par Cristina Morini. Traduit par Francesca Martinez Tagliavia, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
Essayiste, diplômée d’histoire des idées politiques (Università degli Studi, Milan) et journaliste professionnelle au sein du plus grand groupe de presse italien, Rcs Periodici (qui publie le Corriere della Sera). Elle mène depuis de nombreuses années des enquêtes sociologiques sur les conditions de travail des femmes et les processus de transformation du travail. Elle participe aux mouvements de précaires et de migrants et contribue à l’organisation de l’EuroMayday. Elle fait partie du Basic Income Network (Réseau pour un revenu citoyen) et d’Uninomade.
Auteure de :
La serva serve. Le nuove forzate del lavoro domestico, 2001
Per amore o per forza. Femminilizzazione del lavoro e biopolitiche del corpo, 2010
L’étymologie du terme crise renvoie à un moment qui sépare une certaine manière d’être d’une autre, complètement différente. Nous sommes dans cette phase. Ce que nous sommes en train de traverser, aussi complexe et difficile que cela puisse être, peut se révéler utile pour nous secouer d’une certaine apathie, d’une sorte d’envoûtement, qui n’a duré que trop longtemps.
Bien que cela n’apparaisse pas encore, la crise nous aiguillonne inexorablement à nous secouer et à nous réveiller, elle nous oblige à entrer dans une dimension différente. Elle peut, en somme, fonctionner comme un stimulus pour rééxaminer nos vies, pour remettre en discussion tout notre rapport aux structures économiques et au travail. La décomposition de maintes certitudes apparentes détermine maintenant un effort de critique radicale inventive. On peut enfin recommencer à re-penser la transformation sociale.
Le point de vue féministe
La « portée différente » des femmes n’a pas en soi déclenché (mais l'aurait-elle jamais pu, dans un"Je ne suis pas à vendre" |
La perte de puissance du féminin n’a pas lieu à travers son exclusion de l’espace public – comme cela est advenu dans le passé – mis en oeuvre par le biais d’une nette division sexuelle du travail, mais au contraire, à travers une progressive féminisation de la société, qui se traduit par l’absorption du potentiel subversif de la différence. Le biocapitalisme n’élimine pas l’altérité, mais l’assimile en obtenant, par là, son intégration, ce qui signifie aussi sa négation. Sur le front opposé, se joue aussi la féminisation du masculin instituée par les processus productifs en place. Celle-ci est stimulée par les mêmes éléments prototypiques (culturels) convoqués et mis en place par le processus de féminisation: précarité, affectivité, corporéité.
La féminisation a signifié une accentuation du plus haut distillat stéréotypique de la féminité. Le travail évoque et renforce - en les attirant de son côté et en les valorisant - les qualités historiquement attribuées aux femmes, à l’intérieur d’une « nature » présumée telle (le facteur F, comme on appelle aujourd’hui ce complexe de caractéristiques). Ainsi, et avant tout : qu’est-ce qui est naturel et qu’est-ce qui est artificiel ? Cette dichotomie ne nous dit plus rien depuis longtemps. Des formes vivantes extraordinaires et parfaites sont entièrement construites en laboratoire. Voilà un passage déterminant, redéfinissant à la base les frontières entre le biologique et l’artificiel, et qui aura des conséquences sur le concept même de « vivant ».
Dans la précarité, émergent incontestablement le « sentir » et le « corps ». Cela ne signifie pas que « le biologique » est à considérer désormais comme une espèce de différence intrinsèque, mais plutôt que les histoires personnelles assument une valeur pour le processus productif et que le corps en devient un « agent », doué comme il l’est, de conscience sociale et culturelle.
Tout ceci saccomplit dans un cadre où les frontières entre production et reproduction se sont dissoutes, et qui mobilise ainsi et justifie d’autant plus la nécessité du recours aux caractéristiques émotionnelles, corporelles et relationnelles du sujet. Dans cette phase, la reproduction sociale est probablement ce qui intéresse le plus le biocapitalisme, il suffit de penser aux processus coopératifs activés par les réseaux sociaux ou bien aux processus de développement progressif-collectif(algorithmique) de la connaissance, favorisés par les nouvelles technologies.
Féminisation, précarisation, transition, intermittence, mixité, mobilité, altérité, voyage : tous ces concepts, tous ces nouveaux mots que nous retrouvons dans le travail se prêtent à la description de la condition précaire et à la désarticulation (ce qui ne signifie pas l’effacement) des catégories de classe ou de genre. Ce n’est pas un hasard si le féminisme postmoderne naît de la féconde enquête déclenchée par les identités fracturées de la société moderne, dont il faut solliciter la capacité à établir des alliances et à instaurer une solidarité réciproque, par opposition à une idée présumée, universelle et essentialiste d’humanité tout court.
A LOUER Amante avec projet |
Aujourd’hui, le passage de la subsomption réelle à la subsomption totale du travail sous le capital n’a pas besoin d’être imposé brutalement, mais de credo. Ce passage a besoin de foi, d’enthousiasme, de confiance. L’émancipation féminine par le travail – moment important, décisif, pas encore totalement accompli par les femmes – n’a pas signifié une libération. Peut-être le féminisme occidental a-t-il, à partir d’un certain moment , négligé de souligner que nous nous trouvons dans un système capitaliste de production basé sur l’inégalité. Le privilège des happy few n’a pas signifié la liberté de toutes. Récupéronsdonc le point de vue féministe duquel parle Sandra Harding, qui part de la lecture marxiste du rapport maître/esclave de Hegel, pour retrouver tout le potentiel de transformation politique et social, toute la radicalité du féminisme.
« Choisir » le point de vue des femmes (se situer et faire un diagnostic), cela signifie que l’expérience devient une méthode du discours, lequel ne peut jamais être totalement contraint par les relations de pouvoir. Le lien étroit avec la connaissance tacite toujours ancrée dans la vie réelle, matérielle, quotidienne rend spécial le point de vue des femmes et, surtout, il leur donne la capacité de comprendre toujours, jusqu’au fond, la relation connaissance/pouvoir. Voilà : c’est l’expérience matérielle de la vie précaire, aujourd’hui, qui doit être écoutée et comprise, transformée en puissance. Et (ce n’est pas un paradoxe) les points de suture doivent être retrouvés justement à partir de la conscience, désormais acquise, de la diversité et de la fragmentation.
Le corps machine
Faisant levier sur le besoin d’autonomie, de visibilité, sur un socle de capacités des femmes inexprimées-réprimées dans le système patriarcal, le capitalisme a tourné son attention vers le monde féminin, au moment où l’on rentrait dans un nouveau paradigme productif basé sur l’individualisation et sur les qualités subjectives. L’entrée acclamée des différences à l’intérieur de la production a comporté une crise de la mesure dans le passage de l’ère de la quantité (le fordisme, où les temps et les pièces étaient mesurables) à l’ère de la qualité (le capitalisme cognitif, où l’apport est subjectif, lié à des savoirs et à des expériences singulières). On assiste alors à une intensification de l’exploitation, car la « machine » est directement incorporée dans l’individu (elle est l’individu même).
Que se passe-t-il alors si nous introduisons le désir à l’intérieur de l’échange entre capital et travail ? L’expérience nous dit que la vie, aujourd’hui, se qualifie et assume une identité et une reconnaissabilité sociale seulement à l’intérieur d’une dynamique d’utilité/dépense économique immédiate. Les dynamiques de subjectivation induites ne cherchent pas à résister mais plutôt à supprimer le dualisme capital-travail, en incorporant (littéralement) le travail, en désirant que tout cela s’accomplisse. Le travail se restructure, subsumé dans le dispositif biopolitique sous la forme d’entreprise individuelle (précaire) : le pouvoir a assumé la capacité de capter et de mettre au travail la subjectivité, la différence, il tente de s’approprier la reproduction. De ce point de vue, il est juste de se poser aussi la question de savoir ce qu’on entend par compétences relationnelles, qui sont un des fondements qualitatifs du capitalisme cognitif. Peut-être entend-on toujours plus, par là, cette dimension fusionnelle que l’on avait dans le privé, qui est aujourd’hui exportée dans le travail, à l’extérieur, et qui, encore une fois, conditionne les femmes. Elle est fonctionnelle des formes de gouvernement contemporain. Non seulement entre les murs domestiques, mais éparpillées dans la société.
Le modèle du soin devient alors une stratégie de gouvernement de la complexité et, simultanément, d’atténuation des conflictualités. Le monde de significations que le terme soin suggère constitue bel et bien un modèle comportemental, une éthique, justement, que l’on prétend transférer dans la production. Le modèle du travail du soin est le plus fort parmi ceux qui sont disponibles pour « obtenir l’âme », c’est donc le modèle le plus efficace auquel se référer quand les éléments relationnels ou linguistiques – qui conjuguent ensemble la rationalité, l’affectivité et la corporéité – deviennent absolument fondamentaux dans la constitution de la nouvelle productivité. Si bien que l’on assiste à la généralisation du code du soin, dont la syntaxe peut sortir des maisons et se proposer au monde, qu’on peut appliquer au travail dit « productif », à la politique, au gouvernement des choses. Evidemment, ce passage se prête à la remise en discussion du concept même de soin, pour le déconstruire d’une part et pour le réactualiser, de l’autre, comme nous essayerons, enfin, de le faire.
Dans cette perspective, le livre de Christian Marazzi, La place des chaussettes a déjà parfaitement cueilli le paradoxe du soi-disant non-travail des femmes. En substance, “l’asymétrie du pouvoir” existant entre les hommes et les femmes amène ces dernières – de l’intérieur du privé de la maison, exclues qu’elles sont de toute catégorie de “citoyenneté” consentie par l’espace public – à prendre en charge des problèmes les plus minutieux du partenaire, en l’absence de toute formalisation de leur rôle. Aujourd’hui, avec la généralisation de la précarité, où il n’y a plus de “droit sociaux protégés par des normes juridiques solides et durables” et où tous apprennent à faire attention à l’endroit où se trouvent “les chaussettes”, en entendant par là un symbole de “dévouement et affect” qui échappe aux frontières de la “famille” et entre dans l’ “usine”. La catégorie dite du « non-travail » (toutes ces activités qui ne produisaient pas de valeur d’échange) dans la dissolution des garanties du monde du travail, se dilate énormement. Dans la précarité, la contradiction entre travail et non-travail perd de sa signification. Elle contient en elle le passage de la réduction quantitative du travail salarié à la mutation qualitative de l’activité pratique du travail.
Produire, ce n’est pas créer
Au cours de ces dernières années, je me suis occupée du thème de la précarité, de diverses manières, par des enquêtes et des narrations qui visaient surtout à en définir les contours, autrement dit comment la précarité était vécue par les sujets. Ce qu’il me semble intéressant de chercher à connaître maintenant est l’effet éventuellement “transformateur” du travail précaire sur le sujet, sa capacité de modification tendancielle de l’être humain et de sa manière d’exister et de sentir – une modification anthropologique. Celle-ci se réalise à partir du bouleversement des catégories de temps et d’espace, à travers les nouveaux mécanismes de valorisation du biocapitalisme (tout a assumé une valeur d’échange) et à travers les mécanismes de contrôle social sur la vie (biopolitique). Je me réfère, évidemment, aux indispensables analyses de Michel Foucault : après une première prise de pouvoir sur le corps qui s’est réalisée à travers les technologies disciplinaires du travail et qui s’est effectuée selon l’individualisation, nous avons une deuxième prise de pouvoir qui procède dans le sens de la massification, de l’omniprésence et de l’absolutisation de l’économique comme reflet de la centralité qu’a assumé le facteur language, en sens large. A partir de cette prémisse, se présentent certains types de problèmes qu’il serait important de prendre en considération pour nous clarifier nous-mêmes et pour inventer, à partir de là, des formes de résistance adéquates.
En premier lieu, le problème de la séparation des catégories de la création et de la production. Celles-ci sont souvent utilisées – à mon avis – de manière trop abstraite, quand elles ne le sont pas de manière délibérément idéologique. Les sujets eux-mêmes doivent réfléchir attentivement au sujet de la perception concrète de ce que cela signifie de produire et/ou de reproduire et/ou de créer et/ou de générer et/ou d’inventer, aujourd’hui. Qu’est-ce que cela veut dire, que veulent dire ces concepts, dans la réalité contemporaine ? Comment pouvons-nous comprendre et faire comprendre où sont générées (et comment, sous quelles formes ? Vieilles, inchangées, connues, ou bien nouvelles ?) l’exploitation, la réification, l’aliénation, la pathologie, dans le travail, aujourd’hui ? Et vicerversa, justement, où se trouvent, où se situent l’invention, la création, l’action ? Les deux champs ont-ils tendance à se souder, avec la complicité des besoins, des impositions et des fascinations du travail contemporain ? Et si oui, comment ? De quelle manière ?
Le deuxième aspect concerne la nouvelle composition du travail. Entendre parler de travail cognitif, de travail immatériel, de travailleuses et de travailleurs de la connaissance (et là aussi avec de grandes difficultés de définition, il faudrait vraiment nous doter d’un glossaire commun) génère encore des perplexités, parfois des surprises. Le travailleur de la connaissance lui-même a, parfois, par moments, des difficultés à se reconnaître lui-même, à s’objectiver dans la nouvelle condition de généralisation de la précarité; il applique ailleurs certains prérequis mais il ne s’identifie pas, il observe le contexte, mais sans se voir lui-même. Effectivement, je considère que c’est là l’un des effets pervers générés par l’introduction du désir dans le rapport capital/travail. Je pense alors qu’il serait nécessaire d’effectuer un processus radical de dés-individualisation du sujet contemporain – qui est cible, vecteur et en même temps agent des rapports de pouvoir. Devenir no collar1 : les enquêtes de Andrew Ross peuvent nous aider. La dés-individualisation est d’autant plus nécessaire et importante à l’intérieur d’une dimension du travail qui prétend, contre tout bon sens, un processus d’identification totale. Le but est, avant tout, de prendre nos distances par rapport à cette identité et de refuser ce qui nous est imposé d’être (comme cela a été le cas pour les femmes, comme le féminisme l’enseigne). Le devenir sujet n’est-il peut-être pas l’objectif de cette première phase, à l’intérieur d’une mutation substantielle de paradigme ?
Je voudrais clarifier, toutefois, que le fait de mettre l’accent sur cette partie de travailleuses et de travailleurs devenus paradigmatiques (de force et malgré eux, dans un système économique qui se fonde sur la connaissance et sur le langage) ne veut pas dire qu’on oublie le travail en usine (nul ne songe à le faire) ni les hiérarchies du travail au niveau mondial. Cela signifie uniquement ajouter au tableau une nouvelle contradiction du présent. Voici comment se raconte un groupe de traducteurs :
« Nous sommes dans la machine de l’édition. Fatigués d’être contactés à la dernière minute pour traduire des pages et des pages de textes répétitifs, un travail aux pièces compté en bytes d’un versant à l’autre des langues anglo-romanes. Fatigués d’attendre une pièce jointe électronique à transformer en feuillets de 2000 signes, à leur tour traduits en pain et beurre, loyer et factures (…) ».Le travailleur cognitif fait l’expérience de la déqualification et de la taylorisation du travail, dans l’effondrement de la valeur de la connaissance. Un demi-million de jeunes Italiens travaillent aujourd’hui gratuitement en stages. 50% des diplômés trouvent un travail (précaire) après un an. La moyenne du revenu perçu est d’environ mille euros bruts par mois. Le ministre Sacconi conseille aux jeunes filles et aux jeunes gens de prendre l’habitude de faire des travaux manuels et humbles. Le thème de l’ignorance, au beau milieu de la société de la connaissance, devient dans ce pays un thème décisif.
Il existe, ensuite, un troisième ordre de problèmes qui est celui de la reconfiguration du temps lié à la précarisation de la vie. Je reviens aux suggestions de Foucault : nous sommes peut-être en train de vivre, nous sommes en train de traverser quelque chose de plus grand que ce que nous imaginions ne serait- ce qu’il y a dix ans seulement, et pourtant nous parlions déjà, à l’époque, de “précarité structurelle”. La biopolitique a des conséquences pour le social, pour la résistance, pour l’échelle des priorités de l’existence plus dramatiques que celles que nous pouvons admettre. Nous nous trouvons face è une vraie révolution anthropologique (anthropogénétique) qui nous fait entrevoir l’horizon d’une hypothétique transformation de l’espèce. Que l’on pense à la fin de l’alternance des différents temps sociaux avec l’introduction d’une perception du temps dans laquelle le sentiment de suspension manque. L’effet, comme déjà signalé, est celui d’une subversion profonde du déroulement des faits sociaux (le temps de travail et le temps pour se retrouver, la nuit qui succède au jour et viceversa). La question qui émerge est importante et, arrivés à ce point, logique : comment vit-on le temps précaire, comment est-ce qu’on se le représente (ou pas), comment est-ce qu’on l’efface, est-il déjà devenu un unicum (travail) sur lequel on module un nouveau modèle de vie ? Le temps libre (le leasure time, où se situe aussi le temps de la politique) est complètement sacrifié, et ce n’est pas un hasard. Le temps du soin de nous-mêmes, le temps de la responsabilité, que deviennent-ils ? Nous sommes immergées dans la dimension de l’utilité et de la fonctionnalité. Le fondamentalisme de l’horreur économique, la prévalence de la valeur d’échange portent avec eux la chute de l’idée d’interdépendance entre les individus, en sollicitant uniquement notre Moi.
La dernière question que je me pose et que je vous pose concerne, par contre, l’agir et le ré-agir à partir de l’entrelacement possible entre subjectivité et luttes de “nature différente”. Je fais ici allusion au thème de la recomposition sociale. Nous nous trouvons face au noeud intéressant de la gestion politique d’un nouveau type de luttes non-identitaires mais stratégiquement orientées, au coup par coup, vers un objectif. Peut-il en être ainsi, et cela peut-il nous être utile ? Je me demande une fois de plus si dans le présent, pour avoir une nouvelle affirmation des singularités en lutte, il ne serait pas nécessaire (propédeutique) de déconstruire les identités auxquelles nous étions habituées dans le passé. Et si cette déconstruction ne pourrait pas, au lieu de nous appauvrir, ouvrir de nouvelles perspectives, beaucoup plus de potentialités de bouger et de lutter. Des alliances transversales et inédites, moins enfermées dans des frontières identitaires et autoréférentielles. Des luttes à projet, des luttes modulaires. À condition d’accepter de rentrer vraiment dans cette autre dimension, et d’arrêter de regarder seulement derrière nous, vers des modèles préconstitués qui ne reviendront plus.
Les formes actuelles de la politique représentent un modèle de gouvernance visant à faire sauter tout pacte possible entre les acteurs sociaux, toute forme d’assurance du travail. Nous assistons à un processus de spoliation progressive du travail cognitif et simultanément de disciplinarisation des désirs et des corps. On appelle les énergies dans l’entreprise, vers la réalisation de soi dans le travail. De plus, le travail – précaire – devient un objet imprenable, à convoiter, à dénicher, auquel se dédier entièrement. En dehors de ce mécanisme, il semble ne plus y avoir ni désir ni vitalité. Le développement économique se fonde sur le plaisir non vécu. La part maudite, comme Bataille l’a écrit, c’est l’excès de désir qui doit être sacrifié pour consentir au développement de l’économie. Pour cela aussi, une fois de plus, libérons le désir de ces cages qu’il s’est en partie autoinfligées.
Revenu ou, plutôt, commonfare
- Dans 3 jours, je m'casse - Résurrection ? - Non, fin de contrat |
Il faut forcer le passage le long de l’axe conceptuel du revenu qui représente la monnaie avec laquelle le précariat métropolitain devrait être payé, tout comme le salaire a représenté la forme de la distribution à l’ époque fordiste. Or, on ne comprend pas pourquoi les luttes pour les augmentations salariales seraient considérées bonnes et justes, tout comme celles en défense de l’État social et, par contre, le revenu d’existence serait un caprice utopiste. Ou bien, pourquoi il devrait enclencher des dérives consuméristes, hédonistes, éthiquement censurables. Pourquoi les augmentations salariales n’étaient-elles jamais interprétées ainsi ? Le revenu se présente comme la forme de rémunération d’un travail déjà effectué, au moment où la socialité/relation/coopération sont mis au travail.
Le travail non rémunéré (ce qui était vrai dans le passé pour le travail du soin) devient le paradigme de toute la production contemporaine – aujourd’hui, en effet, la valeur produite par le travail excède toujours la rémunération –,et seule une fraction de ce qui est réellement vendu est versée. La crise économique actuelle est aussi la crise de cette distribution manquée et la crise de la mesure du travail dans le présent.
Le revenu d’existence, accompagné par toute une série de services, est la base essentielle pour rééquilibrer l’issue du conflit – étant donné la difficulté à s’en prendre directement aux mécanismes de valorisation du capitalisme financier. Il s’agit de sortir de la vieille logique de la dépense sociale du Welfare State et de penser au revenu d’existence comme mesure alternative concrète à adopter de manière à recomposer, également, la fragmentation sociale, pour connecter les classes moyennes appauvries et toute l’aire du précariat en général. C’est un instrument qui prépare le renversement de la dynamique salariale etstimule de nouvelles formes d’organisation.
Certes, le revenu d’existence est un instrument. En tant que tel, il doit s’accompagner d’une transformation avant tout culturelle. C’est à ce propos – à propos d’un changement culturel -, que je dois une clarification sollicitée par l’intervention de Federica Giardini, concernant le terme soin que j’ai souvent utilisé dernièrement. Il devrait être clair que dans l'expérience des femmes, derrière (dans) le concept de soin se cachent également la sueur, la saleté, les larmes, l'amour et le sacrifice, l'ennui. Tout ne brille pas dans la pratique du soin. Il faut rappeler que le soin se réfère aussi à des expériences qui ne sont pas du tout chères aux femmes. Rôles imposés, constructions sociales, obligations, normes, « naturalités » pas du tout naturelles. Il sera donc nécessaire, dans le temps, de repenser complètement la terminologie dont nous disposons, avec tout ce qui s’ensuit. Les néologismes aident toujours à faire des pas en avant. Le mot soin fait partie, néanmoins, d’un outillage lexical qui est immédiatement identifiable, ayant l’avantage de fournir la reconnaissance instinctive d’une dimension refoulée, puis subjuguée par le productivisme et la logique de la marchandise, et qui a la possibilité de se poser immédiatement en-dehors, au-delà. Historiquement, le mot est plus lié à l’expérience féminine, mais il ne faut pas l’entendre comme une pratique confinée uniquement à ce domaine.
Le soin évoque cette inévitable dépendance des autres, qui nous pousse à construire la société, le monde. Je pense à la nécessité de nous réapproprier de la signification politique du soin. Dans l’Herméneutique du sujet, Foucault affronte le thème de la subjectivation, et met au centre l’exercice du souci de soi 2. La nouvelle généalogie des sujets devra donc, certainement, les libérer de certaines disciplines et de certaines identités, mais elle devra aussi reprendre le thème du souci de soi (responsabilité; un “je qui décide”) non pas comme un exercice solipsiste, mais en tant que pratique sociale. En ce sens, le souci de soi – ou le fait de prendre en charge le soin que les autres devraient prendre d’eux-mêmes – se transforme en une exhaltation des rapports sociaux. Cet élément est à la base de la construction du commun. Nous pourrions appeler ce soin pour le monde autrement, en le nommant donc tension vers le commun. Et qu’est-ce que le commun, sous cette lumière, sinon proprement le réseau infini des rapports humains denses de signification que nous connaissons et expérimentons ? Cette reproduction sociale, cette fatale coopération humaine qui nous soutient dans les actes infinis de notre existence, n’est-ce pas un bien commun à défendre, pour lequel combattre, comme l’eau ou la terre ? Ne doit-on pas en éviter la canalisation forcée vers la privatisation (marchandisation), qui signifie, en plus de son exploitation, aussi son affadissement ? Ne doit-on pas, au contraire, en libérer les potentiels, à travers le recours à des formes adéquates de commonfare? N’est-ce pas par là que passe la voie pour reconvertir le concept de citoyenneté, après un parcours voué à la redéfinition des identités, détachées du travail, ce qui veut dire aussi un retour à l’authenticité du sujet, à cet humain qui y est aujourd’hui englobé, subsumé, emprisonné ? La valeur d’échange doit se détacher de la valeur d’usage, la création doit être détachée de la production. Retrouver, par là, le trait commun (humain) de la reproduction sociale, du travail vivant, de la valeur d’usage. Mettre la reproduction sociale à l’abri des liens de la valorisation économique et de la fonctionnalité productive.
Est-il possible de parler de commun en tant que femmes, en entendant par commun cet espace public qui aujourd’hui – en dehors de la grammaire productiviste – est nié non seulement à nous, mais à tous (hommes et femmes ensemble) ? En s’appuyant sur la valeur – enfin explicite ! – de la reproduction pour viser autre chose. L’individualisation des rapports de travail oblige le sujet à faire prévaloir son propre “je” au détriment de toute dimension collective. La forte compétitivité qui caractérise le contexte contemporain incite chacun à l’initiative individuelle, « en lui ordonnant de devenir soi-même » (Ehrenberg, 1999), utilisant à cette fin, de manière laïque, chaque partie de lui-même, sans préjugés. La fin justifie les moyens et il n’est pas toujours facile de s’apercevoir qu’il s’agit, à y regarder de plus près, d’une nouvelle et paradoxale normativité : la responsabilité entière de nos vies se situe exclusivement en chacun de nous. L’idéologie de l’autoréalisation ébranle les fondements de l'idée de société et de collectivité (que j’appelle soin mais qui est commun), mise de côté au nom d'une stimulation narcissique, particulièrement accentuée par le capitalisme cognitif. « La personne doit devenir en soi une entreprise, elle doit devenir en elle-même, en tant que force de travail, un capital fixe qui doit être constamment reproduit » (Gorz, 2003) et auquel aucune contrainte ne peut être imposée de l’extérieur. Dans une certaine mesure, nous courons le risque d'assister à une « expropriation du monde » par le capitalisme, qui après avoir érodé l'espace politique, menace, en fin de compte, l'univers naturel tout entier.
Dans cette dimension, l'espace public assume la pleine signification politique de l'action collective qui donne la parole à l'excédent qui inévitablement s’y produit, résidu qui ne peut être éliminédes processus de captation du système sur le vivant. Les multiplicités sociales émergentes dans ce contexte doivent essayer de tracer un nouvel espace du politique. L’espace du commun.
* Extrait du livre Dire fare pensare il presente, sous la direction des laboratoires Verlan, Quodlibet, Macerata, 2011
Notes
1-No collar : littéralement “sans col”, terme désignant les précaires diplômés et qualifiés, par référence aux “blue collars” (cols bleus, travailleurs manuels) et aux “white collars” (cols blancs, employés de bureau). Voir le livre d’Andrew Ross, No-Collar: The Humane Workplace and Its Hidden Costs, résultat d’une enquête de seize mois sur deux entreprises de médias électroniques de la “Silicon Alley”à New York, ou comment le capitalisme a récupéré et intégré la contre-culture et la bohème [NdE]
2- « Souci de soi » se dit en italien « cura di sé » = « soin de soi ».[NdT]
1-No collar : littéralement “sans col”, terme désignant les précaires diplômés et qualifiés, par référence aux “blue collars” (cols bleus, travailleurs manuels) et aux “white collars” (cols blancs, employés de bureau). Voir le livre d’Andrew Ross, No-Collar: The Humane Workplace and Its Hidden Costs, résultat d’une enquête de seize mois sur deux entreprises de médias électroniques de la “Silicon Alley”à New York, ou comment le capitalisme a récupéré et intégré la contre-culture et la bohème [NdE]
2- « Souci de soi » se dit en italien « cura di sé » = « soin de soi ».[NdT]
"Précaires de tous les pays, conspirez !"
Bibliographie de référence
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