jeudi 13 janvier 2011

"Saint Bouazizi"

Tribune libre de Hélé Béji, Nouvel Observateur, 11/1/2011
 
Hélé Béji est née à Tunis en 1948. Agrégée de lettres modernes, elle a enseigné la littérature à l’Université de Tunis, puis a occupé un poste de fonctionnaire international à l’UNESCO. Elle a fondé en 1998 le Collège international de Tunis, qu'elle préside.
Elle est l’auteur de plusieurs livres dont Le Désenchantement national, essai sur la décolonisation, Maspéro 1982, L’Œil du jour, roman, Nadeau, 1985 et L’Imposture culturelle, essai, Stock, 1997. Elle a également collaboré à de nombreux ouvrages collectifs sur le tiers-monde et sur les questions du monde arabe.
Elle est la sœur du producteur de cinéma et homme d'affaires Tarak Ben Ammar.

Il y a chez les Tunisiens une aptitude au bonheur et à la vie qui est rarement atteinte dans sa vitalité morale. Le suicide d'un des leurs provoque chez eux un tourment mêlé de compassion, d'incrédulité et d'effroi. Ils remettent alors à la Miséricorde divine le geste insensé du malheureux qui s'est ôté la vie dans un moment d'égarement furieux. Leur piété, alors, les sauve eux-mêmes de cette mélancolie extrême qu'ils jugent contre nature, et les ramène à ce principe sacré de vie qu'ils ont toujours jugé supérieur au goût torturé de la mort.
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Mais l'immolation de Mohamed Bouazizi par le feu a pris, dans leur conscience collective, une autre dimension. Elle a soulevé, au cœur même de ce dispositif de vie, une clameur immense, un cri bouleversé, une houle de révolte disant non le désir de mort, mais au contraire, le salut de la vie, contre la tentation mortelle d'un suicide collectif. Le Chef de l'Etat lui-même, saisi par le malheur de ce supplicié, s'est précipité à son chevet. Qui sait quel réconfort inespéré le condamné en a reçu, de quel secret silencieux son cœur s'est consolé, sous son enveloppe calcinée ? Maintenant l'image de Bouazizi s'est tatouée sur notre peau. Le sacrifice de Bouazizi a introduit dans le cœur des Tunisiens, de bas en haut, la sourde morsure de leur culpabilité et la frénésie de la solidarité.
Alors, loin d'inonder la terre de leurs pleurs, leurs larmes de pitié se sont transformées en cristaux de conscience, de libération et de paroles. Une avalanche fébrile a inondé le net, un flot d'appels, d'échos, de messages, d'élans, de passions solidaires, de slogans pacifiques, sortis du dernier soupir de la souffrance muette de Bouazizi, non pour son oraison funèbre, mais pour recueillir sa fierté indocile dans l'âme redressée de chacun. "Ne vous donnez pas la mort, donnez-vous la vie", telle est la devise qui court désormais sur les pages Facebook des internautes tunisiens.
Il apparaît clairement que cette révolte unanime ne peut en aucun cas être réduite à un mouvement d'opposition politique. Le mot même d'opposition, ici, a quelque chose de dérisoire. A aucun moment, l'Etat tunisien n'a été menacé. La majesté de la fonction présidentielle reste, pour la majorité des Tunisiens, le gage de leur propre dignité. L'immense majorité répugne à y toucher, car l'Etat est aussi le symbole de l'orgueil républicain, en communion avec l'humble amour de la patrie. Et même si cela s'est produit ici ou là, dans des formules à l'emporte-pièce, cela ne peut avoir valeur de discrédit général. Le "souverain", au sens rousseauiste de "souveraineté populaire", est le représentant inaliénable de la volonté générale, et le sacrifice de Bouazizi a donné à celle-ci une grandeur tragique : personne, du plus puissant jusqu'au plus misérable, n'est resté insensible à son message.
Qu'est-ce qui a été refusé à Bouazizi, héros et martyr ? Pas seulement du travail, mais un peu de bienveillance, d'attention, de reconnaissance. Pire, il a été maltraité, humilié. Une employée l'a même giflé. Bouazizi, cruellement mortifié, s'est contenu contre l'offense, mais il n'a pu s'empêcher de tourner contre lui-même la violence qu'il a épargnée à ses offenseurs. Comment ceux qui administrent les plus démunis de leurs concitoyens, peuvent-ils encore prendre des licences que la morgue coloniale elle-même aurait officiellement réprouvées ? D'où tiennent-ils leur impunité ? Ces servages sont-ils encore de mise ? Qui supporte ces petites maltraitances conjuguées d'indifférence, d'apathie, d'incurie ou de négligence ? Lorsque le secours républicain est défaillant, le risque de voir surgir l'imploration religieuse est grand, et l'invocation divine se met alors à couvrir toutes les voies de recours de la justice humaine.
Certes, nous savons aussi que la société tunisienne a bénéficié, plus qu'aucune autre société arabe décolonisée, d'un immense engagement de la puissance publique en matière d'éducation, d'habitat, et de santé, pour ne citer que les exemples les plus marquants, reconnus de tous. L'emploi reste un souci majeur. Mais justement, un peuple si brillamment élevé peut-il se satisfaire d'un statut moral d'attardé ? Ne pas être invité à exprimer sa propre vision des choses, à imaginer des remèdes à son oisiveté forcée ? Quand on a bénéficié des atouts du savoir, des dernières avancées de l'informatique, d'une culture cosmopolite et scientifique, peut-on être privé de la conscience sophistiquée née de ces progrès, pour les perfectionner ? Est-ce pécher contre l'Etat que de vouloir projeter plus loin ses ambitions initiales ? Pénétré de l'esprit moderne, le Tunisien, à qui l'Etat offre les conditions de son émancipation, doit-il s'interdire d'user du privilège qui en découle : la condition de l'homme moderne, la liberté ? Elle est déjà partout dans la société tunisienne, dans ses villes, dans ses campagnes, dans ses mœurs privées, entre les hommes et les femmes, dans ses familles, dans sa vie associative, dans ses universités, dans ses clubs, dans ses librairies, dans ses cercles littéraires, dans ses galeries, dans ses théâtres. Partout, sauf en politique. Partout sauf dans ses journaux. Partout sauf dans l'information. Partout sauf dans les rapports entre l'Etat et le peuple. Partout sauf dans les débats publics. Partout sauf entre le citoyen et l'administration.
S'il avait existé une gazette libre à Sidi Bouzid, une toute petite feuille de choux régionale, Mohamed Bouazizi ne se serait pas brûlé. Il est bachelier, il aurait écrit au journal local, il aurait été lu, il aurait été entendu, quelques uns l'auraient soutenu, d'autres auraient protesté, on aurait réclamé, on aurait exigé, des cœurs auraient parlé, des volontés se seraient dressées, des officiels auraient bougé, et son cas, sans doute, aurait pu être réglé. Voilà le bénéfice élémentaire, rudimentaire, de la liberté de parole. La Tunisie est sans aucun doute le pays le plus moderne, le plus « moderniste » du Maghreb. Mais comment continuera-t-elle à le rester si les agents de l'Etat n'ont pas, à l'égard de leurs administrés, ces petites et constantes attentions qui les sauvent des grands désespoirs ? Si la participation morale des citoyens, leur faculté de délibérer, de critiquer, leur volonté de savoir, leur besoin de communiquer, de se plaindre, de s'épancher, si l'exercice de leur intelligence, le fond de leurs pensées sont comprimés dans l'hypocrisie et la dissimulation, et ne trouvent pas d'interlocuteur pour recueillir leurs doléances ? Sa politique d'avant-garde s'essoufflera, et tout l'édifice lentement construit se dégradera. Cette vocation a atteint aujourd'hui son point d'ascension le plus délicat, le plus risqué, mais le plus vital.
Après l'effort titanesque de l'Etat tunisien pour créer les conditions indispensables à l'exercice des libertés, après la mobilisation de la puissance publique pour l'instruction, pour l'égalité des sexes, pour le développement des richesses, pour la redistribution sociale, pour la séparation du religieux et du politique, cette même puissance publique voudrait-elle se saborder elle-même en se refusant ce pour quoi elle s'est investie : l'émancipation de ses citoyens ? Je ne puis croire que c'est ce que l'Etat tunisien souhaite. Or, c'est aux citoyens de se forger des voix pour ce nouveau degré de liberté politique, non pas contre l'Etat, mais autour de lui. L'Etat peut laisser se créer autour de son noyau exécutif des cercles concentriques de participation politique dans tous les milieux sociaux. Je suis persuadée qu'il n'en sera pas menacé. Mais si l'Etat entrave cet élargissement, cette croissance naturelle sortie de sa propre dynamique, de son labeur, de son énergie, de son appareil, il abimera peu à peu les rouages de son organisme, il perdra le fonctionnement de ses articulations, il s'atrophiera, et infirme, ralenti, affaibli, il entrera dans une semi-paralysie où il perdra, non pas seulement la confiance des citoyens, mais sa foi en lui-même.
Ainsi, je crois que cette liberté que réclament les lycéens dans la cour de leur lycée, en s'agglutinant les uns aux autres pour former ces mots, Tunisie libre, vus du ciel, cette liberté n'est pas seulement nécessaire à la société, elle l'est encore plus à l'Etat. Nous sommes arrivés à un point où, si l'inspiration moderne qui a guidé sans lassitude ce pays se relâche, si elle refuse, aux générations sur lesquelles l'Etat national a tant misé, le désir de s'approprier son legs, la République tunisienne n'aura pas d'héritiers, et son patrimoine moral et intellectuel sera récupéré par la prophétie religieuse, dont on sait déjà, par expérience, non seulement qu'elle gaspillera tous les avantages déjà acquis dans l'ordre du savoir, de l'égalité des sexes, du bien-être social, mais qu'elle asservira les consciences non plus à l'interdit de parole seul, mais au péché de la pensée et de la vie.
Or, il est remarquable que toutes les réclamations auxquelles on assiste, sorties de tous les coins du pays, n'aient plus rien à voir avec une quelconque revendication religieuse. Toutes expriment la maturité d'un discernement orienté vers une conscience politique qui n'obéit à aucun mot d'ordre mystique ou religieux. Etudiants, avocats, professeurs, simples citoyens ou chômeurs, sur le web et dans la rue, n'ont montré aucun signe d'allégeance à une idéologie qui leur ferait croire que la solution de leur malheur résiderait dans la Révélation. Déjà, ici, dans l'intelligence qu'a eu la contestation de ne pas mêler le goût de liberté à la croyance religieuse, de ne pas remplacer leur raison personnelle par des commandements divins, de ne pas soumettre leur conscience à un quelconque délire de foi extrémiste, on peut dire, à ce stade crucial, que le choix de l'Etat tunisien, depuis Bourguiba et sous le gouvernement du président Ben Ali, n'a pas perdu son pari d'avoir exclu l'idéologie religieuse du débat politique.
C'est le moment maintenant d'entendre dans ce mouvement plein de fougue, de liberté réfléchie, non pas un discours dirigé contre l'Etat, mais l'éclosion de toutes les graines de modernité qu'il a lui-même semées. Ces contestataires sont sans doute ses porte-paroles. Rien, dans les manifestations des Tunisiens, n'a transgressé les règles de la paix civile, ni ne s'est abandonné aux excès, aux violences ou aux férocités qui chaque jour, par exemple, enflamment les banlieues françaises. C'est déjà le signe que l'esprit républicain s'est enraciné dans les couches du peuple tunisien peut-être mieux que dans certaines franges du peuple français. [1]
Ainsi, avec l'événement de Sidi Bouzid, une question est devenue flagrante, depuis le sommet de l'Etat jusqu'aux bases de la société : est-ce que l'avenir des Tunisiens sera dicté par l'abandon sauvage à la fatalité, ou par le sursaut de la volonté ? Vont-ils poursuivre l'œuvre de modernité dont le mouvement remonte au XIXème siècle, ou vont-ils se résigner aux régressions multiples ? Vont-ils consolider leur immense capital éducatif, ou vont-ils le dilapider dans une défiance généralisée ? Vont-ils se doter d'un langage politique à la mesure de leurs talents multiples, ou vont-ils s'abreuver d'illusions rhétoriques, révolutionnaires ou conservatrices ? Vont-ils se résigner à la loi du malheur, ou vont-ils se battre pour leur bonheur ? Vont-ils croire en eux-mêmes, ou vont-ils se dénaturer eux-mêmes ?
Ces questions, désormais plus pressantes, plus cruelles depuis la tragédie de Sidi Bouzid, sont désormais l'affaire de tous. Car derrière l'émotion intense qui traverse le pays, qui a sorti chacun de son indifférence, derrière ce qui se dessine dans cette révolte, c'est exactement le contraire d'un sentiment de fatalité. C'est la conviction que cela aurait pu être évité. Ce constat plonge les esprits dans des accès de regret et de fureur. C'est le sentiment d'une responsabilité collective ; c'est que Bouazizi n'a pas été frappé par un destin malheureux, sur lequel on ne peut agir ; c'est qu'il a été victime d'une injustice humaine, et non d'une malédiction céleste ; c'est que son cas relève de la négligence des hommes, et non de l'arbitraire de Dieu.
Le meilleur baromètre de la conscience politique d'un pays est la nature et l'étendue de sa réaction morale. Par un enchaînement d'incidents sur lesquels les historiens reviendront, une employée sans cœur a soulevé la réprobation de millions de cœurs. Des sanctions politiques ont suivi, des responsables ont été limogés. Soudain revêtu d'une visibilité sans précédent puisque, pour la première fois, une chaîne tunisienne a diffusé un reportage poignant sur les faits, suivi d'un débat sans concession, ce drame a rassemblé les Tunisiens dans une communion non-violente, qui est exactement le contraire de la terreur révolutionnaire.
Qui en a été l'initiateur ? Bouazizi. Tout seul. Il n'y avait derrière lui aucun parti, aucun leader, aucun mot d'ordre, aucune fatwa. Son geste radical n'avait rien d'idéologique, de mystique, de gauchiste, de réactionnaire, ni même d'incendiaire, malgré les apparences. Bouazizi ne s'est pas lancé sur un bus en tuant des innocents, il s'est bien gardé de cette « explosion sacrée », selon l'expression de l'éminente psychiatre tunisienne, Saïda Douki. Il n'a pas sauvagement étranglé l'employée qui l'a mortifié. Il n'a pas réuni une bande de casseurs pour démolir des édifices publics. Il n'a pas mis le feu à un immeuble. Il n'a pas caché une bombonne de gaz dans une poubelle. Il n'a pas vilipendé le gouvernement, les officiels, l'occident, les sionistes, les chrétiens, les juifs, les musulmans mécréants. Il s'en est pris à lui seul. Son acte est pur de toute considération autre que la révolte. Il a fait de sa dignité une brûlure, de son calvaire une flamme, de son refus un exemple. Son insoumission a épargné toutes les vies, en donnant la sienne, dans une époque qui autorise les victimes de la société à se transformer en gang des barbares et horde de bourreaux. Chez lui, nulle haine, nul ressentiment, nulle vengeance. Son désespoir ne s'est pas enivré de la jouissance d'une extermination diabolique. Il n'a pas éclaboussé sa cause de cette nouvelle forme d'impunité criminelle qui emporte dans sa rage l'anéantissement de l'autre avec soi. Bouazizi est le contraire d'un terroriste. Il est un justicier. Ce qui peut transformer les êtres en monstres inhumains, exaltés par l'illusion de puissance que procure la violence, l'a transformé, lui, en saint. Loin de nous causer de l'horreur ou de l'effroi, il éveille notre conscience à sa noblesse tragique, à la vénération que provoque son humilité, sa fragilité, son innocence, avec le terrible remords de l'avoir laissé aller jusque là, de ne l'avoir pas arrêté quand il était encore temps, de n'avoir pas devancé l'irréversible. Qui connaissait Bouazizi ? Personne. C'était un quidam comme on en croise tous les jours dans la rue, avec cette douce sauvagerie inoffensive dans leur regard, qui propage dans l'âme le son sourd du reproche. Il est comme les saints dont la bonté ne se manifeste qu'après coup, quand leur vie intérieure a produit un miracle reconnu de tous. Mais avant, ils passent inaperçus. L'humanité de Bouazizi ne nous est apparue que dans son supplice. En se brûlant l'épiderme, il nous a arraché le masque, la seconde peau de notre indifférence. Il aura fallu la cruelle incandescence de son geste pour que cette clarté noire nous le rende fraternel, au point que notre humanité nous paraît à présent mutilée par sa disparition. Il s'était cru inutile. Il nous est devenu nécessaire.
Pour moi, Bouazizi est le premier Tunisien libre, le premier musulman libre, le premier arabe libre. Il n'appartient à aucune communauté, à aucune patrie, à aucune société. Il est, comme tant d'autres, un réprouvé de sa propre société, un paria de la décolonisation, un exilé de l'Indépendance. Bouazizi ne s'est pas sacrifié à sa patrie, il n'en avait pas, elle l'avait déjà abandonné. Il ne l'a pas trahie, c'est elle qui l'a trahi. Il n'a pas fui son pays, c'est son pays qui l'a fui. Il n'a pas abandonné sa famille, il ne pouvait plus la secourir. Il n'a pas failli à sa religion, sa religion ne pouvait répondre à sa requête : il n'y a pas de Bureau de l'emploi dans le Séjour sacré. Bouazizi ne s'est pas tué pour la gloire d'un paradis immortel. Il n'est pas mort par mépris de la vie, mais par refus d'une vie sans dignité. Désespéré des hommes, il s'est offert à l'humanité. Bouazizi est le premier musulman universel : il affirme l'existence indubitable de la condition humaine au-delà de son pays, de sa religion, de sa nation. Bouazizi a quitté l'ordre ancestral où le malheur est accepté comme une mystérieuse écriture de la volonté de la loi divine.
La détermination de son refus témoigne d'une foi supérieure : celle qu'il se portait à lui-même. Il n'a pas eu peur du châtiment de Dieu en portant atteinte à sa vie. Simplement, la vie était trop sacrée à ses yeux pour accepter d'être avilie. Il est le premier humaniste musulman, le premier musulman au service de l'Homme. Car même croyant (il l'était très probablement) même avec la consolation de Dieu, il n'a pas enduré une existence déchue, il a estimé qu'une vie sans liberté de travail, sans fraternité, sans secours humain ne méritait pas d'être vécue. Il a dû penser qu'il n'avait pas été créé sur terre pour être piétiné. Son exigence morale excède sa croyance. Jusqu'ici, les musulmans qui se révoltent le font au nom de leur foi, de la culture, de l'ethnie, du Livre, de la communauté. Lui non. Il est vain de chercher à le définir par une quelconque appartenance culturelle, ni même une idée politique, ou une improbable « civilisation » au nom de laquelle on se combat les uns les autres, chaque camp croyant en être l'incarnation. Il n'est pas un opposant, ni un militant, ni un politique, ni un syndicaliste, ni un intellectuel, ni un religieux, encore moins un islamiste. Mais il est l'homme « civilisé » par excellence, celui qui n'a outrepassé aucune règle de civilité pour refuser la société telle qu'elle est.
Jusqu'ici, l'Etat tunisien avait eu fort à faire, il est vrai, avec des courants fanatiques qui voulaient changer la nature de sa Constitution, revenir sur le statut égalitaire des femmes, soumettre la souveraineté tunisienne à des allégeances extérieures, redessiner la personnalité tunisienne sous les traits d'une nation islamique qui transformerait les « citoyens » en « fidèles », et qui, de ce point de vue, étaient une menace mortelle pour les libertés fondamentales. Le rôle de l'Etat fut alors de protéger les consciences individuelles contre les intimidations et les violences de ceux qui, en faisant de Dieu le chef invisible et tout-puissant d'une charte sacrée qui aurait désigné la liberté de conscience au crime d'apostasie, aurait ramené nos mœurs politiques à la terreur d'une théocratie féodale dont il aurait été impossible, alors, de se débarrasser. Les pays musulmans qui ont cru à l'utopie religieuse savent aujourd'hui de quel type de domination absolue ils sont aujourd'hui prisonniers. L'Etat tunisien l'a évité avec une cohérence à la fois rude, intransigeante, et subtile.
Mais aujourd'hui, Bouazizi a prouvé qu'il n'y avait pas de droits de Dieu qui se cachaient derrière son droit simplement humain. Et, de même que le colonialisme, par delà les écarts de sa volonté « civilisatrice », a diffusé dans les élites les notions républicaines d'égalité et de liberté qui ont permis aux colonisés de le critiquer et de le combattre, de même le nationalisme d'Etat a donné aux Tunisiens, à travers des réformes ininterrompues, pour asseoir le principe de liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, le sens du libre-arbitre individuel, au-delà de la souveraineté collective. Ainsi, l'Etat tunisien ne doit pas faire de contresens sur l'agitation de ces derniers jours, elle n'est pas antirépublicaine au sens où l'était l'opposition religieuse. Elle est au contraire ultra-républicaine dans l'esprit qu'elle symbolise : la séparation du politique et du religieux, de la croyance et de la liberté, de la raison et de la foi, du droit humain et du devoir divin.
Elle témoigne d'une appropriation de l'idée de souveraineté par chaque citoyen, et donc d'un progrès de la conscience politique, et non d'une régression. Soudain, les rôles se renversent un peu. Ce n'est pas la structure politique qui est en avance sur la mentalité populaire, comme cela l'a été à maintes reprises dans l'audace législative de l'Etat tunisien. Cette fois, ce sont les membres de la société qui sont en avance sur la marche de l'Etat. L'Etat se retrouve un peu comme un chef de famille qui, ayant tout bâti pour assurer l'avenir de ses enfants, souffre que ces derniers piaffent d'un désir d'autonomie qui les détache de lui, et qu'il regarde comme une ingratitude. En réalité, ce détachement n'est que la maturation de celui qui veut secouer la tutelle et agir par sa propre intelligence et avec ses propres forces, et veut être reconnu pour tel.
Ainsi, l'Etat tunisien a œuvré pour l'avancée démocratique, mais lorsque cette valeur se rend trop bruyante en dehors de ses propres structures, il se raidit. Lorsque le discours de ses propres aspirations est prononcé hors de ses instances, il ne le comprend plus. Lorsque l'éloge de la jeunesse est chanté par les jeunes eux-mêmes, sur un accompagnement musical inédit, il ne l'entend pas. Lorsque le discours de solidarité nationale devient un désir de participation réelle, il ne sait plus le gérer. Lorsque l'invitation à débattre est prise au pied de la lettre et fuse en slogans, il est désorienté. Lorsqu'il appelle les citoyens à ne pas s'autocensurer, et que ces derniers brisent leurs inhibitions, il s'effraie. En réalité, l'Etat a toujours été artisan de sa nouveauté, et la société, docilement, l'a suivi, fort heureusement. Il a souvent engagé des réformes révolutionnaires auxquelles la société a adhéré spontanément. Certes, il a agi de manière souvent autoritaire, mais il est faux de dire qu'il n'avait pas reçu l'assentiment de la majorité. Souvent même, il a recueilli le consensus de toutes les parties de la société, dont la dynamique et le labeur sont les signes les plus évidents d'adhésion. La société tunisienne a toujours accompagné l'Etat, elle n'a jamais fait preuve de mauvaise volonté, ni de résistance passive, ce qui aurait été le signe d'un désaccord et d'une rupture. Une foule de projets économiques, sociaux, culturels, associatifs, touristiques, artistiques, architecturaux s'est engouffrée dans le sillage des choix gouvernementaux. Mais, selon un processus parfaitement logique, le caractère novateur de l'Etat tunisien s'est tout simplement transmis à l'esprit de la société. Comment l'empêcher ? Pourquoi le craindre ? L'esprit de nouveauté, qui a fait la politique tunisienne, et qui définit ce que les étrangers appellent son "génie", a débordé les frontières de ses institutions pour s'emparer de la vitalité sociale générale. Le virus réformateur s'est propagé dans toutes les sphères, publiques et privées. L'esprit de l'Etat a pénétré si profond les mentalités que celles-ci se sont mises à prendre des initiatives, par génie imitatif. C'est pourquoi, je considère que cette "révolution" n'est pas un mouvement d'opposition. Ou alors elle ne l'est que dans un sens dialectique, c'est-à-dire que la société a fini par accomplir ce que la pédagogie étatique attendait d'elle : l'innovation. Ici se dégage le sens profond du politique : l'initiation de chacun au souci du "bien commun".
Ainsi, l'Etat se trouve soudain confronté au miroir de son œuvre. C'est bon signe. La société a eu, pendant des décennies, l'intelligence de suivre la politique de l'Etat, je veux croire que l'Etat tunisien tentera de suivre le mouvement politique de sa société. Certes, celle-ci est moins docile. N'importe. L'Etat a des ressources. Il trouvera l'art inédit de gouverner cette indocilité imprévue, et d'ouvrir un nouveau type de rapport entre la société et lui.
Les peuples les plus doux et les plus aimants de la vie, les plus enclins à l'indulgence, les plus doués pour la quiétude des petits plaisirs, peuvent surprendre ceux qui prennent leur modestie pour une soumission indéfinie. Et pourtant, c'est chez ces peuples débonnaires qui aiment les tablées du soir et les parties de cartes, que l'on croit absorbés par les routines familières de la vie, qu'on trouve, plus que chez les peuples spartiates et disciplinés, le don de protéger ce sens profond de la vie contre des systèmes qui pourraient l'étouffer. C'est ainsi que les Tunisiens se sont toujours tenus à l'écart des idéologies totalitaires, matérialistes ou religieuses, ainsi que des idées extrêmes. Les peuples plus guerriers, plus mystiques, plus méprisants des joies simples, plus aptes à la dureté, en un mot moins sensibles, se montreront peut-être plus indifférents à l'injustice de leur condition. Leur stoïcisme est leur raison de vivre. Mais les peuples naturellement joyeux et sensitifs, comme l'est le peuple tunisien, non. Ils sont douillets. La souffrance, morale ou physique, leur est insupportable. Tant qu'ils trouveront une oreille attentive, un sourire bienveillant, une empathie réelle, ils ne désespèreront pas de la vie, et ne commettront pas l'irréparable. Ils ne sont pas des hérauts de la mort, loin de là. Mais, si vous leur refusez le lien humain, aussi ténu soit-il, si vous leur opposez une fin de non-recevoir, vous brisez le délicat équilibre de leur nature sensible ; si vous leur ôtez la chance de sauver leur tendre art de vivre, alors vous leur instillez l'inhumaine volonté de mourir. C'est ce qui est arrivé à Bouazizi, dont la seule photo qui reste de lui est celle de sa participation joyeuse à un mariage, fête que les Tunisiens cultivent, on le sait, avec un enthousiasme dionysiaque.
Quelque chose d'essentiel se fait jour dans la non-violence de Bouazizi, c'est le fondement moral de notre société. Et c'est cela qui a galvanisé l'ensemble du pays, dans un élan de secours et d'urgence. Il a parlé à tous, aux ministres et aux camelots, aux riches et aux pauvres, aux puissants et aux malheureux, aux travailleurs et aux chômeurs, au gouvernement et au peuple. C'est pourquoi, ni la défense de l'ordre public, ni le souffle agité de la liberté naissante ne doivent, aujourd'hui, s'autoriser du climat révolutionnaire pour se permettre la moindre légèreté d'actes ou de propos. Ce serait de l'inconscience. L'heure de la responsabilité morale de chacun a sonné. L'Etat devra faire preuve d'un peu plus de sens de la liberté, les citoyens d'un peu plus de sens de l'Etat, afin de ne pas se transformer en aveugles émeutiers. La liberté de l'homme civil ne se confond pas avec l'indépendance de l'homme sauvage, disait Rousseau. Un affrontement irrationnel entre le peuple et l'Etat serait le début de convulsions qui nous conduiraient à perdre du même coup, et l'Etat, et la liberté.

Hélé Béji

le 9 janvier 2011
[1] A l'heure où j'écris, des troubles violents semblent avoir éclaté dans certaines villes du Nord-Ouest. J'espère qu'elles ne dédiront pas ce que je viens d'écrire.

1 commentaire:

  1. Réponse (tardive) à Madame Hélé Béji, (mais mieux vaut tard…)
    Madame, permettez moi de suite, de donner le ton afin de vous épargner la peine, si vous le désirez, de lire jusqu’au bout. Je vous confie que pour mon titre, j'ai longtemps hésité entre
    " Béji HéLé, une B-HL tunisienne? " et " Hélé et les mauvais garçons "
    Je vous confie, également, que je vous attendais au tournant, et ai failli vous oublier depuis cette fameuse émission du 12 Janvier 2011 sur Fr3. Vos propos tenus ce soir là m’ont décidément bien marqués, comme ils auront certainement marqué tout tunisien qui se respecte. Oui Madame ! Ce soir là, on s’est entendu dire par une dame, qui avait pourtant l’air bien sous tout rapport, que, NON, la Tunisie à tort ! La Tunisie ne comprend pas la différence subtile entre un Dictateur et un Autocrate. Il est vrai que l’écrasante majorité des tunisiens ne sont pas rompus aux subtilités de la langue de Voltaire et ont rajouté (pour ceux qui ont eu la chance ou la malchance de regarder l’émission) un nouveau mot qui sonne étrangement à leur oreilles : AUTOCRATIE. Il est vrai aussi que l’écrasante majorité des tunisiens ne sont pas non plus rompus aux pathétiques méthodes BHLiennes, sur lesquelles, à ce que j’ai pu constater, vous vous positionnez. Votre méritez décidément votre place dans un coin du comptoir du Café de Flore. Trouvant ici une transition facile, je vais à présent donner dans la psychologie de comptoir : Vous faut-il, Madame, soutenir à tout-va les modèles autocratico-phalliques ? Est-ce pour vous un besoin irrépressible ? Je fais référence notamment à votre intervention dans Le Monde du 26 Mai (vous constaterez que je vous fais de la publicité bien je n’en aie aucunement envie). Cohérente dans votre démarche, vous soutenez et défendez, toujours avec un sens aigu de l’alambiqué un autre puissant (?) de ce monde qui se croit tout permit et qu’il n’y a qu’à se servir pour jouir.
    Maintenant, j’estime vous avoir compris (comme dirai un tel) : 1) Avocat(e) du diable est un métier de nos jours bien médiatisé et donne des entrées nouvelles quand les anciennes se sont effilochées !!! 2) Pourquoi ne vous connais-je pas avant le 12 Janvier ? Tout simplement parce que vous n’aviez jamais eu l’intention avec vos écrits de vous adresser aux tunisiens, trop ignares pour comprendre vos subtilités (que vous devez être également la seule à comprendre).
    Madame, afin que vous ayez toutes les excuses pour vous offusquer de mes propos déplacés, je me permets de vous donner l’occasion de poindre sur mon inculture et mon manque de finesse. Permettez moi de vous dire que votre réflexion est CACA, que vos livres que je n’ai jamais lu (et que je ne lirai jamais) sont CACA, que vos méthodes BHLiennes sont CACA (surtout en Tunisie, car, de tout façon ici personne n’a l’intellect requis pour comprendre votre subtilité et celle de Mr. BHL).
    Citoyen λ,
    Votre serviteur.

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