : les Etats-Unis d'Amérique.

Mauvaise graine par Petre, Argentine

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Les  Égyptiens progressistes sont en train de se rendre compte que de nouvelles démocraties prennent des années, parfois des décennies, à se mettre en place, en coexistant avec le cauchemar de la dictature. Ça a été le cas, par exemple, du Brésil - aujourd'hui universellement applaudi comme une nouvelle, puissance mondiale. Au cours des années 1980 et 1990, une certaine forme de re-démocratisation institutionnelle a eu lieu. Mais pendant des années le Brésil n'a pas  pu vraiment se transformer en une démocratie à part entière - économiquement, socialement et culturellement. Il a fallu quelques 17 longues années - jusqu'à ce que le président Luiz Inacio Lula da Silva arrive au pouvoir en 2002 - pour que le Brésil commence à devenir moins outrageusement inégalitaire que ses avides classes dirigeantes ont toujours voulu qu'il soit.
Le même processus historique est maintenant à l'œuvre en Égypte et au Paraguay. Les deux pays ont souffert des dictatures pendant des décennies. Lorsque la dictature semble être en agonie, seuls les partis politiques liés - ou moyennement tolérés - par l'ancien régime se trouvent dans la meilleure position pour profiter de la longue transition tortueuse vers la démocratie. Ces pays deviennent alors ce que le politologue brésilien Emir Sader a baptisé "démocratures".
Cela s'applique au Parti libéral au Paraguay et aux Frères musulmans en Égypte. Lors de l'élection présidentielle égyptienne, nous avons eu un ancien copain de Hosni Moubarak contre un cadre Ikhwan (Frère musulman). Il reste à voir si l’orwellien CSFA (SCAF, Conseil suprême des forces armées) en Égypte permettra à cette nouvelle " démocrature" de se transformer en une véritable démocratie, et dans quelle mesure le Frère est pleinement engagé dans la notion de la démocratie.
Le Paraguay était déjà dans un stade plus avancé que l'Égypte. Pourtant, quatre ans après une élection présidentielle démocratique, le Congrès était encore dominé par deux partis pro-dictature, le Libéral et le  Colorado. Ce fut un jeu d’enfant pour cette oligarchie bipartite de se liguer et de dégommer Lugo.
Une procédure de destitution cuite à point, s'il vous plaît
Lugo a été destitué par un coup d'Etat déguisé en procédure juridique, expédiée en seulement 24 heures. Les praticiens des changements de régime à Washington doivent avoir connu l’extase : ah ! si seulement on pouvait faire pareil en Syrie ! ...
Ce simulacre a dû être concocté par le sénat le plus corrompu des Amériques - et c'est un euphémisme. Lugo a été reconnu coupable d'incompétence dans le traitement d’une affaire très sombre liée - inévitablement – à une question qui est absolument essentielle dans tout le monde en développement: la réforme agraire.
Le 15 Juin, un groupe de policiers et de commandos sur le point d'exécuter une ordonnance d'expulsion à Curuguaty, à 200 kilomètres d’Asunción, à proximité de la frontière brésilienne, a été pris en embuscade par des tireurs embusqués infiltrés parmi les agriculteurs. L'ordre est venu d'un juge protégeant un riche propriétaire terrien, Blas Riquelme, un ancien président du parti Colorado et ancien sénateur, ce qui n’est pas un hasard.
Grâce à des manigances juridiques, il avait pris possession de 2 000 hectares appartenant en fait à l'État paraguayen. Ces terres ont ensuite été occupées par des paysans sans terre, qui avaient demandé depuis un certain temps au gouvernement Lugo de les redistribuer.
L’organisation School of the Americas Watch a déjà documenté la façon dont d'énormes étendues de terres au Paraguay ont été effectivement volése aux paysans et "données" à des copains militaires et oligarques durant les décennies de la dictature Stroessner.
Le résultat à Curuguaty a été  de 17 morts – six policiers et onze paysans - et au moins 50 blessés. Cela est absurde : les membres du commando chargé de l’ expulsion, une unité d’élite nommée Groupe des opérations spéciales, ont été formés aux tactiques de contre-insurrection en Colombie - sous le gouvernement de droite d'Uribe - dans le cadre du Plan Colombie, concocté par les USA.
Le Plan Paraguay, pour sa part, était très simple; criminalisation absolue de toute organisation paysanne, les forçant à quitter la campagne pour faire place à l'agro-industrie transnationale.
C’était donc, pour l'essentiel, un piège. Les gens de droite enragés du Paraguay – qui ont fait la paire avec Washington, par exemple pour tenter d'empêcher, par tous les moyens, l'entrée du Venezuela dans le marché commun du Mercosur - ont été tout simplement prêts à bondir sur un régime qui n'avait pas, encore, porté atteinte à leurs  intérêts, mais avait ouvert beaucoup d'espaces à  la protestation sociale et à  l'organisation populaire.
Lugo, un ancien évêque élu en 2008 avec un large soutien en milieu rural, a peut-être dû le voir venir, mais il n'a rien fait pour l'arrêter. Comparé à son pouvoir de mobilisation des gens dans la rue, il avait au sein du Congrès un soutien minimal: seulement deux sénateurs. Plus de 40% des Paraguayens vivent à la campagne, mais ils ne sont guère mobilisés. Et 30% vivent en-dessous du seuil de pauvreté.
Les «vainqueurs» au Paraguay se devaientd’être les suspects habituels: l'oligarchie des propriétaires terriens - et sa campagne concertée visant à diaboliser les paysans, les intérêts agro-alimentaires de multinationales telles que Monsanto, et les médias liés  à Monsanto (comme le quotidien ABC Color, qui a accusé les ministres n’agissant pas comme faire-valoir de Monsanto d'être «corrompus»).
Les géants de l'agrobusiness comme Monsanto et Cargill ne payent pratiquement aucun impôt au Paraguay grâce à un Congrès contrôlée par la droite. Les propriétaires fonciers ne paient pas d'impôts. Inutile de préciser que le Paraguay est l'un des pays les plus inégalitaires du monde, 85% des terres - soit 30 millions d'hectares - sont contrôlées par l'aristocratie rurale, soit 2% de la population, et dont une grande partie est impliquée dans la spéculation foncière.
D’où leurs résidence de luxe à la Miami Vice demeures dans la station balnéaire uruguayenne de Punta del Este ou d'ailleurs, à Miami Beach ; et l'argent, bien sûr, est aux îles Caïman. Le Paraguay est de facto dirigé par cette crème des 2% de mélangeant l’agrobusiness avec le casino financier néo-libéral.
Et soit dit en passant, comme Martin Almada, un militant paraguayen des droits humains en pointe et lauréat du Prix Nobel de la Paix alternatif, l’a fait remarquer, cela concerne aussi des propriétaires fonciers brésiliens. Le producteur de soja ale plus riche du Paraguay est un "Braziguayen", à double nationalité, Tranquilo Favero, qui a fait fortune sous Stroessner.
Un coup d'État bien frappé, s'il vous plaît
L'Union des nations sud-américaines (Unasur) a traité ce qui est arrivé au Paraguay comme ce qu’il est : un coup d'Etat. Idem pour le Mercosur. Le contraste avec la position de Washington ne pouvait être plus flagrant. L’artisan du putsch Federico Franco est un enfant chéri de l'ambassade US à Asunción.
L'Argentine, l'Uruguay, le Venezuela et l'Équateur ne reconnaissent pas les putschistes. Le Venezuela coupé les ventes de pétrole au Paraguay. La présidente brésilienne Dilma Rousseff a proposé l'expulsion du Paraguay à la fois de l'Unasur et du  Mercosur.
Le Paraguay est déjà suspendu, ce qui signifie que le conspirateur Federico Franco a été empêché d'assister à une réunion- clé du Mercosur la semaine dernière à Mendoza, en Argentine, où la présidence temporaire du Mercosur devait être transmise au Paraguay. L'oligarchie paraguayenne - sous les ordres de Washington – bloquait l'entrée du Venezuela dans le Mercosur. Ce n’est plus le cas, le Venezuela devient un membre à part entière d'ici la fin du mois.
Pourtant les gouvernements sud-américains progressistes doivent être très prudents. Si le Paraguay est expulsé à la fois de l'Unasur et du Mercosur, il va inévitablement demander à Washington de l'aide commerciale et militaire. Cela pourrait se traduire en un véritable cauchemar - des bases militaires US au Paraguay.
Les oligarques du Paraguay, les médias qu'ils contrôlent, et last but not least la hiérarchie réactionnaire de l’église catholique, calculent qu’ils vont étendre leur pouvoir lors des élections qui auront lieu en avril 2013.
Lugo a été de fait face à une tâche digne de Sisyphe - en essayant de diriger un Etat faible, avec un revenu minimum provenant d'impôts (moins de 12% du PNB), et sous une forte pression de puissants lobbies transnationaux et d’élites compradores. C’est, soit dit en passant, la réalité structurelle d'une grande partie de l'Amérique latine - et, grosso modo, pourrait-on ajouter, de l'Égypte.
Sur le plan géopolitique, ce dont les progressistes partout dans le monde - d’Amérique du Sud et du Nord au monde arabe - devraient se soucier est de savoir comment, depuis le coup d'État de juin 2009  contre Manuel Zelaya au Honduras, l’Amérique latine est transformée en un laboratoire géant pour tester toutes sortes de mutations par coups d'État "démocratiques ".
Le Paraguay est une de ces mutations. Une autre était le coup d’État manqué contre l'Equatorien Rafael Correa en septembre 2010. Tous ces putschs visent des gouvernements progressistes qui privilégient les avancées sociales.
Ce n'est pas par hasard que Correa, lui-même rescapé d’une tentative de coup d’État, a dit que si ça réussissait cette fois au Paraguay, cela "créerait un dangereux précédent" dans toute la région.
Et en termes de justice poétique, rien ne bat Correa - la cible d'un coup d’État - en train d'étudier la possibilité d'offrir l'asile politique à Julian Assange, dont WikiLeaks a révélé, entre autres choses, comment l'élite paraguayenne conspiré pour perpétrer son propre coup d'Etat.
En Égypte, un coup d'Etat militaire a eu lieu avant même l'élection présidentielle. Les Égyptiens progressistes qui ont été les protagonistes véritables du Printemps arabe doivent être extrêmement vigilants : le Paraguay est de montrer comment la route rocailleuse vers la démocratie peut déboucher sur une "démocrature".
Note
 1. Voir ici
  * Allusion à la réponse faite par le président Franklin D. Roosevelt à son secrétaire d'Etat qui lui avait dit : "Somoza est un bâtard !": "Oui, mais c'est notre bâtard". [NdT]

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