jeudi 11 décembre 2008

Conversations avec Chávez et Castro

par Sean PENN, The Nation, 25/11/2008. Traduit par Alexandre Govaerts, collectif ViVe-Belgique et révisé par Fausto Giudice, Tlaxcala
Source :
Conversations With Chávez and Castro


Joe Biden, peu de temps avant son élection à la vice-présidence des États-Unis, encourageait ainsi ses troupes : “Nous ne pouvons continuer à dépendre de l’Arabie Saoudite ou d’un dictateur vénézuélien pour notre approvisionnement énergétique”. Bon, je sais bien ce qu’est l’Arabie Saoudite. Mais comme je m’étais rendu au Venezuela en 2006, que j’y avais visité les bidonvilles, que je m’étais mêlé aux riches membres de l’opposition et que j’avais passé des jours et des jours avec les supporters du président, je me suis demandé – façon de parler – à qui faisait référence le sénateur Biden.

Hugo Chávez Frias est le président démocratiquement élu du Venezuela, et quand je dis démocratiquement, je veux dire qu’il s’est présenté de nombreuses fois devant les électeurs au cours de scrutins que les observateurs internationaux ont déclaré réguliers et a obtenu de larges majorités dans un système qui, malgré ses défauts et irrégularités a donné à ses opposants l’opportunité de le battre et d’occuper son poste, tant à l’occasion du référendum de l’année dernière que lors des récentes élections régionales du mois de novembre.

Les paroles de Biden, au contraire, représentent le type de rhétorique qui nous a poussé à nous empêtrer dans une guerre coûteuse, tant en termes de vies que d’argent. Une guerre qui, bien qu’elle ait fait tomber un connard en Irak, a également fait tomber les principes les plus dynamiques sur lesquels ont été fondés les Etats-Unis, facilité le recrutement d’Al Qaïda et conduit à la déconstruction des forces armées étatsuniennes.

Jusqu’en octobre 2008, j’avais déjà amplement réfléchi à mes visites antérieures au Venezuela et à Cuba et au temps que j’avais passé avec Hugo Chávez et Fidel Castro. Et je suis de plus en plus allergique à la propagande. Car bien qu’Hugo Chávez ait également une certaine tendance à la rhétorique, il n’a jamais déclenché une guerre. Après ma première visite, j’étais déjà arrivé à révéler à mes amis, en privé : “C’est vrai, il se peut que Chávez ne soit pas un homme bon, mais il se peut également que ce soit un grand homme”.

Parmi les personnes à qui je fis cette déclaration se trouvaient l’historien Douglas Brinkley et Christopher Hitchens, l’éditorialiste de Vanity Fair. Ils étaient tous les deux parfaits. Brinkley est un penseur très stable, dont l’éthique d’historien garantit l’adhésion à des preuves irréfutablement construites sur la raison. Hitchens, un astucieux artisan des mots toujours assez imprévisible dans ses préférences, est une valeur sûre à tout point de vue, qui a défini un jour dans une émission télévisée Chávez comme un “clown riche en pétrole”. Bien qu’Hitchens soit aussi intègre que brillant, il peut se révéler combatif jusqu’à l’intimidation, ainsi qu’il l’a démontré par ses commentaires très durs envers Cindy Sheehan, la sainte activiste pacifique. Brinkley et Hitchens équilibreraient tout parti pirs dans mes écrits, au-delà du fait qu’ils sont deux gars avec qui je m’amuse bien et que j’aime beaucoup.

J’ai donc appelé Fernando Sulichin, un vieil ami producteur de cinéma indépendant en Argentine, qui dispose de bons contacts, et je lui ai demandé de s’en servir et de nous obtenir le visa nécessaire pour pouvoir interviewer Chávez. En outre, nous voulions nous rendre du Venezuela à Cuba et c’est pourquoi j’ai demandé à Fernando qu’il sollicite des entretiens pour nous aux frères Castro, le plus urgent étant celui avec Raúl, qui a obtenu les rênes du pouvoir des mains de son frère malade en février 2008, et qui n’avait jamais accordé d’interview à un étranger. J’avais voyagé à Cuba en 2005 et avais eu la chance de rencontrer Fidel. J’espérais avec anxiété de pouvoir avoir un entretien avec le nouveau président.

Le téléphone sonna le lendemain à deux heures de l’après-midi.

- “Mon frère, je t’ai obtenu ce que tu voulais”, m’a dit Fernando.

Notre vol de Houston à Caracas fut retardé pour des problèmes techniques. Il était une heure du matin et, tandis que nous attendions, Hitchens tournait en rond, rongé par l’impatience.

- “Un malheur n’arrive jamais seul”, me dit-il.

La phrase semblait lui plaire, car il la répéta. Je pensai qu’il allait nous porter malheur avec son pessimisme et lui dis :

- “Tout va bien se passer, Hitch. Ils vont nous trouver un autre avion et nous arriverons à temps”.

Mais il nous portera effectivement malheur, un peu plus tard. Finalement, nous décollé deux heures plus tard.

A l’atterrissage à Caracas, Fernando était là pour nous accueillir. Il nous conduisit à un terminal privé où nous attendîmes l’arrivée du président Chávez, qui nous emmena avec lui en tournée électorale sur la merveilleuse Isla Margarita, en pleine campagne pour les élections des gouverneurs.

Nous passâmes les deux jours suivants entièrement avec Chávez, dédiant de nombreuses heures à des réunions entre nous quatre. Dans l’espace privé de l’avion présidentiel, je découvris que l’anglais de Chávez s’améliore quand il parle de base-ball. Quand Douglas lui demanda si la Doctrine Monroe devrait être abolie, Chávez – qui choisit toujours ses mots avec précaution – repassa à l’espagnol pour expliquer les détails de sa position contre la doctrine en question, qui a justifié l’intervention étatsunienne en Amérique Latine pendant près de deux siècles.



- “Il faut abolir la Doctrine Monroe”, me dit-il. “Nous avons dû nous la supporter pendant plus de 200 ans. Il faut toujours garder en mémoire l’opposition de Bolivar à Monroe. Jefferson avait l’habitude de dire que les États-Unis devraient absorber une à une les républiques du sud. Le pays dans lequel vous êtes nés a été fondé sur une mentalité impérialiste”.

Les services secrets vénézuéliens lui disent que le Pentagone dispose de plans pour envahir son pays.

- “Je sais qu’ils pensent à envahir le Venezuela”, me dit-il. On dirait qu’il voit la fin de la Doctrine Monroe comme une mesure de son destin. “Personne ne pourra revenir ici pour piller nos ressources naturelles”.

Est-il préoccupé par la réaction des États-Unis à ses déclarations sans équivoque à propos de la Doctrine Monroe? Citant José Gervasio Artigas, le militant uruguayen pour la liberté, il répond :

- “Je ne crains pas la vérité et par elle je n’offense pas”.

Hitchens est assis en silence et prend des notes pendant toute la conversation. Chávez décèle une lueur de scepticisme dans ses yeux.

- “Cris-to-fer, pose-moi une question. Une question très difficile.”

Ils échangent un sourire. Hitchens lui demande :

- “Quelle est la différence entre Fidel et toi?”

Chávez répond :

- “ Fidel est communiste, moi pas. Je suis social-démocrate. Fidel est marxiste-léniniste. Moi pas. Fidel est athée et moi pas. Un jour nous avons discuté de Dieu et du Christ. J’ai dit à Castro ‘Moi, je suis chrétien. Je crois en les évangiles sociaux du Christ’. Lui pas. Il n’est pas croyant, tout simplement. A plusieurs reprises, Castro m’a dit que le Venezuela n’est pas Cuba et que nous ne sommes pas dans les années soixante”.

- “Tu comprends”, dit Chávez, “le Venezuela doit avoir un socialisme démocratique. Castro a été un professeur pour moi. Un maître. Pas dans l’idéologie, mais dans la stratégie.”

De manière ironique, peut-être, John F. Kennedy est le président étatsunien préféré de Chávez.

- “J’étais un enfant”, me dit-il, “Kennedy était la force d’impulsion de la réforme aux Etats-Unis”.

Supris par l’affinité qui lie Chávez à Kennedy, Hitch se joint à la conversation et mentionne le plan économique de Kennedy pour l’Amérique Latine, opposé à Cuba.

- “L’Alliance pour le Progrès fut une bonne chose?”

- “Oui” répond Chávez, “l’Alliance pour le Progrès se voulait un projet politique destiné à améliorer les conditions. Il visait à réduire les différences sociales entre les cultures”.

Notre conversation à quatre continua dans des bus et au cours de meetings et d’inaugurations dans toute l’Ile Margarita. Chávez est infatigable. Il s’adresse à toute nouvelle assemblée pendant des heures sous un soleil de plomb. Il dort au maximum quatre heures par nuit et consacre sa première heure de la journée à lire les nouvelles du monde. Et une fois qu’il est levé, il est impossible à arrêter, malgré la chaleur, l’humidité et les deux couches de chemises rouges révolutionnaires qu’il endosse.

Mes motivations principales pour ce voyage étaient au nombre de trois : inclure les voix de Brinkley et Hitchens, approfondir ma connaissance du Venezuela et de Chávez et affûter mes mains d’écrivain, ainsi que solliciter l’aide de Chávez pour convaincre les frères Castro de nous recevoir tous les trois à La Havane. Bien que Fernando m’avait dit que la troisième pièce du puzzle était approuvée et confirmée, il y avait eu, quelque part dans nos échanges culturels, linguistiques et téléphoniques un malentendu. Pendant ce temps-là, CBS News attendait un dossier de Brinkley, Vanity Fair un de Hitchens et moi j’écrivais pour The Nation.

Au bout de trois jours au Venezuela, nous remerciâmes le président Chávez pour le temps qu’il nous avait dédié, tous les quatre installés entre le personnel de sécurité et la presse dans l’aéroport Santiago Marino de l’Ile Margarita. Brinkley avait une dernière question à poser, et moi aussi.

- “Monsieur le président”, lui dit-il, “si Barack Obama est élu président des États-Unis, accepterez-vous une invitation de sa part pour aller à Washington et vous entretenir avec lui?”

Chávez répondit sans hésitation :

- “Oui”

Quand ce fut mon tour, je lui dis :

- “Monsieur le président, il est très important pour nous que les Castro puissent nous recevoir. Il est impossible de raconter l’histoire du Venezuela sans inclure Cuba et il est impossible de raconter l’histoire de Cuba sans les Castro.”

Chávez nous promit qu’il appellerait le président Raúl Castro quand il serait à bord de son avion et qu’il lui transmettrait notre demande. Mais il nous avertit qu’il était peu probable que Fidel, le grand frère, puisse répondre aussi rapidement, vu qu’il se voue actuellement tout entier à l’écriture et à la réflexion et qu’il ne reçoit plus beaucoup de gens. Il ne pouvait rien nous promettre non plus quant à la disponibilité de Raúl. Chávez monta dans son avion et s’en alla.

Le matin suivant nous volions vers La Havane. Je ne vous cacherai rien : le Ministère de l’Energie et du Pétrole nous avait prêté un avion. Si quelqu’un veut considérer cela comme de la subornation, libre à lui. Mais quand il lira le dossier écrit par un journaliste qui a voyagé dans l’Air Force One ou dans tout autre avion de transport militaire des États-Unis, qu’il le rejette aussi pour les mêmes raisons. Nous avons apprécié le luxe de ce voyage, mais celui-ci n’a pas influencé le contenu de nos reportages.

“Un malheur arrive rarement seul”

Je risquais beaucoup. Le fait de monter dans l’avion pour La Havane sans avoir aucune garantie de rencontrer Raúl Castro me rendait anxieux. Christopher avait annulé à la dernière minute plusieurs participations à des conférences importantes pour effectuer ce voyage. Il n’a pas l’habitude de laisser tomber les gens et c’est pourquoi le côté “à prendre ou à laisser” [de notre proposition à Castro] le rendait nerveux. Douglas, professeur d’histoire à l’université Rice, devait rentrer au plus tôt pour remplir ses obligations académiques. Fernando comprenait que nous espérions de lui qu’il soit le “bélier” qui nous permettrait d’entrer. Tandis que moi, je comptais sur le coup de téléphone de Chávez à Castro, tant pour obtenir l’interview que pour sauver la face devant mes compagnons.

Nous atterrissons à La Havane vers midi et le comité d’accueil est composé d’Omar Gonzalez Gimenez, président de l’Institut Cubain du Cinéma et de Luis Alberto Notario, chef du service de coproduction internationale de l’Institut. Je les avais rencontrés lors de mon précédent voyage à Cuba. Nous commençons à parler de choses personnelles en nous dirigeant vers le bureau des douanes, quand Hitch s’avance et, sans aucune pudeur, apostrophe Omar :

- “Monsieur, nous devons voir le président!”

- “Oui” répond Omar, “nous avons été informés de votre requête et en avons fait part au président. Nous attendons sa réponse”.

Pendant tout le reste de la journée et jusqu’à l’après-midi suivant, nous torturons nos hôtes avec un son de tambour monotone : Raúl, Raúl, Raúl. Je m’imaginais que si Fidel était dans les conditions idoines et réussissait à trouver le temps, il appelerait. Et, dans le cas contraire, je lui étais encore reconnaissant de notre rencontre précédente et le lui dis dans une note que je demandai à Omar de lui envoyer. Je ne connaissais de Raúl que ce que j’avais lu de lui et je ne pouvais dire s’il serait disposé à nous voir ou non.

Les Cubains sont particulièrement chaleureux et hospitaliers. Tandis que nos hôtes nous emmenaient vers la ville, je me rendis compte du fait que la quantité de voitures étatsuniennes des années cinquante avait diminué au cours des quelques années qui étaient passées depuis mon dernier voyage, et étaient remplacées par des voitures russes plus petites. En passant par le Malecón, devant la Section des Intérêts des Etats-Unis, à l’aspect agressif, où les vagues qui se brisent contre les récifs éclaboussent les voitures qui passent, je remarquai un élément presque indescriptible de l’atmosphère de Cuba. C’est la présence palpable d’une histoire architecturale et humaine sur un petit bout de terre entouré d’eau. Le touriste lui-même peut ressentir l’esprit d’une culture qui proclame de différentes manières que “ceci est notre endroit particulier”.

Nous serpentons à travers la vieille ville de La Havane quand, dans une immense vitrine qui se trouve en face du Musée de la Révolution, nous voyons le Granma, le bateau qui transporta les révolutionnaires cubains depuis le Mexique en 1956. Nous continuons vers le Palais des Beaux-Arts, dont les collections d’expositions politiques et passionnées sont une coupe transversale de l’énorme réserve de talent de Cuba. Nous visitons ensuite l’Institut Supérieur des Arts et allons ensuite dîner avec le président de l’Assemblée Nationale, Ricardo Alarcón et Roberto Fabelo, un peintre à qui il avait été dit que j’avais apprécié ses oeuvres lors de notre visite au musée. A minuit nous n’avions toujours pas de nouvelles de Raúl Castro. On nous accompagna ensuite à la maison du protocole, où nous nous reposâmes jusqu’à l’aube.

Le jour suivant à midi, nous nous rendîmes compte du peu de temps qui nous restait. Nous n’avions que seize heures à La Havane avant de nous rendre à l’aéroport pour prendre notre vol de retour. Nous étions assis autour d’une table à La Castellana, une taverne luxueuse de la vieille ville de La Havane, avec un grand groupe d’artistes et de musiciens qui, dirigés par le célèbre peintre cubain Kcho, avaient créé la Brigade Martha Machado, une organisation de volontaires qui aide les victimes des ouragans Ike et Gustav sur l’Ile de la Jeunesse. La Brigade reçoit un soutien total du gouvernement en termes d’argent, d’avions et de personnel, ce qui aurait été le rêve de nos volontaires de la Côte du Golfe après l’ouragan Katrina. Antonio Castro Soto del Valle, le fils de Fidel, un élégant et modeste homme de 39 ans, se joint à nous. Antonio, qui a étudié la médecine est le médecin de l’équipe nationale de base-ball de Cuba. Je m’entretint de manière brève mais agréable avec lui et lui réiterai notre désir de voir Raúl.

Notre temps disponible à La Havane se réduisait de plus en plus. Omar me dit que la décision du président ne saurait tarder. Les doigts croisés, Douglas, Hitch, Fernando et moi repartîmes à la maison du protocole pour préparer nos valises à l’avance. Il était 18 heures, il nous restait dix heures sur l’île. J’étais assis en bas, dans la salle d’attente, lisant à la lumière brumeuse de la fin du jour. Hitch et Douglas étaient en haut dans leurs chambres, tentant sans doute de faire la sieste pour tromper l’anxiété. A côté de moi, Fernando ronflait dans le sofa.

C’est alors qu’apparut Luis à la porte d’entrée, qui était ouverte. Je le regardai par-dessus mes lunettes et il me fit un geste très direct. Sans dire mot, il m’indiqua avec son doigt le haut des escaliers, où dormaient mes camarades. Luis hochait la tête comme pour s’excuser.

- “Toi seul”, me dit-il.

Le président avait pris sa décision.

Je pus entendre résonner dans ma tête l’écho des doutes de Hitch, “un malheur n’arrive jamais seul”. Il s’adressait à moi? Quoi qu’il en soit, je mis la main à ma poche arrière pour vérifier que j’avais mon carnet contenant les notes vénézueliennes, je cherchai mon stylo, attrapai mes lunettes et sortis avec Luis. Juste avant de refermer la portière de la voiture qui nous attendait, j’entendis la voix de Fernando qui m’appelait :

- “Sean!”

La voiture démarra.

Je vais voir le magicien

Aux États-Unis, le président cubain Raúl Castro, ex-ministre de la Défense de l’île, est considéré comme un “militariste froid” et un “pantin” de Fidel. Mais le jeune révolutionnaire au catogan de la Sierra Maestra est en train de démontrer que les serpents se trompent. Certes, le “raoulisme” croît en parallèle au récent essor économique, industriel et agricole. L’héritage de Fidel, comme celui de Chávez, dépendra de la durabilité d’une révolution flexible, capable de survivre au départ de son dirigeant pour cause de mort ou de renoncement. Fidel a une fois encore été sous-estimé par le Nord. En désignant son frère Raúl, il a placé les décisions politiques quotidiennes de son pays en de formidables mains. Dans un rapport du Conseil des Affaires Hémisphériques, le porte-parole du Département d’État, John Casey, a reconnu que le raoulisme pourrait conduire à une “plus grande ouverture et une plus grande liberté pour le peuple cubain”.

Je me retrouvai assis à une petite table vernie dans un bureau du gouvernement, en compagnie du président Castro et d’un traducteur.

- “Fidel vient de m’appeler”, me dit-il. “Il veut que je l’appelle après que nous aurons parlé”.

Il y a un ton dans la voix de Raúl qui rappelle une vie d’affectueuse tolérance pour l’oeil vigilant de son grand frère.

- “Il veut tout savoir de notre discussion”, me dit-il avec un sourire de sage. “Je n’ai jamais aimé accorder des interviews”, ajoute-t-il. “On dit beaucoup de choses, mais quand elles sont publiées elles sont coupées et condensées. Les idées perdent leur sens. On m’a dit que vos films sont longs. Qui sait si votre journalisme le sera aussi”.

Je lui promets d’écrire le plus rapidement possible et que j’imprimerai tout ce que j’aurai écrit. Il me dit qu’il a promis de manière informelle à d’autres personnes sa première interview en tant que président et, comme il ne désire pas multiplier ce qui pourrait être considéré comme une insulte, il a choisi de me recevoir tout seul, sans mes camarades.

Castro et moi buvons chacun notre tasse de thé.

- “Il y a quarante-six ans, à cette heure exacte, nous mobilisâmes les troupes. Almeida dans l’intérieur de l’île, Che Guevara à l’ouest, Fidel à La Havane et moi dans l’est. Il avait été annoncé à midi que le président Kennedy allait prononcer un discours à Washington. Nous étions en pleine guerre des missiles. Nous nous attendions à ce que le discours soit une déclaration de guerre. Après son humiliation dans la Baie des Cochons, la pression imposée par les missiles (qui selon Castro étaient purement défensifs) représenterait une grande défaite pour Kennedy. Et il ne tolérerait pas cette défaite. Aujourd’hui nous étudions de manière très prudente les candidats aux États-Unis et nous nous focalisons sur McCain et Obama. Nous relisons à la loupe tous leurs anciens discours. En particulier ceux qu’ils ont prononcé en Floride, où le fait de s’opposer à Cuba est devenu pour beaucoup un commerce rentable. A Cuba nous n’avons qu’un seul parti, mais aux États-Unis il n’y a que peu de différence. Les deux partis sont l’expression de la classe dominante.”

Il indique que les membres actuels du lobby cubain de Miami sont des héritiers de la richesse de l’ère de Batista ou des latifondistes internationaux “qui ont acheté leurs terres pour quelques centimes”, au moment où Cuba se trouvait sous la domination absolue des États-Unis, qui a duré soixante ans.

- “La réforme agraire de 1959 a été le Rubicon de notre Révolution. Une condamnation à mort pour nos relations avec les États-Unis”.

Castro semble m’étudier, tandis qu’il boit une autre gorgée de thé.

- “A ce moment-là, on ne parlait pas de socialisme, ni de relations entre Cuba et la Russie. Mais le sort en était jeté”.

Après que le gouvernement d’Eisenhower eut commis un attentat contre deux bateaux contenant des armes pour Cuba, Fidel s’est tourné vers d’anciens alliés. Raúl explique :

- “Nous avons demandé à l’Italie. Non! Nous avons demandé à la Tchécoslovaquie. Non! Personne ne nous donnait des armes pour nous défendre, parce qu’Eisenhower avait fait pression sur eux. Ainsi, quand la Russie nous les envoya, nous n’avons pas eu le temps d’apprendre à nous en servir avant que les États-Unis ne nous attaquent à la Baie des Cochons.

Il rit et se dirige vers une pièce contiguë, disparaissant un moment derrière un mur et revenant après quelques instants vers moi en plaisantant :

- “ A soixante-dix-sept ans, c’est la faute du thé”.

Blague à part, Castro se déplace avec l’agilité d’un jeune homme. Il fait des exercices tous les jours, ses yeux brillent quand il vous regarde et sa voix est puissante. Il reprend la conversation où il l’avait laissée.

- “Tu sais, Sean, il existe une photo de Fidel prise durant la Baie des Cochons. Il se trouve devant un char russe. Nous ne savions même pas encore à ce moment-là comment faire marche arrière avec ces chars”, raconte-t-il en riant. “La retraite ne fait pas partie de nos plans!”

Raúl Castro se montre chaleureux, ouvert, plein d’énergie et démontre une grande intelligence.

Je repasse aux élections étatsuniennes et lui répète la question que Brinkley avait posée à Chávez :

- “En supposant que Barack Obama soit élu, accepteriez-vous une réunion à Washington avec lui, quelques semaines après son investiture?”

Raúl Castro réfléchit :

- “C’est une question intéressante”, dit-il en passant à un silence long et inconfortable, jusqu’à ce qu’il ajoute : “Les États-Unis ont le processus électoral le plus compliqué du monde. Il y a des fraudeurs électoraux très expérimentés au sein du lobby cubano-étatsunien de Floride...

Je l’interromps :

- “Je pense que ce lobby est actuellement en proie à la déliquescence” – et j’ajoute, avec la confiance d’un optimiste à toute épreuve : “Obama sera notre prochain président”.

Castro sourit, probablement pour le côté candide de ma remarque, puis son sourire disparaît en prononçant ces mots :

- “Si on ne l’assassine pas avant le 4 novembre, il sera votre prochain président”.

Je lui signale qu’il n’a pas encore répondu à ma question sur la rencontre à Washington.

- “Tu sais” dit-il “j’ai lu les déclarations d’Obama selon lesquelles il maintiendra le blocus”.

Je fais un bref commentaire :

- “Il a utilisé le terme ‘embargo’”.

- “Oui”, dit Castro, “le blocus est un acte de guerre, c’est pourquoi les États-Unis préfèrent parler d’embargo, un terme qui s’utilise dans les textes juridiques... Quoi qu’il en soit, nous savons qu’il s’agit d’une rhétorique pré-électorale et qu’il a également annoncé qu’il était prêt à discuter avec tous”.

Raúl interrompt son propre discours :

- “Tu dois sans doute penser ‘Le frère parle autant que Fidel’... – nous rions tous les deux – Ce n’est pas comme ça d’habitude, mais tu vois... Un jour Fidel reçut une délégation chinoise dans cette salle. Plusieurs diplomates et un jeune traducteur. Je pense que c’était la première fois que le traducteur se trouvait en présence d’un chef d’État. Ils avaient eu un vol très long et subissaient encore les effets du décalage horaire. Fidel le savait, évidemment, mais il continua à parler pendant des heures. Tout d’un coup, une personne qui se trouvait au bout de la table, là-bas – il m’indique une chaise éloignée – a commencé à avoir les paupières lourdes. Puis ce fut au tour d’un autre et encore d’un autre. Mais Fidel continuait à parler. Peu de temps après, tous nos hôtes, y compris le chef de la délégation à qui Fidel s’adressait en personne, dormaient en ronflant. Fidel tourna donc les yeux vers la seule personne encore éveillée, le jeune traducteur, et continua la conversation avec lui jusqu’à l’aube.

Raúl et moi nous tordons de rire. Je n’avais eu qu’un entretien avec Fidel, dont la passion et l’esprit impressionnant étaient une intarissable source de paroles. Mais ça m’avait suffi comme preuve. Quand Raúl Castro reprit le fil de la discussion, seul notre traducteur ne riait pas.

- “Au cours de ma première déclaration après le début de la maladie de Fidel, j’ai indiqué que nous étions disposés à parler de nos relations avec les États-Unis d’égal à égal. Plus tard, en 2006, je le répétai lors d’un discours sur la Place de la Révolution. Les médias étatsuniens rirent de ma proposition en prétendant que j’appliquais un cosmétique sur la dictature”.

Je lui offre une nouvelle opportunité de parler au peuple des États-Unis. Il répond :

- “Les Étatsuniens sont nos plus proches voisins. Nous devrions nous respecter. Nous n’avons rien contre le peuple des États-Unis. De bonnes relations seraient mutuellement avantageuses. Il se peut que nous ne pourrons résoudre tous nos problèmes, mais nous pourrons résoudre nombre d’entre eux.

Il fait une pause et médite longuement une pensée.

- “Je vais vous dire quelque chose que je n’ai jamais dit en public. A un certain moment, une personne du Département d’Etat révéla ce qui suit, mais on le fit taire immédiatement, par peur des conséquences sur l’électorat de Floride, et maintenant que je vous le révèle, le Pentagone pensera que je suis indiscret”.

Je retiens ma respiration en attendant la suite.

“Depuis 1994, nous sommes en contact permanent avec les militaires étatsuniens pour des accords secrets” me dit Castro. “Nous avions convenu de ne parler que des affaires concernant Guantánamo. Le 17 février 1993, sur demande des États-Unis de discuter du dossier relatif aux localisateurs de bouées pour la navigation des bateaux dans la baie, nous établîmes les premiers contacts de l’histoire de la Révolution. Entre le 4 mars et le 1er juillet se déroula la crise des balseros [les Cubains qui tentent de rejoindre les États-Unis dans des embarcations de fortune]. Une ligne directe fut établie entre nos deux armées et le 9 mai 1995, nous nous mîmes d’accord pour organiser des réunions mensuelles entre de hauts responsables des deux gouvernements. 157 réunions ont eu lieu jusqu’à ce jour et elles sont toutes enregistrées. Les réunions ont lieu le troisième vendredi de chaque mois. Nous alternons les lieux de réunion entre la base étatsunienne de Guantánamo et le territoire cubain. Nous avons réalisé des manoeuvres conjointes de réponse à des situations d’urgence. Par exemple, nous allumons un feu et les hélicoptères étatsuniens prennent de l’eau de la baie, en concertation avec les hélicoptères cubains. (Avant cela) la base étatsunienne de Guantánamo n’avait généré que du chaos. Nous avons perdu des gardes-frontières et nous en avons des preuves photographiques. Les États-Unis avaient soutenu l’émigration illégale et dangereuse et leurs garde-côtes interceptaient les Cubains qui tentaient d’abandonner l’île. Ils les emmenaient à Guantánamo et nous initiâmes une coopération minimale. Nous arrêterions de surveiller notre côte. Si quelqu’un désirait partir, libre à lui. Et ainsi, nous commençâmes à collaborer sur les dossiers relatifs à la navigation. À présent, il y a toujours un agent du Département d’État présent lors des réunions du vendredi” – Il ne donne aucun nom et continue - “Le Département d’État a tendance à être moins raisonnable que le Pentagone. Mais personne n’a élevé la voix car... je n’y participe pas. Parce que je parle fort. C’est le seul endroit au monde où ces deux militaires se réunissent en paix”.

- “Et que se passe-t-il avec Guantánamo?”, lui demandai-je.

- “Je vais vous dire la vérité”, me dit Castro. “La base est notre otage. En tant que président, je dis que les États-Unis doivent s’en aller. En tant que militaire, je dis : laissons-les rester”.

En moi-même, je me demande s’il est sur le point de me révéler une grande nouvelle. Ou est-ce une nouvelle qui n’a que peu d’importance? Personne ne devrait s’étonner du fait que les ennemis se parlent en coulisse. Ce qui constitue la surprise, c’est qu’il me le révèle. Je fais demi-tour et reviens à la question de la rencontre avec Obama.

- “Au cas où une réunion avait lieu entre vous et le prochain président, quel serait la première priorité de Cuba?”

Il répond sans hésiter :

- “Normaliser les relations commerciales”.

L’indécence de l’embargo étatsunien contre Cuba n’a jamais été plus évidente que maintenant, après les dévastations dues au passage de trois ouragans. Les besoins du peuple cubain n’ont jamais été aussi pressants. L’embargo est tout simplement inhumain et contre-productif. Raúl continue :

- “Le seul but de l’embargo est de nous faire du tort. Personne ne peut décourager la Révolution. Laissons les Cubains rendre visite à leur famille ici. Laissons les étatsuniens venir à Cuba”.

On dirait qu’il veut simplement dire ‘laissons-les venir voir cette terrible dictature communiste dont ils n’arrêtent pas d’entendre parler dans la presse, où même des représentants du Département d’État et des dissidents exilés reconnaissent que si des élections libres et ouvertes devaient être organisées à Cuba, le Parti Communiste au pouvoir obtiendrait 80% des suffrages. Je lui énumère les noms de plusieurs conservateurs étatsuniens qui ont critiqué l’embargo, de feu l’économiste Milton Friedman à Colin Powell, en passant par le sénateur républicain du Texas Bailey Hutchinson, qui a dit : “Cela fait longtemps que je pense que nous devrions chercher une nouvelle stratégie pour Cuba. Celle-ci consiste en l’ouverture à plus de commerce, surtout de denrées alimentaires, spécialement si nous pouvons offrir au peuple plus de contacts avec le monde extérieur. Si nous pouvons relancer l’économie, cela permettra aux gens de mieux lutter contre la dictature”.

Ignorant l’affront, Castro réplique, audacieux:

- “Nous acceptons le défi”.

Nous sommes entretemps passés du thé au vin rouge et au dîner.

- “Laisse-moi te dire quelque chose”, me dit-il. “Nous avons fait de nouvelles prospections, selon lesquelles il est fort possible que nous disposions de réserves de pétrole sur notre littoral que les compagnies étatsuniennes pourraient venir forer. Nous pouvons négocier. Les États-Unis sont protégés par les mêmes lois commerciales cubaines que celles accordées aux autres pays. Peut-être que cela pourra être réciproque. Il y a 110.000 kilomètres carrés de mer dans la zone partagée. Dieu ne serait pas juste s’il ne nous concédait pas un peu de pétrole. Je ne crois pas qu’il nous ait privé de cette manière.”

En effet, le US Geological Survey a calculé que la zone concernée contiendrait des réserves montant à 9 milliards de barils de pétrole et environ 10 milliards de mètres cubes de gaz naturel dans le bassin maritime du nord de Cuba. A présent que les relations instables avec le Mexique se sont améliorées, Castro essaie d’améliorer également les rapports entre Cuba et l’Union Européenne.

- “Les relations avec l’Union Européenne devraient s’améliorer quand Bush s’en ira”, assure-t-il, confiant.

- “Et avec les États-Unis?”

- “Ecoute”, me dit-il, “nous avons autant de patience que les Chinois. 70% de notre population est née après [l’imposition du] blocus. Je suis le ministre de la Défense qui a le plus duré dans toute l’histoire. Quarante-huit ans et demi jusqu’en octobre dernier. C’est pour cela que je porte cet uniforme et que je continue à travailler dans mon ancien bureau. On n’a touché à rien dans le bureau de Fidel. Durant les manoeuvres militaires du Pacte de Varsovie, j’étais le plus jeune et celui qui était à son poste depuis le plus longtemps. Ensuite, je devins le plus vieux et je continue à être le plus ancien en place. L’Irak est un jeu d’enfant en comparaison de ce qui se passerait si les États-Unis envahissaient Cuba.” Il boit une gorgée de vin et ajoute “Prévenir une guerre, c’est la gagner. Telle est notre doctrine.”

Après avoir fini de dîner, le président et moi sortons par une porte vitrée coulissante et nous retrouvons dans une terrasse qui ressemble à un jardin d’hiver avec ses plantes tropicales et ses oiseaux. Tandis que nous continuons à savourer le vin, il me dit :

- “Il y a un film américain dans lequel l’élite est assise autour d’une table et essaie de décider qui sera le prochain président. Ils regardent par la fenêtre et voient le jardinier. Tu vois à quel film je fais référence?”

- “Being There”, lui réponds-je.

- “C’est ça!” me répond Castro avec excitation, “Being There”. Il me plaît beaucoup. Avec les États-Unis, il existe une certaine possibilité objective. Les Chinois disent : “Le chemin le plus long commence toujours par le premier pas”. Le président des États-Unis devrait faire ce premier pas, mais sans menacer notre souveraineté. Ce n’est pas négociable. Nous pouvons avancer des requêtes sans dire à l’autre ce qu’il doit faire à l’intérieur de ses frontières.”

- “Monsieur le président”, lui dis-je, “au cours du dernier débat présidentiel aux États-Unis, John McCain encourageait le traité de libre échange avec la Colombie, pays connu pour ses escadrons de la mort et ses assassinats de dirigeants syndicaux. Ces relations [entre les États-Unis et la Colombie] s’approfondissent et le gouvernement de Bush tente de faire avancer cet accord au Congrès. Comme vous le savez, je viens d’arriver du Venezuela, pays que le gouvernement de Bush considère, à l’image de Cuba, comme une nation ennemie, bien que nous lui achetions beaucoup de pétrole. Il me semble que la Colombie peut raisonnablement se convertir en un allié d’intérêt géostratégique en Amérique du Sud, occupant le même rôle qu’Israël au Proche-Orient. Avez-vous un commentaire à faire à ce sujet?”

Il médite avec soin la question et me répond d’un ton minutieux et posé :

- “En ce moment,” me dit-il “nous avons de bonnes relations avec la Colombie. Mais je dois avouer que s’il y a un pays en Amérique du Sud qui a un environnement vulnérable dans ce sens... c’est bien la Colombie.”

Gardant à l’esprit les suspicions de Chávez quant aux intentions étatsuniennes d’intervenir au Venezuela, je respire profondément.

Il se fait tard, mais je ne voudrais pas m’en aller avant d’avoir interrogé Castro sur les allégations de violations de droits humains et de trafic de drogue, prétendûment facilité par l’État cubain. Un dossier de 2007 de Human Rights Watch indique que Cuba “continue à être le seul pays d’Amérique Latine qui réprime presque toute expression de dissidence politique”. De plus, il y a environ 200 prisonniers politiques à Cuba actuellement, dont environ 4% sont condamnés pour des crimes de dissidence non violente. Tandis que j’attends les commentaires de Castro, je ne peux éviter de penser à la prison proche de Guantánamo et aux horribles crimes et violations des droits humains que les États-Unis y commettent.

- “Aucun pays ne garantit à 100% le respect des droits humains sur son territoire”, me dit Castro. Mais il ajoute : “Les dossiers des médias étatsuniens sont hypocrites et très exagérés”.

En effet, des dissidents cubains exilés, comme Eloy Gutierres Menoyo, reconnaissent eux-mêmes ces manipulations et accusent le Bureau des Intérêts des États-Unis d’obtenir des témoignages dissidents à l’aide de paiements en espèces. Ironiquement, dans ses rapports de 1992 et 1994, Human Rights Watch décrivit également des désordres et intimidations de la part de groupes anticastristes à Miami, définis par l’écrivain et journaliste Reese Erlich comme “des violations normalement propres aux dictatures sud-américaines”.

Cela dit, je suis fier d’être étatsunien et je sais très bien que si j’étais citoyen cubain et que je devais écrire un article comme celui-là sur les dirigeants cubains, on pourrait m’emprisonner. En outre, je suis fier de ce que le système établi par nos pères fondateurs, même s’il n’est plus exactement le même de nos jours, n’a jamais dépendu d’un seul grand dirigeant par époque. Cette pensée continue à être mise en doute par les héros romantiques de Cuba et du Venezuela. Je pense à le mentionner, et peut-être devrais-je le faire, mais j’ai quelque chose d’autre en tête :

- “On pourrait parler de drogue?” demandè-je à Castro. Il me répond :

- “Les États-Unis sont le plus grand consommateur de drogues au monde. Cuba se situe directement entre les États-Unis et leurs fournisseurs. Pour nous, il s’agit d’un grand problème... Avec l’expansion du tourisme, un nouveau marché s’est développé, auquel nous nous retrouvons confrontés. On dit également que nous permettons aux narcotrafiquants de traverser l’espace aérien cubain. Nous ne permettons rien de cela. Je suis sûr que certains de ces avions arrivent à se faufiler. C’est à cause des restrictions économiques que nous n’avons pas de radar de basse altitude en état de marche.”

Même si cela a l’air d’une histoire à dormir debout, ce n’en est pas une, selon le colonel Lawrence Wilkerson, un ancien conseiller de Colin Powell. Wilkerson a affirmé à Reese Erlich, dans une interview de janvier dernier, que “les Cubains sont nos meilleurs alliés dans la guerre contre la drogue et contre le terrorisme dans les Caraïbes. Même meilleurs que le Mexique. Les militaires considèrent que Cuba est un allié très coopératif.”

Je voudrais poser une dernière fois la question à laquelle il ne m’a pas répondu, car notre langage corporel nous indique que minuit est déjà passé. Il est une heure du matin, quand il se lance :

- “Bon”, dit-il, “tu m’as demandé si j’accepterais une rencontre avec Obama à Washington. Je devrais y réfléchir. J’en parlerais avec mes amis de la direction. Personnellement, je pense qu’il ne serait pas juste que je lui rende visite en premier, car ce sont toujours les présidents latino-américains qui se rendent à Washington en premier. Mais il ne serait pas juste non plus d’attendre que le président des États-Unis vienne à Cuba. Nous devrions nous rencontrer dans un endroit neutre.”

Il fait une pause et dépose son verre de vin vide.

- “Peut-être pourrions-nous nous rencontrer à Guantánamo. Nous devons nous voir et commencer à régler nos problèmes et, à la fin de la réunion, nous pourrions offrir un cadeau au président... nous pourrions le renvoyer chez lui avec le drapeau étatsunien qui flotte sur la baie de Guantánamo”.

Nous quittons son bureau suivis par le personnel, le président Castro m’accompagne en ascenseur jusqu’au hall d’entrée et vient avec moi jusqu’à la voiture qui m’attend. Je le remercie de m’avoir généreusement accordé son temps. Alors que le chauffeur allume le moteur, le président frappe à ma fenêtre. J’abaisse la vitre tandis qu’il regarde sa montre et se rend compte que sept heures sont passées depuis le début de l’interview. Il me dit en souriant :

- “Maintenant, je vais appeler Fidel. Je te le promets. Quand Fidel apprendra que j’ai parlé avec toi pendant sept heures, il s’assurera de te consacrer sept heures et demie quand tu reviendras à Cuba.”

Nous éclatons tous les deux de rire et nous serrons une dernière fois la main.

Il a plu un peu plus tôt dans la nuit. Dans cette obscurité des premières heures, alors que les pneus remuent l’eau sur la chaussée humide d’une paisible aube havanaise, je me rends compte du fait que les questions les plus basiques de souveraineté permettent de comprendre assez bien les complexités de l’antagonisme étatsunien avec Cuba et le Venezuela, ainsi que la politique des deux pays. Qui n’ont jamais eu plus de deux choix : être imparfaitement à nous ou être imparfaitement à eux.

Viva Cuba. Viva Venezuela. Viva USA.

Quand je rentrai à la maison du protocole, il était près de deux heures du matin. De peur que je rentre émêché, mon vieil ami Fernando m’avait attendu. Mes camarades avaient passé une mauvaise nuit. Le pauvre Fernando avait payé les pots cassés de leur frustration. Ils ne savaient pas où j’étais ni pourquoi j’étais parti sans eux. Les fonctionnaires cubains à qui ils avaient parlé leur avaient demandé de se tenir prêts au cas où l’un des deux frères Castro leur accorderait spontanément une interview. Ils avaient par la même occasion perdu l’opportunité de sortir pour profiter de leur dernière soirée cubaine. Après m’avoir informé de cela, Fernando alla dormir quelques heures. Je restai à relire mes notes et fus le premier à m’asseoir à la table du petit-déjeuner, à 4h45. Quand Douglas et Hitch apparurent, je me couvris la tête avec la nappe, feignant d’être honteux. Je suppose que dans ces circonstances, il était un peu tôt (et pas seulement à cause de l’heure) pour mettre leur humour à l’épreuve. La blague tomba à plat. Fernando prit son vol pour Buenos Aires et nous nous envolâmes nous aussi pour rentrer à la maison.

Quand nous arrivâmes à Houston, je me rendis compte que j’avais surestimé l’insensibilité de ces deux professionnels expérimentés. La glace que j’avais pu percevoir au début s’était rompue. Nous nous saluâmes en célébrant ces quelques intenses journées passées ensemble. Aucun de mes deux compagnons n’avait eu la malice nécessaire pour m’interroger sur le contenu de l’interview, mais alors qu’il allait prendre le vol qui le ramènerait vers l’Est, Christopher me dit en partant, “Bon... Je suppose qu’on la lira”.

Si, c’est possible!

J’étais assis sur le bord du lit avec ma femme, mon fils et ma fille. Je ne pus retenir mes larmes quand Barack Obama s’exprima pour la première fois en tant que président élu des États-Unis. Je fermai les yeux et commençai à voir défiler un film dans ma tête. Je pouvais également entendre la bande sonore, qui était de manière très appropriée des Dixie Chicks reprenant une chanson de Fleetwood Mac sur des images au ralenti. Ils étaient là. Bush, Hannity, Cheney, McCain, Limbaugh et Robertson, Luis Posada Carriles, etc. Je les voyais tous. Et le volume de la chanson augmentait tandis que Sarah Palin envahissait l’écran. Natalie Maines chantait doucement :
Et je vis mon reflet dans les montagnes couvertes de neige
Jusqu’à ce que l’avalanche m’emporte
L’avalanche m’emporte
...”

Conversaciones con Chávez y Castro

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