par Gilbert Naccache, Tunis, le 27 août 2011
Dans tous les États « normaux », la séparation entre l’État, siège et gérant du pouvoir, et la société civile, lieu de toutes les actions organisées des citoyens, est en apparence tout à fait nette. En réalité, les choses sont un peu plus complexe : même chez les tenants des théories politiques classiques, l’État est le lieu de la gestion du pouvoir, gestion administrative, politique, judiciaire et militaire (armée et police), il est donc le lieu de la contrainte, il rassemble en lui toutes les armes de la contrainte et les justifications de l’exercice de cette contrainte, la nécessité pour tous de respecter les lois…
Dans ce type de théorie, la société civile, au contraire, agit dans le cadre de la légalité, et même s’il lui arrive de contester tel ou tel acte du pouvoir, elle adhère librement aux valeurs, principes, à la morale dominante, elle est donc le vecteur de la domination idéologique de l’État sur la société. Le couple contrainte-hégémonie idéologique est présent dans les sociétés au fonctionnement « normal » et distribué entre état et société civile. Dans la théorie marxiste, et plus précisément gramscienne, l’État est l’instrument de domination d’une classe (personnifiée par son « groupe dirigeant et dominant ») sur les autres classes de la société. Il est le lieu de la contrainte, tandis que la société civile, dépositaire de l’idéologie dominante, assure l’hégémonie idéologique de ce groupe. C’est dans cette mesure que Gramsci dit qu’au fond, elle est aussi l’État.
Dans la plupart des révolutions, la transformation se fait sous la direction d’un groupe dirigeant et dominant qui va, en même temps qu’il prend possession de l’appareil d’État, s’efforcer de « généraliser son type de civilisation », comme dit Gramsci, c’est-à-dire son idéologie. La société civile ne crée pas son idéologie propre, elle est trop disparate, ses intérêts sont trop divers pour qu’elle puisse se considérer comme une seule classe ; elle est alors le dépositaire de l’idéologie du groupe dirigeant et dominant de la classe au pouvoir, elle devient le lieu de l’hégémonie idéologique de cette nouvelle classe dominante.
Mais qu’en est-il lorsque, comme dans le cas de la révolution tunisienne, la rupture avec l’ancien régime a eu lieu sans direction politique, c’est-à-dire sans groupe dirigeant et dominant, représentant une classe qui aspire au pouvoir ou/et a un rôle dirigeant à jouer dans la société ? L’absence de tous les partis politiques dans la révolution, leur incapacité à en prendre la direction par la suite, à lui proposer des perspectives allant dans le sens des aspirations des forces révolutionnaires, à seulement réfléchir à des méthodes pour concrétiser les slogans qu’ils brandissent, et surtout l’absence de toute idéologie claire et cohérente, tout cela confirme que ces partis politiques ne représentent pas un groupe dirigeant et dominant, encore moins une classe ou une fraction de classe sociale porteuse d’un avenir économique et social, et donc destinée au pouvoir politique.
La société civile est dans la situation suivante : elle doit produire un corpus qui s’apparente plus ou moins à une idéologie, mais en est incapable, car les disparités en son sein sont trop importantes. Que reste-t-il dès lors ? La seule possibilité pour continuer la révolution est qu’une fraction de la société civile élabore, non pas une idéologie, mais un ensemble de principes garantissant les droits de tous dans une vie en commun. Cela tombe bien : la révolution avait obtenu que soit suspendue la constitution de l’ancien régime et que des représentants du peuple, réunis en Assemblée constituante, rédigent une nouvelle constitution, base de la vie en commun des Tunisiens et de leurs rapports avec l’État.
Cette constitution, si elle est conforme au projet qui se dégage de la révolution, sera le corps de principes communs, non seulement à la société civile, mais à tous les Tunisiens. Cela sera un événement totalement nouveau, et qui bouleversera toutes les idées politiques : une société où la société civile ne sera plus le porte-parole idéologique d’une classe dominante, mais l’inspiratrice d’un véritable contrat social, que tout le monde devra respecter et à l’intérieur duquel devront être négociés toutes les divergences d’intérêts et tous les conflits de la société.
Si cela se produit, les 350 militants de la société civile qui, à Mahdia, se sont réunis à l’appel de quatre associations pour les journées « Pensons notre constitution » où ils ont rédigé en commun les grands axes de la constitution dans leur formulation opérationnelle, ces militants auront joué un rôle historique, bien au-delà de leurs ambitions.
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