vendredi 2 décembre 2011

Il faut un audit de la dette italienne

par Guido Viale, il manifesto, 29/11/2011. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Original: Un Audit sul debito
Pour peu que le genre humain survive à la crise climatique et la civilisation au désastre économique, les trente dernières années apparaîtront aux historiens du futur en fin de compte pour ce qu’elles ont été : une période d’obnubilation, de dictature de l’ignorance, d’hégémonie d’une pensée unique libérale résumée par les formules de ses deux principaux hérauts :  « La société n’existe pas. Seuls les individus existent », c’est-à-dire les sujets de l’échange, autrement dit le marché (Margaret Thatcher) et « Le gouvernement n’est pas la solution, mais le problème », autrement dit, c’est le marché qui doit gouverner (Ronald Reagan).

Le libéralisme a exonéré du poids de la pensée et de l’action la plupart de ses adeptes, qu’ils soient conscients ou non. Car à leurs yeux, c’est le marché qui veille à gouverner l’économie et la vie en commun, tout au plus avec quelques corrections. Ou plutôt « les marchés » : ce récent glissement sémantique du singulier vers le pluriel ne reflète certes pas une attention portée aux différences sectorielles ou géographiques (par exemple, entre le marché de l’auto et celui des céréales, ou entre le marché mondial du pétrole et le marché de fruits et légumes du coin), mais bien plutôt une perception inconsciente du fait que ce sont divers sujets (peu nombreux) bien concrets, certains avec nom et prénom, d’autres avec des marques de banques, de fonds et d’assurances, qui règlent et dérèglent notre vie. Et tous inaccessibles et capricieux comme les dieux de l’Olympe (Marco Bersani). C’est à eux qu’ont été confiées les clés de la vie économique, et pas seulement elle, sur la planète Terre. Cette délégation aux « marchés » a impliqué de renoncer à toute idée de gouvernement et, à plus forte raison, d’autogouvernement. En un mot, la mort de la politique. C’est là que réside la crise de la gauche du XXème siècle, en Europe et dans le monde, mais aussi celle de la droite – la « vraie », comme la voudraient les gens de gauche. Mais après la longue nuit qui a suivi le crépuscule des mouvements des années 60 et 70, le chaos dans lequel cette délégation nous a jetés est en train de faire ouvrir les yeux à beaucoup de gens : indignados, jeunesse arabe en révolte et les multiples mouvements Occupy. Peu importe que ceux-ci n’aient pas encore de « véritable programme » (comme le leur reprochent tant de politiciens autosatisfaits) : ils savent ce qu’ils veulent, alors que les politiciens autosatisfaits ne le savent pas, eux qui se contentent de vouloir ce que les « marchés » leur enjoignent de vouloir.
C’est notre monde, c’est notre vie qui doivent être repensés de fond en comble. Au fil des années, le libéralisme – riposte victorieuse aux luttes, aux mouvements et aux conquêtes d’il y a quatre décennies – a produit un immense transfert de richesse du travail vers le capital : en moyenne, selon les calculs, de 10% du PIB (ce qui peut signifier une réduction de moitié pour un salaire en bas de l’échelle des revenus ; comme aux USA, où le pouvoir d’achat d’une famille disposant de deux salaires aujourd’hui correspond à celui d’une famille ayant un seul revenu dans les années 60).
Ce transfert a été permis par les technologies informatiques, la précarisation et les délocalisations rendues possibles par ces technologies. Mais il est surtout le fruit de la dérèglementation financière et de la libre circulation des capitaux. Tout cet argent passé du travail au capital n’a de fait été investi que pour une aprt minime dans des activités productives ; il est allé alimenter les marchés financiers, où il s’est multiplié et a trouvé le moyen, grâce à la suppression de toute règle, de se reproduire par parthénogénèse. On calcule que les valeurs financières en circulation sont de 10 à 20 fois supérieures au PIB mondial (c’est-à-dire toutes les marchandises produites dans le monde en un an, d’une valeur estimée à environ 75 000 milliards de dollars).
Mais ce ne sont assurément pas les banques centrales qui ont créé et mis en circulation cette montagne d’argent, et encore moins la Banque centrale européenne (BCE), qui, de par ses statuts, ne peut le faire (même si en effet elle ‘la fait un peu et continue à le faire, pour ainsi dire « en cachette »). Si la BCE est aujourd’hui impuissante face à la spéculation sur les obligations d’État (les fameuses « dettes souveraines »), c’est parce que le statut qui lui interdit de « créer de la monnaie » a été adopté pour dresser un rempart sur tout le continent contre les revendications salariales et les dépenses de l'État-providence. Un choix aussi conscient que myope, que beaucoup, peut-être, regrettent aujourd’hui d’avoir fait, face au désastre imminent. C’est le capital financier –les « marchés »- qui a créé cette montagne d’argent, en s’autoreproduisant. Et si les marchés l’ont fait, c’est parce que tous les gouvernements le leur ont permis. Certes il s’agit en grande partie d’ « argent virtuel » : si toute cette montagne se précipitait d’un coup sur terre, elle ne trouverait pas face à elle la quantité correspondante de marchandises à acheter. Cela n’empêche pas parfois – et même très souvent – une partie de cet argent virtuel de quitter la sphère céleste pour se matérialiser dans l’achat d’une entreprise, d’une banque, d’un hôtel, d’une île, ou de villas, de fermes, de bijoux, d’autos et de vacances de luxe. A ce stade, il ne s’agit plus d’argent virtuel mais bien de pouvoir réel sur la vie, le travail et la sécurité de milliers d’êtres humains, bref un crime contre l’humanité.
C’est un mécanisme compliqué mais facile à comprendre : en dernière analyse cet argent « fictif » - qui ne l’est pas – est créé par la dette et il se multiplie en payant la dette par une autre dette : des familles (avec les fameux prêts subprimes, mais aussi avec les cartes de crédit, les ventes par traites et les « prêts d’honneur »), des entreprises, des banques, des compagnies d’assurance, des États ont été entraînés dans cette spirale. Et une fois mises en branle, ces dettes rebondissent des uns sur les autres : des crédits aux banques, de celles-ci aux circuits financiers, et puis de nouveaux aux banques, puis aux gouvernements accourus au secours des banques, et des banques à nouveau aux États. Et on ne peut s’ne sortir, probablement, que par une banqueroute générale.


Face aux chiffres incomparables de  la dette publique, les mesures envisagées n’apporteraient que des clopinettes. Il faudra autre chose que des coupes dans les retraites (même si les injustices à corriger dans ce domaine sont nombreuses), ou dans les budgets de l’école, de l’université, de la santé et de l’assistance sociale, jugées trop « généreuses ». Pour détruire l’école et l’université, il a suffit d’effectuer des coupes de qulques milliards par an. Une « réforme », même très sévère, des retraites ne rapporterait que quelques milliards par an. La vente des immeubles de l’État et des services publics locaux ne rapporterait pas beaucoup plus. La liquidation des entreprises publiques Eni, Enel, Chemins de fer, Finmeccanica, Fincantieri et tutti quanti, suggérée en juillet dernier de manière inconsidérée par les bocconiens* Perotti et Zingales (ce dernier est l’économiste de référence non seulement de Matteo Renzi**, mais aussi de Sarah Palin !) ne rapporterait pas plus de quelques dizaines de milliards une fois pour toutes, transférant entre des mains inconnues (qui pourraient très bien être celles de la Mafia) les leviers de l’économie de tout un pays. Alors que les intérêts et l’évasion fisacle s’élèvent chaque année à des dizaines de milliards, la dette à « régler » s’élève à des milliers de milliards. C’est pourquoi la rigueur promise par le gouvernement pourra faire mal à beaucoup de gens qui ne le méritent pas, mais n’a pas de grandes perspectives de succès. Affronter le déficit public, ou carrément la dette, avec de telles armes, est une entreprise vouée à l’échec. Ou une escroquerie. C’est pourquoi il est urgent d’effectuer un audit (un inventaire) de la dette italienne, pour que tout le monde puisse comprendre comment elle s’est formée, qui en a bénéficié et qui la détient (ne serait-ce que pour pouvoir envisager des traitements divers pour les diverses catégories de créanciers).
L’autre illusion qui domine le délire public promu par les économistes du courant dominant – avec les bocconiens en première ligne -, c’est celle de la « croissance ». C’est la « croissance » du PIB déclenchée par les mesures libérales que les précédents gouvernements n’auraient pas su ou voulu adopter –libéralisations, privatisations, réforme du marché du travail ( à la Marchionne***), élimination de pratiques administratives inutiles (elles sont bienvenues, mais il faudra en reparler) et les « grands travaux » (à commencer par le TGV) – qui serait censée permettre l’équilibre budgétaire imposé par la BCE et qui devrait être sous peu inscrit dans la constitution, à savoir le paiement des intérêts de la dette par les seule recettes fiscales et carrément une réduction progressive, autrement dit un remboursement de la dette.
Mais pour atteindre de tels objectifs par l’augmentation du PIB, il faudrait des taux de croissance à la chinoise, et cela, dans une période où l’Italie est déclarée officiellement en récession, où toute l’Europe est sur le point de l’y rejoindre, l’Euro vacille, les USA sont à l’arrêt et l’économie des pays émergents est en repli. C’est le monde entier qui est en proie à une crise financière qui s’ajoute à la crise environnementale – dont personne ne veut plus parler – et au bouleversement des marchés des matières premières – en premier lieu celui des ressources alimentaires – sur lesquels les capitaux spéculatifs sont en train de se reverser après s’être retirés des obligations d’État (et pas seulement italiennes). Interrogés en aparte, rares sont les économistes croyant qu’il pourra y avoir une croissance dans les années qui viennent.  Beaucoup prévoient exactement le contraire, mais aucun n’ose le dire. Il faut en finir avec cette farce. Il est temps de penser – et de projeter sérieusement – un monde capable de satisfaire les besoins de tous et de permettre une vie digne à tout un chacun, même sans « croissance ». Simplement en valorisant les ressources humaines, le patrimoine des savoirs, les sources d’énergie et les ressources matérielles renouvelables, les installations et équipements déjà existants, en les rénovant et modifiant uniquement pour faire mieux avec moins. Il n’y a là rien d’utopique : il suffit pour cela – et ce n’est pas rien – que les hommes et femmes de bons sens et de bonne volonté s’y engagent.
NdT

*Bocconien : de l’Université Bocconi de Milan.
** Matteo Renzi : maire de Florence classé au « centre-gauche » (Parti démocratique, ex-PCI)
*** Sergio Marchionne : cet Italo-Canadien de 59 ans est le directeur général du groupe Fiat depuis 2004 et vice-président non exécutif du CA du groupe bancaire suisse UBS depuis février 2008. Artisan du “redéploiement” mondial du groupe automobile italien (déplacement de la production vers la Pologne et le Brésil), il mène la vie dure à ses ouvriers italiens et a pris le contrôle de Chrysler et d’Opel (filiale allemande de General Motors).

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