par Janan Abdu جنان عبده Traduit par Pedro da Nóbrega, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
La militante et chercheuse palestinienne Janan Abdu, qui vit à Haïfa, raconte ici un épisode récent de la détention de son mari Ameer Makhoul, détenu à la prison militaire israélienne de Gilboa, dans la Vallée du Jourdain, où il purge une peine de 9 ans de prison pour "espionnage" (un contact avec un militant du Hezbollah). Visitez la page Free Ameer Makhoul http://www.facebook.com/group.php?gid=119694878050988
La militante et chercheuse palestinienne Janan Abdu, qui vit à Haïfa, raconte ici un épisode récent de la détention de son mari Ameer Makhoul, détenu à la prison militaire israélienne de Gilboa, dans la Vallée du Jourdain, où il purge une peine de 9 ans de prison pour "espionnage" (un contact avec un militant du Hezbollah). Visitez la page Free Ameer Makhoul http://www.facebook.com/group.php?gid=119694878050988
- Ils t’ont donné une copie de la photo que je t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta lettre ? Elle n’est pas arrivée ?
- Non, je n’ai rien reçu.
Ameer Makhoul, directeur de l'Ittijah, Union des associations communautaires arabes qui regroupe les ONG palestiniennes en Israël |
Nous poursuivons notre conversation. Les questions restent en suspens dans nos esprits pendant que nous scrutons les aiguilles de l’horloge. Elles nous accaparent et volent de notre temps. Ensuite, sans nous prévenir, on nous annonce que nos quarante-cinq minutes se sont écoulées. Nous nous disons au revoir avant que le téléphone ne soit coupé et qu’il cesse de me transmettre sa voix de l’autre côté de la paroi de verre. Je me force à sortir de la salle de visite en essayant d’évacuer le désarroi de ces instants de séparation. Nous prenons date pour notre prochaine rencontre d’ici quinze jours.
Les quarante-cinq minutes sont donc épuisées. C’est le signal du déclenchement du compte à rebours jusqu’à la prochaine visite, avec tout ce que cela peut signifier, avec tout le désir que cela peut comporter. Nos vies tournent autour du rythme de nos rencontres toutes les deux semaines. Nous parlons de ce qui s’est passé avant ce dimanche et de ce qui doit se passer ensuite.
Les deux semaines sont passées. La première nous semble toujours aussi longue qu’ennuyeuse. Mais quand enfin elle s’achève et qu’arrive le dimanche du milieu, le temps nous paraît soudain voler jusqu’à ce que nous soyons enfin au dimanche suivant.
C’est alors que j’entame notre dialogue en lui demandant :
- Ils t’ont donné une copie de la photo que je t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta lettre ? Elle n’est pas arrivée ?
- J’ai la lettre mais pas la photo. J’ai aussi reçu la lettre n° 60 !
- Mais je t’ai envoyé la photo avec la lettre n° 59 ! Et je t’ai aussi depuis adressé la lettre n°61. Je pensais même que tu l’avais déjà reçue. C’est bizarre !
C’est vraiment étrange. Bien que cela coûte 5 fois plus cher que le courrier normal, j’avais pris soin de la lui envoyer par lettre recommandée pour m’assurer qu’elle arriverait intacte.
Nous sommes tous les deux très surpris. Mais très vite, des sujets plus importants occupent nos pensées. Notre amour, notre séparation, les campagnes de solidarité. Aussi tous ces menus détails du quotidien qui ont pris tant d’importance, surtout depuis que le seul contact avec lui se fait par l’intermédiaire des lettres que nous échangeons et le peu d’informations que nous arrivons à lui confier. Avec autant de ferveur que d’impatience, il savoure le moindre détail. Il déguste chaque mot et chaque geste afin de pouvoir, plus tard, quand il se retrouve seul dans sa cellule, s’en régaler encore une fois en les remémorant. Nous procédons de même sitôt rentrées à la maison.
Avant que ne s’achève notre rencontre et que les aiguilles de la montre aient dévoré ce qui nous reste de temps, j’attire encore son attention :
- N’oublie pas de réclamer la lettre. Tu leur diras : « Mon épouse m’a adressé une lettre recommandée avec la photo de la sandale. Elle l’a également transmise par fax comme l’avait suggéré le directeur du service pénitentiaire. Il lui a dit : ‘Si vous le voulez, envoyez une copie par fax. Vous avez le numéro, vous avez toujours la possibilité d’adresser un fax’ ».
Je dois avouer que, ce jour-là, je n’étais pas certaine du sens à donner aux paroles du directeur. Ne se payait-il pas ma tête ? Ou se doutait-il que je n’étais pas du genre à renoncer et que j’insisterais jusqu’à ce que j’obtienne une réponse ? Il m’arrivait de temps à autre d’envoyer des courriers aux fonctionnaires de la prison et aux représentants de l’autorité pénitentiaire relatifs à divers sujets concernant mon mari qui y est incarcéré. Mais j’ai appris à ne pas accorder trop d’importance à ce qu’ils pouvaient dire ou faire.
Chaque fois que notre rencontre s’achève, je dois me forcer avec mes filles à sortir de la salle de visite. Je procède de la sorte afin d’essayer d’évacuer la tension induite par la séparation, dans ces moments où la prison l’arrache à nos regards et qui sont pour nous tous les plus pénibles. Il disparaît alors à nos yeux pour encore deux semaines. Nous avons passé près de lui 45 minutes qui s’évaporent comme si elles n’avaient jamais existé. Ce sont assurément les instants les plus douloureux pour tous les prisonniers. Et au travers de cette vitre qui nous sépare, tous s’évertuent à grappiller quelques moments supplémentaires au-delà du temps imparti. Au travers de cette paroi de verre qui sépare les prisonniers de tous leurs proches restés à l’extérieur.
Et nous voilà songeant à lui obsessionnellement pendant les deux semaines suivantes. Nous questionnant sans cesse : Comment va-t-il ? Que peut-il éprouver ? À quoi pense-t-il ? Que fait-il ? Et ce n’est que quand arrivent ses lettres deux fois par semaine que nous parvenons à connaître quelques bribes de sa vie dans la prison. Je lis sa lettre une, deux, trois fois et la relis encore jusqu’à ce que nous puissions nous voir à nouveau ou qu’arrive une autre de ses lettres.
Quelques jours après notre entrevue, un de ses lettres est arrivée. Par ses propos, je l’ai senti déterminé à savoir par tous les moyens ce qu’il était advenu de la photo de la sandale. Ils lui auraient apparemment répondu de la façon suivante :
- En effet, nous avons bien reçu de votre épouse un fax avec une photo. Mais comme elle était sombre et de mauvaise qualité, nous l’avons déchirée et mise à la poubelle.
- Mais qu’est-il advenu alors de la photo envoyée par lettre recommandée ?
- Elle ne nous est jamais parvenue !
- Mais enfin ma femme l’a envoyé par courrier recommandé !
- Nous ne l’avons pas vue.
- Mais c’était une lettre recommandée. Et j’ai bien reçu sa lettre suivante !
- Nous n’en avons pas trace !
Finalement, au bout de deux heures, ils ont fini par retrouver la photo de la sandale. “Pas croyable”, m’a-t-il dit. Je n’en pensais pas moins.
Après donc plus d’un mois et demi d’attente, j’ai enfin pu m’enquérir de cette sandale dont je lui avais envoyé la photo. L’été est étouffant. Il n’arrive pas, il écrase. Et dans la prison de Gilboa, en pleine vallée du Jourdain, la chaleur atteint des sommets de températures inimaginables. Elle suinte du corps même des prisonniers politiques. S’appuyer contre les murs n’est d’aucun secours, cela ne fait qu’amplifier la chaleur.
Il existe ainsi une histoire pour la sandale, comme il en existe une autre concernant la demande d’analyse de sang qu’il a présentée. Comme il y en a une relative à la carte postale que lui avait adressée notre fille Hind lorsqu’elle se trouvait en Espagne et qui n’est jamais arrivée, même après son retour. Ainsi qu’une autre histoire sur l’organisation des visites des familles toutes les deux semaines.
Dans la prison où il se trouve, le moindre des sujets, la question la plus banale qui ne devrait mériter aucune attention particulière, entraîne une succession effrayante de tracasseries qui peuvent ainsi durer des jours et des semaines. Chaque chose la plus simple qui soit se transforme en histoire qui peut traîner pendant des jours et des semaines. Cette situation est due au fait que la bureaucratie est utilisée comme un moyen de pression sur les prisonniers et leurs familles. Ils nous obligent à nous mobiliser pour des peccadilles. Dans la prison, les détails les plus insignifiants deviennent aussi urgents qu’importants. Nous dépensons un temps considérable et des trésors d’énergie pour tenter de résoudre des questions bureaucratiques au sein des prisons. Et c’est bien le but recherché par cette situation, afin de nous garder éloignés de sujets bien plus essentiels comme nos revendications politiques. Mais, bien que nous soyons conscients de ce fait, nous sommes contrains de nous plier devant le système bureaucratique parce qu’il affecte directement la vie quotidienne des prisonniers.
L’histoire de la sandale ? Voici la version courte. Mon mari m’avait demandé dans sa dernière missive de lui apporter un catalogue de sandales d’une boutique de Haïfa lors de notre prochaine rencontre. Le magasin de la prison n’avait pas sa taille, elles étaient toutes trop grandes. Ils lui ont dit de me demander d’apporter le catalogue afin de permettre au fournisseur dument agréé par la prison de procéder à la commande. Car les familles ne sont pas autorisées à amener des sandales ou des chaussures aux prisonniers politiques. Seule l’administration pénitentiaire a le droit d’effectuer des achats, par le biais d’une commission qui se sert pour les régler des dépôts mensuels réalisés par les familles sur les comptes des prisonniers qui sont sous contrôle de la prison. Des comptes dont elle déduit bien sûr des commissions qui lui reviennent ainsi que celles qu’elle reverse à la compagnie de messagerie qui se charge des transferts d’argent.
Afin d’obtenir ce catalogue, je me suis rendue expressément à la boutique où Ameer aimait acheter ses sandales. Le propriétaire du magasin ne disposait pas de catalogue comportant les modèles en vente. C’est alors, en y réfléchissant, que m’est venue l’idée de prendre avec mon téléphone portable une photo de la sandale. Je l’ai donc photographié de face et de côté et suis rentrée à la maison.
J’ai ensuite passé des heures pour pouvoir télécharger le programme adéquat me permettant de connecter mon téléphone portable avec mon ordinateur afin de transférer les fichiers correspondants. Finalement, alors que j’étais proche de renoncer, j’ai réussi à transférer les images sur mon ordinateur. Il m’a fallu après les copier sur un CD et aller à la boutique d’Hatem pour pouvoir les imprimer. Il me restait encore à me rendre au bureau de poste, y faire une longue queue afin de les envoyer au plus vite à mon mari. Et pour m’assurer que cela lui arriverait dans les meilleurs délais, j’ai envoyé une photo par fax et en ai jointe une au courrier que je lui adressais. Je suis donc allée à la papeterie d’Elías pour envoyer le fax de là-bas. Une fois tout ça terminé, un sentiment de réussite m’a envahie. J’avais triomphé de l’oppression et j’en étais toute ragaillardie. Je n’avais donc pas la moindre idée de ce qu’il avait pu advenir de la photo ni si Ameer avait pu acheter les sandales jusqu’au jour de notre rencontré où je lui ai demandé :
- Ils t’ont donné une copie de la photo que je t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta lettre ? Elle n’est pas arrivée ?
- Non, je n’ai rien reçu.
- Photos de la prison militaire de Gilboa par Simone Manzo, Nazca Pictures
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire