mercredi 10 février 2010

Cuba, matière à réflexion

par Santiago Alba Rico, Carlos Fernández Liria, Belén  Gopegui, Pascual Serrano, 30/1/2010. Traduit par  Armando García, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les temps sont propices à la réflexion en matière économique. Après quelques décennies de prédominance néolibérale parrainée par l'École de Chicago, l'économie mondiale se trouve face à une crise aux conséquences imprévisibles, mais en tout cas très graves. Le moins que l'on puisse demander à l'esprit scientifique est de changer les paradigmes, renverser les preuves, réagir, en somme, devant cette faillite intellectuelle qui a empêché de diagnostiquer et de prévoir la catastrophe qui s'approchait. Est-ce que c’est ce qu’on est en train de faire ?
Nous avons connu différentes versions plus ou moins destructives du capitalisme -comme du socialisme. Mais il y a quelque chose, en ce qui concerne la logique interne qui distingue l'une de l'autre, qui devrait aujourd'hui nous intéresser vivement. Le socialisme peut cesser de croître, le capitalisme non. Le socialisme peut ralentir sa marche, le capitalisme non.
Prenons l'exemple de Cuba. Avec l'effondrement de l'URSS, Cuba a soudain perdu 85% de son commerce extérieur. Son produit intérieur brut a diminué rien moins que de 33% en chiffres absolus. On peut se faire une idée de la catastrophe si on pense qu'en Europe nous nous mettons à trembler à la perspective de perdre un point de la croissance prévue. Et à cela s'est joint un durcissement du blocus usaméricain. Pourtant à Cuba les gens ne sont pas morts de faim, ne sont pas devenus misérables, n'ont perdu ni leur éducation, ni leur sécurité sociale, ni non plus leur dignité. Ils ont certes galéré, mais ils n'ont pas été confrontés à la fin du monde comme cela serait produit avec de semblables indicateurs dans les pays capitalistes.

Au milieu de la secousse actuelle, alors que le capitalisme sème des cadavres en Afrique et détruit des postes de travail en Espagne, qu'il érode irrémédiablement les conditions d'habitabilité du foyer humain, que pour cela il doit en même temps recourir au lubrifiant des maffias, à la stimulation des intégrismes religieux, à la restriction des droits du travail et à la réduction des libertés, en ce moment tous les regards sont en effet dirigés vers Cuba… mais pour la condamner et la harceler. Pourquoi ? Que s'y passe-t-il ? Le record de morts par jour ? Au Mexique. Celui des assassinats de syndicalistes et de journalistes ? En Colombie. Celui des pogroms racistes contre des immigrants ? En Italie. Homophobie ? En Pologne. Xénophobie institutionnalisée et lois raciales ? En Israël. Fanatisme religieux et machisme criminel ? En Arabie Saoudite. Contrôle des communications, suspension de l'habeas corpus[1], torture, kidnappings, meurtres de civils ? Aux USA. Mauvais traitement des prisonniers, journalistes et intellectuels inculpés, journaux censurés, corruption galopante, immigrants en centres d'internement ? En Espagne.
Bon, admettons que, dans ce tableau dantesque, Cuba est à peine un « moindre mal ». Celui qui prête autant d'attention, depuis l'Europe et l'Espagne, au pays avec le moins de problèmes de la planète - comme l'a fait le député Luis Yáñez (Publico, 9-1-10) - démontre largement qu'en tout cas  ce n'est pas ce qui est mauvais à Cuba qui est censuré, mais plutôt ce qui, à Cuba, s'oppose à cette logique dantesque et ses effets -c'est-à-dire, ce qu'il y a précisément de bon.
Les économistes Jacques Bidet et Gérard Duménil rappellent que ce qui a sauvé le capitalisme dans les premières décennies du siècle passé, ce fut l'organisation ; c'est-à-dire, la même planification que les libéraux identifient, horrifiés, au socialisme. Des gouvernements et des institutions ont planifié sans arrêt, comme ils continuent à le faire maintenant -bien qu'ils l'aient fait pour conserver et augmenter les bénéfices, et non pour préserver la vie et augmenter le bien-être humain. Mais la planification est déjà, comme voulait Marx, un fait. Il suffit seulement de la changer de signe. Durant les 60 dernières années, la minorité organisée qui gère le capitalisme mondial s'est vue soutenue, à une échelle sans précédent, par toute une série d'institutions internationales (le FMI, la Banque Mondiale, l'OMC, le G-8, le G-20 etc.) qui ont conçu en toute liberté et appliqué, malgré  tous les obstacles, des politiques de libéralisation et de privatisation de l'économie mondiale. Le résultat saute aux yeux.

Et si nous planifiions à l'inverse ? Et si nous prêtions un peu d'attention positive à Cuba ? Cela, nous ne l'avons pas encore essayé, mais ce que nous devinons actuellement est plutôt porteur d’espérance : à partir d'un passé similaire de colonialisme et de sous-développement, le socialisme a fait beaucoup plus pour Cuba que le capitalisme pour Haïti ou le Congo. Que se passerait-il si l'ONU décidait d'appliquer sa charte des Droits de l'Homme et des Droits Sociaux ? Si la FAO était dirigée par un socialiste cubain ? Si le modèle d'échange commercial était l'ALBA[2] et non l'OMC ? Si la Banque du Sud était aussi puissante que le FMI ? Si toutes les institutions internationales imposaient aux capitalistes rebelles des programmes d'ajustement structurel orientés vers l’augmentation des dépenses publiques, la nationalisation des ressources de base et la protection des droits sociaux et du travail ? Si six banques centrales d'États puissants intervenaient massivement pour garantir les avantages du socialisme menacés par un cyclone ?

Nous pouvons dire que la minorité organisée qui gère le capitalisme ne le permettra pas, mais nous ne pouvons pas dire que cela ne fonctionnerait pas. Selon une récente enquête de GlobeSpan, la majorité qui en souffre (jusqu'à 74%) mise déjà sur autre chose.

Dans son article, le député Yáñez disait aimer Cuba. C'est pourquoi il lui souhaitait le meilleur : s'intégrer au capitalisme, juste quand celui-ci a démontré son échec et son incompatibilité, à la fois avec le bien-être humain, la démocratie, la dignité matérielle et le droit. Nous, nous n'aimons  pas Cuba : nous respectons ses hommes et ses femmes pour ce qu'ils ont fait et continuent à faire. Peut-être que cela rassure-t-il Yáñez de penser à la Colombie ou à l'Arabie Saoudite. Nous, cela nous rassure de penser à Cuba, cette île où même les limites, les problèmes et les erreurs de la Révolution soulignent de manière inflexible, depuis 51 années, la possibilité historique d'un dépassement du capitalisme et d'une alternative à la barbarie.


[1]    L’ordonnance, bref ou mandat d'habeas corpus (en anglais writ of habeas corpus), plus exactement habeas corpus ad subjiciendum et recipiendum, énonce une liberté fondamentale, celle de ne pas être emprisonné sans jugement. En vertu de cette loi, toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi elle est arrêtée et de quoi elle est accusée. Ensuite, elle doit être libérée sous caution, puis amenée dans les trois jours qui suivent devant un juge. (Wikipedia)
[2]               L'Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique - Traité de commerce des Peuples (ALBA - TCP) (« Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América - Tratado de Comercio de los Pueblos » en espagnol) est une organisation politique, sociale et économique pour promouvoir la coopération dans ces domaines entre les pays socialistes d'Amérique latine et des Caraïbes : Cuba, Venezuela, Bolivie, Nicaragua, Equateur, Dominique, Saint Vincent et les Grenadines, Antigua-et-Barbuda. Le Honduras, qui en faisait partie, en est sortie en janvier 2010 suite au coup d'Etat militaire. (Wikipedia)

Illustration de Mikel Casal

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