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“Expérimentalisme constitutionnel”, “démodiversité”, “écologie du savoir” : ce sont des concepts que le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos enseigne à ses élèves des universités de Coimbra (Portugal) et de Warwick (Angleterre), à la chaire de Sociologie du Droit. Cette nouvelle épistémologie est inspirée des processus constitutionnels complexes que plusieurs pays d’Amérique Latine ont mis en marche, et plus particulièrement la Bolivie, que Sousa Santos considère comme un laboratoire expérimental vers lequel le monde entier a les yeux tournés. Il est récemment venu à Cochabamba pour donner un cours magistral à des leaders indigènes andins, et avec Jorge Komadina et Gustavo Soto, intellectuels de premier plan de Cochabamba, chercheurs au Centre d’Etudes Appliquées aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels (Ceadesc), nous avons mené cette discussion, que nous partageons avec les lecteurs de Tlaxcala.
Le sociologue portugais partage sa vision des choses avec Jorge Komadina, Gustavo Soto et Wilson García Mérida au sujet de « l’expérimentalisme constitutionnel ».
Jorge Komadina Rimassa (JKR).- Le concept d’État plurinational dans la nouvelle constitution bolivienne semble être l’un des concepts mais aussi l’une des lignes de fuite les plus remarquables dans ce processus où l’on constate d’importantes inflexions par rapport à l’État-nation ; il y aura vraisemblablement des autonomies indigènes avec un pouvoir de décision, mais la formation des pouvoirs publics et l’idée de l’Etat continueront à être unitaires. Il s’agit, semble-t-il, d’une contradiction entre les termes : nous sommes plurinationaux mais nous sommes aussi unitaires. Il y a, chez les Boliviens en général, ainsi que dans le mouvement indigène et dans les mouvements sociaux, une fétichisation de la notion d’unité nationale, d’unité de l’État. Nous avons des pouvoirs autonomes indigènes assez circonscrits et petits, avec un important pouvoir de décision, mais le reste du pays, le reste des institutions publiques, continuent à fonctionner sur le mode représentatif libéral …
Wilson García Mérida (WGM).- J’ajouterai à cette question que soulève Jorge Komadina que l’on ne voit pas dans la nouvelle constitution la possibilité d’une profonde et nécessaire réorganisation territoriale qui rendrait possible un développement efficace des gouvernements autonomes indigènes par exemple. On reste dans le système départemental, je dirai néocolonial, sur lequel on a fondé cet État national en 1825…
Boaventura de Sousa Santos (BSS).- La plurinationalité est réellement très importante, et comme elle est très importante c’est un processus à long terme. Nous ne devons pas imaginer que c’est un processus qui va s’achever dans quatre, cinq ou dix ans. Il prendra beaucoup plus de temps, car la plurinationalité est aussi interculturalité, ce qui est reconnu dans le nouveau texte constitutionnel ; et c’est une question de culture. L’économie, la politique sont monoculturelles et la transformation, y compris territoriale, viendra de l’interculturalité, c’est-à-dire du plurinational. C’est là que se trouve la possibilité d’une nouvelle hégémonie démocratique. L’actuel État moderne est monoculturel ; il porte avec lui une culture administrative, une culture politique qui ne pourront être remplacées qu’au moyen d’une stratégie très créative des mouvements sociaux et ce sera un changement à long terme. Ici en Bolivie, il s’agit surtout de tirer profit des espaces majeurs qui sont disponibles. Par exemple, le régime électoral ou la Loi cadre des Autonomies seront très importants. Il sera très important que les autonomies indigènes montrent leur capacité à gouverner et à avoir leurs propres règles de prise de décisions et qu’elles montrent au pays qu’elles sont capables de le faire...
WGM).- Dans un cadre fédéral ou unitaire?
BSS).- Il y a des pays qui ont des autonomies considérables et qui ne sont pas fédéraux ; c’est le cas de l’Espagne. Cet aspect me semble un détail à l’heure actuelle. Ce qui est important c’est que ce qui est uni doit être divers. Le vrai problème, c’est la manière dont la culture de la plurinationalité peut être rendue endogène par l’administration publique. Et là entrent en jeu des institutions qui à mon avis seront cruciales. Par exemple le Tribunal Constitutionnel Plurinational, qui devra résoudre des contradictions évidentes qu’il y a dans la nouvelle constitution ; et il y aura encore plus de contradictions dans la législation ordinaire et naturellement il y aura des actions en justice, car la constitution est d’application directe [sans l’intermédiaire de lois ou de décrets d’application , NdT]. Certains ne manqueront pas de déposer des recours en inconstitutionnalité, c’est pourquoi la façon dont sera constitué le Tribunal Constitutionnel Plurinational est très importante (et cela me préoccupe beaucoup), car les recours en inconstitutionnalité peuvent être une manière de détruire la plurinationalité.
Boaventura de Sousa propose d’appliquer les futures lois « plurinationales » pas à pas, afin d’éviter le retour de la violence en Bolivie.
Gustavo Soto Santiesteban (GSS).- Dans ta présentation du processus bolivien, que tu situes dans le cadre de ta théorie de « l’Expérimentalisme constitutionnel », tu parles de la « Constitution 2 », d’une deuxième étape dans ce processus, qui partirait du référendum de janvier et viendra alors l’heure d’appliquer le nouveau texte. C’est à ce moment-là que surgiront les contradictions que tu pressens. Je vois pour ma part dans cette étape un risque terrible, celui de la fragmentation de la grande force sociale mobilisée, lorsque les recours liés aux réglementations constitutionnelles seront abordés secteur par secteur.
BSS).- Cette étape du processus sera réellement très complexe. On a calculé qu’au moins une centaine de lois importantes devront être approuvées, certaines rapidement, d’autres plus tard ; ce stade dépendra beaucoup de la conjoncture politique. Il faudra faire preuve de beaucoup de patience dans les débats et l’apport d’un savoir technique, qui sache exprimer la créativité d’un processus de « démodiversité », sera fondamental. Les gens ne comprennent pas les détails des documents et pour cette raison il pourra y avoir une période de luttes et de dissensions dans le camp populaire, exactement pour des intérêts distincts. Mais il y a le mouvement indigène, qui est un mouvement moteur en ce moment, et dans toute alliance qui pourra être nouée on doit placer au premier plan un principe fondamental qui est pour moi au-dessus de toutes les lois et qui est l’idée de la plurinationalité. Aucune des cent lois qui devront être approuvées ne devra trahir le principe de la plurinationalité. C’est sur cette base que les mouvements sociaux et plus spécialement le mouvement indigène devront créer des articulations unitaires pour éviter la fragmentation sectorielle et la division, ce qui sans doute serait mis à profit par les forces opposées au changement.
JKR).- Mais comment peut-on avancer dans ce processus pour rendre effective cette idée de la plurinationalité, pour qu’elle ne soit pas simplement une politique culturelle, juste emblématique, avec quelques mots en quechua dans le texte constitutionnel, mais pour qu’elle entraîne effectivement une transformation radicale de la forme actuelle d’État-nation sous laquelle le capitalisme est né ? Il ne fait pas de doute, en effet, que le type d’État-nation, monoculturel comme tu le définis, est lié au capitalisme…
GSS).- Au sujet de ce que Jorge expose, nous ne savons pas clairement quelle est la nouvelle proposition économique de ce projet de changement. Dans quelle mesure la crise générale de la globalisation (je ne dis pas du capitalisme, car la Chine est en embuscade) influe-t-elle dans les processus que nous sommes en train de vivre ? Comment articules-tu cet aspect avec le reste ?
BSS.- Dans les trente dernières années, nous avons assisté à la dévastation de la créativité économique dans le monde ; à partir des années 80, on a imposé l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative au néolibéralisme et la pensée de gauche s’est laissée endormir par cette idéologie unique et a cessé de réfléchir à une alternative économique. Lorsque, en août et septembre 2008, le néolibéralisme économique se suicide, il n’est pas mis en déroute ; cette chute du système au cœur de l’empire n’est pas nécessairement à mettre au crédit des mouvements sociaux, bien qu’ils l’aient annoncée, surtout sur ce continent à travers la résistance contre la ZLEA [Zone de libre-échange des Amériques, ALCA en espagnol, FTAA en anglais, NdT] ; mais c’est de l’intérieur du système que s’est révélée l’essence auto-destructrice du néolibéralisme qui a fleuri dans les années 80 après la chute du Mur de Berlin.
Lorsque le monde socialiste s’est effondré, une certaine gauche pensait que la social-démocratie serait une grande alternative avec ce discours des droits sociaux et économiques dans les cadres législatifs ; mais ce qui est arrivé, ça a été fut une intensification de politiques économiques à l’encontre des droits des travailleurs, la privatisation de la sécurité sociale, etc. Mais ce mouvement est aussi entré en crise et maintenant le capitalisme, comme toujours dans ces situations, essaie de se sauver par la voie du suicide. Mais il n’y a pas d’alternative concrète, propre aux mouvements sociaux. Maintenant, les USA se transforment en un pays qui nationalise les sociétés de crédit hypothécaire, rachète les banques, met en place tout le protectionnisme que d’autres pays ont toujours voulu mais n’ont jamais pu mettre en place. Par exemple ton pays, la Bolivie, ne peut pas subventionner son industrie ; mais le Congrès US vient de voter une loi importante de subventions à toute l’industrie automobile…
WGM).- Peut-on dire que ceci est un symptôme de crise terminale ?
BSS).- Je ne le pense pas. Je pense que la gauche a trop rêvé aux crises terminales. Le capitalisme poursuit sa route mais il y a un changement très important dans le cadre du capitalisme lui-même, et il n’y a pas d’alternative en vue. Dans les constitutions émergentes, de la Bolivie et de l’Équateur par exemple, il y a les économies mixtes, populaires, communautaires, coopératives, mais dans un cadre qui est encore capitaliste, plus humain, qui ne pourrait pas forcément conduire au socialisme ; bien que ce qui est clair, comme nous le voyons dans la nouvelle constitution bolivienne, c’est que l’État acquiert une présence plus forte pour réguler l’économie dans le sens de l’intérêt national.
WGM).- Sans nier les avancées importantes du processus bolivien, avec tous les risques que vous signalez, il ne manque pas d’y avoir des craintes comme cette tendance au monopartisme ou à un régime « partidocratique » qui tend à reproduire toutes les tares prébendaires et autoritaires du système traditionnel des partis. Ne croyez-vous pas que cela pourrait affaiblir et écraser une société civile qui est le principal protagoniste de ce processus ?
BSS.- Je ne crains pas beaucoup l’émergence d’une partidocratie en Bolivie, pour une raison simple : c’est l’un des pays du continent qui a le plus d’organisation sociale et directe. On le voit dans le mouvement indigène, où il y a des différences et où, malgré la solidarité autour des changements en cours et la conviction unificatrice que ce processus doit être irréversible, il y a une distance critique vis-à-vis du gouvernement. Je ne crois pas qu’il y ait un risque que le parti puisse accumuler trop de pouvoir et s’approprier le processus…
WGM).- Vous y mettez votre main au feu ?
BSS).- Je ne mets la main au feu pour aucun parti. Mais je pense que la démocratie représentative ne se fait pas sans partis et il n’y a aucun danger d’un parti unique. La garantie, c’est la forteresse autonome du mouvement indigène et des mouvements sociaux. Ce qu’il faut certes analyser, c’est la nécessité de renforcer les mécanismes de consultation, à travers une Loi de Consultation très bien faite. Il y a une tendance à minimiser les mécanismes de consultation. Par exemple, on ne consulte pas les indigènes sur les méthodes de consultation et il ne peut pas en être ainsi, cela affaiblit le principe majeur de la plurinationalité.
Des leaders indigènes se plaignent de ce que le gouvernement ne les consulte pas de façon appropriée et le théoricien de la « démodiversité » appuie cette récrimination.
GSS.- La Déclaration de l’Onu fixe des seuils minimaux pour les droits des peuples indigènes. Mais que se passe-t-il quand ces droits sont simplement déclaratifs ? La plurinationalité peut être absolument décorative quand on voit que, dans les faits, des gouvernements progressistes, sous la pression de l’économie, des multinationales et des intérêts de l’industrie extractive, se voient obligés de passer par dessus les longs processus de consultation et que l’on ne parvient pas à ce minimum de droits consacrés par l’Onu, que, dans l’élaboration de concepts avec les communautés, on ne respecte pas les rythmes culturels qui leur sont propres, quand on se situe dans un temps distinct du temps de l’économie et de l’investissement minier ou pétrolier. Alors on se trouve devant le paradoxe que des gouvernements progressistes en arrivent en quelque sorte à manipuler la logique de la consultation, comme ils l’ont déjà fait en Équateur et en Bolivie. Le poids de l’économie face à tous ces rêves de construire un changement social est si fort que le gouvernement indigène d’Evo Morales lui-même va se voir obligé, du fait des pressions de l’industrie extractive, à passer par-dessus les processus de consultation réels. Tu as beaucoup parlé de la Bolivie comme d’un grand laboratoire où nous sommes tous en train d’apprendre. Et je pense que c’est dans les territoires indigènes que nous allons mettre à l’épreuve de nombreuse utopies, peut-être en rejeter certaines, en apprenant. En ce sens, je vois un horizon très intéressant dans l’application concrète des autonomies, et je crois aussi que là réside le prochain défi des années à venir, car, finalement, comment allons-nous nous convaincre que ce mot, plurinational, n’est pas la destruction d’un pays mais la consolidation d’une diversité d’expériences ? Cette plurinationalité doit donner lieu à de multiples modèles économiques et de vie…
BSS.- Les contradictions que je vois dans ce processus ont ces caractéristiques, tout au moins les grands traits. D’ores et déjà le gouvernement bolivien dans les prochaines années va se trouver pris entre deux pressions, celle d’en haut, de l’État, des engagements internationaux, et celle d’en bas. C’est là qu’il faudra qu’il y ait une recomposition du mouvement populaire qui a déjà l’arme de la Constitution. Il faut développer une capacité, surtout au niveau local, infra-national, à exercer une très forte pression sur les divers modèles de développement qui se trouvent dans la nouvelle constitution. On n’a pas de modèle défini, mais on a une constitution, où sont légitimées toutes les voies possibles. D’où la nécessité d’une bonne Loi de Consultation et on va avoir besoin d’un peu de patience indigène car nous nous trouvons réellement dans un véritable processus d’expérimentation constitutionnelle. Cette constitution deviendra organique avec les changements qui seront fonction des rapports de forces ; certaines choses seront peut-être irréalisables, nous ne le savons pas encore. C’est pour cela que j’ai proposé aux représentants du gouvernement que certaines lois importantes ne soient pas appliquées d’un seul coup dans tout le pays…
JKR).- À géométrie variable…
BSS).- Pas seulement à géométrie variable. Par exemple, si l’on a un modèle d’autonomies, nous allons l’appliquer pendant un an dans seulement un Département ou une région du pays et à la fin de l’année on évaluera comment cela a fonctionné. Expérimenter et voir les erreurs pour les corriger démocratiquement. La façon dont on va constituer la Commission d’Évaluation sera importante. L’important est d’avancer sans diviser le pays, car l’échec du processus bolivien serait un échec continental…
Un sociologue des urgences
Boaventura de Sousa Santos (Coimbra, 15 novembre 1940) est docteur en Sociologie du Droit de l’Université de Yale et professeur titulaire de la Faculté d’Economie de l’Université de Coimbra. Il dirige le Centre d’Etudes Sociales et le Centre de Documentation « 25 avril » de cette même université. Professeur visitant à l’Université de Warwick, au Royaume-Uni. Il est actuellement l’un des principaux intellectuels dans le domaine des sciences sociales, internationalement reconnu, et il est très populaire au Brésil, en particulier, depuis sa participation à plusieurs éditions du Forum Social Mondial à Porto Alegre. Il est l’un des universitaires et chercheurs les plus importants dans le domaine de la sociologie juridique au niveau mondial.
Ses écrits sont consacrés au développement d’une « Sociologie des urgences » qui, d’après lui, s’efforce de mettre en valeur les gammes les plus variées d’expériences humaines, s’opposant à une « sociologie des absences », responsable d’un « gaspillage de l'expérience ». Il y a, dans ses ouvrages et dans ses textes, à la fois un héritage contractualiste bien marqué et une recherche de l’organisation de contrats sociaux qui soient véritablement capables de représenter des valeurs universelles.
L’une de ses préoccupations est d’approcher la science du “sens commun” en vue d’élargir l’accès à la connaissance.
Défenseur de l’idée selon laquelle des mouvements sociaux et civiques forts sont essentiels pour le contrôle démocratique de la société et l’établissement de formes de démocratie participative, il a été l’inspirateur et membre fondateur en 1996 de l’Association Civique Pro Urbe (Coimbra).
Sa trajectoire récente est marquée par la proximité avec les mouvements organisateurs et participants du Forum Social Mondial et par sa participation et la coordination d’une œuvre collective de recherche intitulée « Réinventer l’Emancipation Sociale : Pour de Nouveaux Manifestes ».
Source : Boaventura de Sousa Santos: Bolivia, el Laboratorio de la Demodiversidad
Article original publié le 25/11/2008
Sur l’auteur
TTraduit par Philippe Cazal et révisé par Fausto Giudice, Tlaxcala
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