«Le politique devrait réprimander Nestlé!»-Interview de Franklin Frederick sur le Nestlégate en Suisse
par Isabelle Stucki
Il est indigné, Franklin Frederick, lui qui se bat contre Nestlé pour sauver le parc d'eau de São Lourenço, au Brésil. Voici trois mois, l'émission Temps Présent révélait que Nestlé avait mandaté l'entreprise Securitas pour infiltrer le groupe Attac-Vaud. En possession du rapport, Franklin Frederick constate que l'opération le touche de près. Et qu'elle est remontée jusque dans son pays. Pour le militant, ce n'est pas le pire: la faible levée de boucliers face à cette affaire «gravissime» le choque. Entretien.INTERVIEW - Engagé contre la privatisation de l'eau, le Brésilien Franklin Frederick est scandalisé par le «Nestlégate» et par le peu de réactions que l'affaire suscite dans la sphère politique.
Franklin Frederick. Photo Olivier Fatton, Le Courrier
Qu'est-ce qui vous frappe dans ce rapport?
Franklin Frederick: Sa réalisation est très professionnelle. Sa première page s'ouvre sur le 2 septembre 2003. Il est question de l'organisation du Forum social suisse qui a eu lieu à Fribourg en septembre 2003 et auquel j'allais être invité pour parler du cas de Nestlé au Brésil. La dernière page du rapport est datée du 16 mai 2004. L'opération d'espionnage ayant duré plus d'une année, ce rapport est incomplet. Et comme nous n'avons pas reçu une réponse positive à la demande de notre avocat d'obtenir tous les documents, ce que nous avons entre les mains n'est que la pointe visible de l'iceberg.
Etiez-vous spécialement visé?
En tant que défenseur de l'eau au Brésil, j'étais une cible de cette opération, autant qu'Attac ou que les Colombiens, mentionnés dans le rapport. La quantité et le détail des informations sur ce qui se passe au Brésil et sur ma personne s'accroissent au fur et à mesure du document. Même mon entrée en Suisse, qui s'est faite par Neuchâtel – où les militants d'Attac ont défendu la source de Bevaix contre Nestlé–, est citée. L'agente de Securitas avait des contacts réguliers avec Nestlé. Peu à peu, son travail s'est focalisé sur le forum Nestlé que Attac, la Déclaration de Berne, Greenpeace et moi-même avons organisé en juin 2004 à Vevey.
Pour la première fois, des gens de multiples provenances se sont retrouvés pour mettre leurs savoirs en commun et parler des lieux où Nestlé pose des problèmes. Nous avons réalisé que ces cas ne sont pas uniques: Nestlé a un modèle, toutes ces situations sont similaires et appartiennent à la politique globale de Nestlé, décidée en Suisse.
Quel était l'intérêt pour Nestlé de vous espionner?
Pourquoi est-ce que Nestlé a décidé d'espionner Attac-Vaud? Certes, il y a le livre très important que le groupe écrivait sur Nestlé. Mais une des grandes motivations de la multinationale était d'obtenir, par le biais d'Attac, des renseignements sur ce que les groupes de résistance font au Brésil et en Colombie. Dans ces pays, les informations fournies par le rapport, dont mon e-mail, peuvent avoir une utilité concrète. Nestlé était en mesure de coordonner ses activités, de devancer nos stratégies et d'adapter les siennes. Si Nestlé connaît mes contacts, je ne sais pas quel genre de pressions, notamment auprès des politiciens, peuvent être exercées au Brésil: ce pays a une tradition démocratique plus faible que celle de la Suisse.
Le Parc des Eaux de São Lourenço
Vous dites que les faits de 2004 viennent de s'éclairer...
Au début de 2004, j'annonçais à Attac et à l'espionne inclue dans notre liste d'adresses que je viendrais en Suisse pour le Public Eye et l'Open Forum, événements organisés en parallèle au Forum économique mondial de Davos. J'ai sollicité, en vain, un entretien avec Nestlé. Mais à l'Open Forum, j'ai pu m'adresser à Peter Brabeck (ancien directeur général de Nestlé, ndlr). Comme il avait été renseigné, il savait que je serais là. Il était préparé. Il a alors annoncé cette nouvelle inattendue: l'usine de São Lourenço, située dans le parc d'eau que je défends, serait fermée et le pompage cesserait. En même temps, avec une parfaite synchronisation qui n'aurait pas pu avoir lieu sans les informations de l'espionne, Nestlé établissait des contacts avec le gouvernement de l'Etat de Minas Gerais, où se trouve São Lourenço. Nestlé a conclu un «gentlemen's agreement» pour y rester. Le jour où la presse suisse racontait notre «victoire», l'Etat du Minas Gerais annonçait un accord avec Nestlé: la multinationale s'était racheté le droit de rester...
Pourquoi le groupe Nestlé userait-il d'une telle stratégie?
La presse suisse avait passablement médiatisé le cas du Brésil. La multinationale déteste cette visibilité que lui confèrent les médias quand ils la critiquent. Nestlé subissait une sorte de pression de la part des églises nous soutenant et de la presse. Annoncer que le cas était résolu ferait taire tout le monde.
Fontaine dans le Parc des Eaux. Photo Gil
Le soutien de certaines églises dérange-t-il Nestlé?
Oui. Quand les critiques proviennent d'ONG cataloguées à gauche, Nestlé est habituée à riposter. Mais les remarques des églises ont un poids différent. Nestlé ne peut y répliquer de la même façon. Les diverses églises de Suisse qui épaulent notre lutte contre la privatisation de l'eau, dont l'Eglise réformée de Berne ont émis des critiques. A mesure que ces remarques se multipliaient, je devenais une cible plus importante pour Nestlé.
Comment percevez-vous les réactions suscitées par l'affaire?
Le manque de réactions fortes face à ce scandale est un scandale en soi! Un débat public devrait absolument avoir lieu. Que font les politiciens? Une réponse très sévère à l'attitude de Nestlé est nécessaire. Ce genre de pratiques est à bannir définitivement: quand cela commence, on se retrouve dans une zone trouble et dangereuse.
Craignez-vous votre retour au Brésil?
La lecture des rapports et le fait que la multinationale se donne le droit de poursuivre de telles opérations si elle se sent menacée m'inquiètent. Jusqu'à quel niveau suis-je surveillé dans mon pays? Je ne me sens pas en sécurité. Une limite a été franchie. C'est très grave: en Amérique latine, nous savons où ce type d'espionnage conduit! En l'occurrence, il me semble qu'un citoyen suisse ne peut être menacé physiquement. Mais il n'en va pas de même en Colombie et au Brésil.