par Annamaria Rivera. Traduit par
Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي
Comme presque toujours quand il s'agit de pays majoritairement arabophones, les médias italiens se distinguent, à quelques exceptions près, par leur négligence et ignorance. Ils en ont fait preuve une nouvelle fois à l'occasion de l'assassinat politique de Chokri Belaïd, un avocat engagé dans la défense des droits humains, dirigeant politique sans poil sur la langue, franc-parler, figure charismatique de l'opposition tunisienne de gauche.
Comme presque toujours quand il s'agit de pays majoritairement arabophones, les médias italiens se distinguent, à quelques exceptions près, par leur négligence et ignorance. Ils en ont fait preuve une nouvelle fois à l'occasion de l'assassinat politique de Chokri Belaïd, un avocat engagé dans la défense des droits humains, dirigeant politique sans poil sur la langue, franc-parler, figure charismatique de l'opposition tunisienne de gauche.
Sur l'avenue Bourguiba de Tunis le 6 février 2013 (FETHI BELAID / AFP)
Dans un entrefilet venu d'on ne sait où, le 6 Février, comme un seul
homme, les journaux grand public, du Corriere della Sera à La
Repubblica, en passant par le Huffington Post et d'autres, ont décrit
Belaïd comme dirigeant politique de Nida Tounes, c'est-àdire le parti
néo-bourguibiste fondée par Béji Caïd Essebsi, trois fois ministre puis
président de la Chambre à l'époque de Bourguiba, et enfin chef du
deuxième gouvernement de transition post-révolution. Dans l'édition en
ligne de du même 6 février, La Repubblica a défini Belaid non seulement
comme le principal dirigeant de Nida Tounes, mais aussi, et en même
temps comme le chef d'un parti qui n'existe pas, le "Parti unifié
nationaliste démocrate" (http://www.repubblica.it/esteri/2013/02/06/news/tunisia_ucciso_leader_opposizione-52047984/?ref=HRER3-1).
Encore plus sublime le Corriere della Sera, sans aucun rectificatif
explicite, se contente dans l'édition du jour suivant de déplacer
l'étiquette "Nida Tounes" de la victime vers son agresseur présumé: http://www.corriere.it/esteri/13_febbraio_07/belaid-tunista-arrestato-autista_cc932df8-712e-11e2-9be5-7db8936d7164.shtml.
Photo Malek Khadhraoui | www.nawaat.org
L'auteure de ces lignes a eu l'honneur de connaître Chokri Belaïd
au Palais des Congrès de Tunis du 24 avril 2011, lors de l'assemblée qui
a vu l'unification entre deux formations, qui se définissent comme
marxistes-léninistes et panarabistes, nées des luttes des années 70 : Le
Watad - MPD (Mouvement des patriotes démocrates) et Parti du travail
patriotique et démocratique (PTPD). De cette fusion est né le Parti des
patriotes démocrates unifié, dont Belaïd était secrétaire général. Ce
parti a ensuite rejoint le Front populaire (Al Jabha Chaâbia), une coalition di partis d'extrême-gauche comparables à Syriza en Grèce.
Peut-être l'attribution de Belaïd à Nida Tounes a-t-elle été dictée
par le désir inconscient de délayer la biographie du «martyr»,
d'occulter son appartenance à la gauche radicale d'inspiration marxiste,
de cacher le fait que c'est grâce à celle-ci qu'aujourd'hui la
dangereuse impasse institutionnelle que traverse la Tunisie a reçu une
secousse et que les masses populaires avec la «société civile» - ont
repris les rues comme protagonistes. Ce que sont sont leurs sentiments
et leurs aspirations est bien illustré par l'un des slogans scandés lors
des manifestations spontanées qui ont traversé presque tout le pays
après la mort de Belaïd: "Le peuple veut une nouvelle révolution".
C'est vrai: une deuxième révolution serait nécessaire. En fait, e
fossé entre le pays officiel et le pays réel ne pourrait pas être plus
profond :, en particulier le pays des masses défavorisées et
abandonnées à leur sort de marginalisation, de chômage, de précarité, de
pauvreté, de manque de protection sociale. De ce côté, deux ans plus
tard, rien n'a changé après la révolution du 14 Janvier. Au contraire,
les problèmes économiques et sociaux déjà graves et les profondes
disparités régionales ont été exacerbés par la fuite des entrepreneurs
et des capitaux étrangers, l'effondrement du tourisme, l'augmentation
vertigineuse du chômage et du coût de la vie, l'inertie et
l'inconsistance des gouvernements provisoires, en particulier le dernier
en date.
Sur le plan des appareils judiciaire et répressif, les changements
sont également à peine visibles. Il suffit de prendre en compte les
nombreux procès pour délits d'opinion, conclus parfois par des
condamnations plutôt lourdes, sans parler de la violence et de
l'arbitraire avec lesquels la police réprime les manifestations et
surtout les révoltes spontanées, qui sont une donnée endémique et
irréductible du panorama social tunisien. Pour reprendre les termes de
Fausto Giudice, éditeur à Tunis et observateur attentif, on pourrait se
hasarder à dire, synthétiquement, que le véritable pouvoir est toujours
en place, à savoir "la mafia affairiste-bureaucratico-policière" du
régime benaliste, "dont quelques piliers se sont faits pousser une
barbe". De leur côté, "les piliers barbus" et leurs serviteurs –
salafistes jihadistes et prédicateurs wahhabites engraissés à coups de
pétrodollars – ont pu jusqu'à présent jouir de l'indulgence d'Ennahdha,
le parti islamiste "modéré" qui domine la coalition gouvernementale
actuelle. Ajoutons que les nouveaux dirigeants des institutions n'ont
pas la force et la capacité de se soustraire aux injonctions des
puissants organismes internationaux qui dictent les règles de l'économie
néolibérale, et pas seulement de celle-ci.
Par complicité, négligence ou inconsistance, Ennhadha a fini par
faciliter l'escalade de la violence politique qui a abouti à
l'assassinat de Chokri Belaïd, probablement commis par des assassins
professionnels. Belaïd lui-même avait dénoncé cette violence à plusieurs
reprises, avait pointé le danger qu'elle représentait pour le sort de
la transition. Belaïd, non pas par un don prophétiques mais par
clairvoyance politique, avait parfaitement prédit l'envolée
spectaculaire du cycle d'attaques préméditées contre des dirigeants et
des sièges de l'opposition.
Une étape de cette escalade a été l'assassinat d'un dirigeant local
de Nida Tounes à Tataouine le 18 octobre dernier : Lotfi Naqdh a été
lynché à mort lynché à coups de barre de fer et de marteau par une des
tristement célèbres "Ligues de protection de la révolution", milices
armées au service d'Ennahdha (ou d'une de ses factions). En ce qui
concerne les étapes les plus récentes, les premiers jours de février on a
enregistré six agressions en 48 heures, toutes commises par les mêmes
milices, épaulées parfois par des groupes salafistes djihadistes. À ce
triste décompte, il faut ajouter les agressions contre les journalistes :
pour ne citer que le plus récent, Nabil Hajri, de Zitouna TV, a été
grièvement blessé par balle blanche. On peut craindre que ce funeste
catalogue ne se conclue pas avec la mort de Belaïd : l'UGTT, la
principale centrale syndicale, a rapporté que depuis deux jours elle
reçoit des menaces de mort contre son Secrétaire général Hocine Abassi
et son fils.
La grande et puissante réponse populaire à l'assassinat de Belaïd a
rendu possible à l'opposition de gauche de proposer le retrait de ses
représentants de la Constituante, d'exiger la démission du gouvernement
provisoire dirigé par Hamadi Jebali, et d'appeler à une grève générale
pour la journée de funérailles de l'illustre victime, appels repris par
le reste de l'opposition et, fait plutôt relevant, par l'UGTT elle-même.
Jebali a immédiatement réagi en proposant un gouvernement de
technocrates pour mener la période de transition jusqu'aux élections,
mais il est loin d'être certain que son parti lui apporte un soutien
unanime. Abdelhamid Jelassi, vice-président et porte-parole d'Ennahdha, a
déjà déclaré que le parti désapprouve la proposition.
Compte tenu du contexte que nous venons de tracer, toute prévision
est risquée, et tout aussi infondés sont aussi bien l'optimisme naïf de
certains commentateurs tunisiens qui crient à la victoire de la rue et
du tournant que le pessimisme intéressé des prophètes de malheur
occidentaux qui évoquent la guerre civile. La seule chose qui est
certaine, c'est que les rues et les places tunisiennes continueront de
résonner des slogans des foules de manifestants demandant du travail et
du pain, la liberté et la justice sociale, l'égalité et la dignité. Pour
les faire taire, il ne servira à rien d'intensifier les tirs de gaz
lacrymogènes et de chevrotines.
PS : Dimanche 10 février de 10 à 14 h, aura lieu à
Rome un sit-in devant l'ambassade de Tunisie (via Asmara 7), pour
condamner l'assassinat de Chokri Belaïd et exprimer la solidarité avec
sa famille et ses camarades, et avec les manifestants en Tunisie.
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