par FG, Basta !, 16/1/2011
Paolo Lombardi |
Ceux et celles qui, comme moi, ont partagé la vie, les luttes et les souffrances du peuple tunisien depuis des décennies ne peuvent que se réjouir de la chute du gangster du 7 novembre. Mais cette joie, mêlée d’amertume, ne doit pas nous empêcher de réfléchir.
La première source d’amertume, c’est le constat d’un échec : le peuple tunisien n’a pas eu la présence d’esprit et la capacité organisationnelle suffisante pour se saisir du dictateur et le mettre au frais à la Prison civile du 9-Avril en attendant de le juger. Et il ne faut pas rêver : jamais la pétro-narco-monarchie saoudienne, qui lui a généreusement octroyé l’asile, n’acceptera de le livrer à la justice tunisienne restaurée.
La seconde source d’amertume, c’est le constat d’un retard : le peuple tunisien aurait pu se débarrasser de Ben Ali il y a longtemps, si seulement…
Si seulement, il avait disposé d’organisations intelligentes, radicales et efficaces. Mais seulement voilà, il n’en disposait pas. Et cela n’était pas le fruit d’une fatalité, mais d’une histoire. Il me semble utile de rappeler rapidement cette histoire. À verser au dossier du grand déballage et du grand règlement de comptes qui devront obligatoirement avoir lieu comme prélude à la naissance de la Tunisie nouvelle, en Tunisie même et dans la Tunisie planétaire. En effet, grâce à la dictature de Ben Ali et à la mondialisation, la Tunisie aujourd’hui est partout, d’Ottawa à Melbourne, et de Bangkok à Uppsala.
Si seulement, il avait disposé d’organisations intelligentes, radicales et efficaces. Mais seulement voilà, il n’en disposait pas. Et cela n’était pas le fruit d’une fatalité, mais d’une histoire. Il me semble utile de rappeler rapidement cette histoire. À verser au dossier du grand déballage et du grand règlement de comptes qui devront obligatoirement avoir lieu comme prélude à la naissance de la Tunisie nouvelle, en Tunisie même et dans la Tunisie planétaire. En effet, grâce à la dictature de Ben Ali et à la mondialisation, la Tunisie aujourd’hui est partout, d’Ottawa à Melbourne, et de Bangkok à Uppsala.
Enfin, le constat le plus accablant qu’il faut bien faire est que, jusqu’à nouvel ordre, le système mis en place par Ben Ali est toujours en place et que l’homme du 7 Novembre continue, depuis le palais de Djeddah où il est hébergé, à dicter le cours des événements en Tunisie. La fameuse Constitution que ses sbires veillent à appliquer scrupuleusement est « sa » constitution, les hommes qui tentent d’exercer le pouvoir par intérim sont ses hommes, et le président qui sera élu si le processus « constitutionnel » suit son cours risque bien d’être l ’un des siens. Lon de signifier la fin de la révolution tunisienne, la fuite de Ben Ali n'est est donc que le début, le premier acte.
1 – Qui est le Président par intérim ?
Foued Mebazzaa, le président du parlement qui assure l’intérim est un dinosaure de 77 ans qui, depuis le temps lointain de ses études à Aix-en-Provence puis à Paris, avant l’indépendance, a fait preuve d’une fidélité sans failles au parti destourien* et à ses chefs, Habib Bourguiba d’abord et Ben Ali à partir de 1987. Mebazzaa était le directeur de la Sûreté nationale de 1965 à 1967, il a donc dirigé la répression du premier mouvement de révolte de la jeunesse en 1966. C’est le prototype de l’apparatchik obéissant et sans états d’âme. Mais une fois qu’il aura assuré son intérim, il disparaîtra sans laisser de traces, vu qu’il ne peut se présenter à l’élection présidentielle qu’il est chargé d’organiser.
2 – La Constitution
Parmi les dispositions les plus choquantes de la Constitution en vigueur, résultat de tripatouillages opérés par Ben Ali, trois devront être pour le moins amendées : la possibilité d’un nombre illimité de mandats de 5 ans, l’immunité judiciaire du président et la limitation des candidatures aux chefs de partis politiques reconnus. La logique voudrait que le parlement-croupion actuellement en exercice soit dissous et que le processus démocratique commence par l’élection d’une assemblée constituante, après quoi on pourrait procéder à des élections législatives et présidentielle démocratiques. Malheureusement, la Constitution actuelle interdit au Président par intérim de dissoudre le Parlement. Mais on peut faire confiance aux Tunisiens, peuple de juristes, premier peuple arabe à avoir disposé d’une constitution (en 1861) et dont le premier président, Habib Bourguiba, était lui-même un juriste, pour régler ce problème d’une manière formellement satisfaisante.
3 – Quels partis, quels démocrates ?
Dès avant la fuite précipitée de Ben Ali, les candidats au pouvoir ont commencé à se manifester. Les jours et les semaines qui viennent verront apparaître toute une série de personnages qui, la main sur le cœur, assureront avoir toujours été des démocrates sincères et des opposants de la première heure à la dictature, pour solliciter à la fois les suffrages des Tunisiens et la bénédiction des puissances protectrices. Sans entrer dans les détails, rappelons quelques vérités historiques :
a- Le coup d’État médical par lequel Ben Ali avait destitué Bourguiba, le 7 Novembre 1987, avait été organisé par les services de renseignement italiens, auxquels les services US et français avaient sous-traité l’affaire. L’homme au départ prévu pour remplacer Bourguiba était le général Habib Ammar. Les organisateurs de l’opération changèrent de pion au dernier moment. Lorsque Ben Ali, un policier formé par les US-Américains et agent opérationnel de la CIA depuis les années 1960, apprit qu’il avait été choisi, il…s’évanouit.
b- L’ensemble de la « gauche laïque et démocratique » tunisienne soutint Ben Ali dès sa prise de pouvoir, signant avec lui un « Pacte national ». La motivation principale du putsch avait été d’empêcher les islamistes du mouvement Ennahda (la Renaissance) d’arriver au pouvoir par une révolution populaire doublée d’un coup d’État. Ben Ali engagea une répression féroce et efficace contre ces islamistes, soutenu dans cette opération par la quasi-totalité de la « gauche laïque et démocratique » - à l’exception de quelques avocats courageux – et de ses relais internationaux, en premier lieu la Fédération internationale des droits de l’homme, avec la bénédiction unanime de l’Occident démocratique saluant en lui un « rempart de notre civilisation » .
c- Une fois son « travail de nettoyage » des islamistes achevé, Ben Ali s’occupa à son tour de cette « gauche », pratiquant avec adresse la carotte et le bâton : les uns furent réduits au silence et à l’exil, d’autres furent achetés et cooptés dans le pouvoir ou dans ses environs.
d- Les politiciens ont aussi droit à la retraite. Une mesure salutaire serait d’instaurer une bonne fois pour toutes la retraite à 65 ans pour les hommes et femmes politiques. Cela permettrait de dégager la piste pour les nouvelles générations, dans un pays où 51% de la population a moins de 30 ans.
e- La révolution tunisienne en cours n’a pas été le fait des groupuscules militants d’opposition, dont la présence dans le pays a été jusqu’ici fantomatique, et qui se sont généralement accommodés d’un exil subventionné par une Union européenne qui s’est acheté une bonne conscience à peu de frais, quelques Euros distribués à droite ou à gauche (enfin, surtout à gauche). Donc aujourd’hui, aucun groupe politique ne peut asseoir sa légitimité sur la révolution en cours, qui est un mouvement de masse impulsé par la jeunesse diplômée chômeuse, rejointe par la jeunesse scolarisée, les déshérités puis, au dernier moment, les classes moyennes.
4 - Quelles perspectives
Aucun des courants politiques « historiques » représentés par les exilés qui vont rentrer au pays ne pouvant revendiquer une quelconque légitimité révolutionnaire – ils n’ont été pour rien dans la fuite de Ben Ali -, on peut se demander quelle tournure va prendre le mouvement. Un embryon de pouvoir populaire est en train de se développer : ce sont les comités d’autodéfense constitués spontanément par la population pour défendre les quartiers contre les opérations armées des sbires du régime, qui, à bord de 4x4, tirent à tout va et pillent. Mais cela ne suffira pas à établir une démocratie. Pour que le peuple participe réellement au jeu électoral, il faut qu’il ait ses propres candidats. Et pour cela, il doit s’organiser. Les diplômés chômeurs se sont, dans un premier temps, tournés vers les structures régionales du syndicat UGTT, mais cela ne vas très loin. Les diplômés chômeurs doivent créer tout simplement un parti et entrer dans le jeu politique. Ce parti de l’intelligence collective pourrait organiser les jeunes diplômés chômeurs et, autour d’eux, la jeunesse scolarisée, les précaires et les déshérités, pour faire entendre la voix du mouvement réel et de ses revendications dans les instances élues. Cette organisation pourrait et devrait être le cadre d’initiatives autonomes de création de richesses et d’emplois, en servant de pépinière de coopératives et d’autres structures d’auto-organisation. Car il est bien entendu qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de l’État, fût-il devenu « démocratique ».
5 – Les Tunisiens et le monde
Le message envoyé au monde par le peuple tunisien a été reçu cinq sur cinq dans tout le monde arabe, du Maroc à la Jordanie, en passant par l’Égypte et le Koweït. Tandis que les dictateurs tremblent, les peuples s’organisent. Les Tunisiens sont, avec les Palestiniens, le peuple arabe comptant la plus forte proportion de diplômés. S’ils arrivent à déterminer, par la mise en pratique de leur intelligence collective, le cours des événements politiques, leur expérience aura valeur d’exemple, de l’Atlantique au Golfe et même au-delà. Dans le monde sans frontières où nous (sur)vivons, un battement d’ailes du papillon WikiLeaks peut provoquer un tsunami de Sidi Bouzid à Soliman.
Note
* Destour : mot d’origine turque entré dans la langue arabe et signifiant constitution. Le premier parti politique tunisien, créé en 1920, s’appelait le Hizb al-Hor al-Destouri, Parti libre constitutionnel. Il réclamait l’adoption dune constitution redonnant aux Tunisiens les droits dont les avait privé l’établissement du protectorat français en 1883. Son premier chef, le Cheikh Abdelaziz Thâalbi, publie un pamphlet historique, La Tunisie martyre, qui lui vaudra d’être emprisonné. En 1934, Habib Bourguiba et ses amis scissionnent du parti et créent le Néo-Destour, qui dirigera le combat pour l’indépendance. Une fois arrivé au pouvoir en 1956, Habib Bourguiba se débarrassera d’abord des communistes, qui avaient soutenu la lutte pour l’indépendance, en interdisant leur parti en 1957, puis de l’aile nationaliste arabe radicale du Néo-Destour, dirigée par Salah Ben Youssef, assassiné sur ordre de Bourguiba en août 1961 à Francfort-sur-le-Main. Le Néo-Destour devient le Parti socialiste destourien en 1964. En 1988, Ben Ali le rebaptise Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Le RCD deviendra durant l’ère Ben Ali le passage obligé pour tout Tunisien voulant devenir « quelqu’un », bref « l’ascenseur social » n°1, avec plus de 2 millions de membres revendiqués, soit un quart de la population. Durant la révolution de janvier 2010-janvier 2011, le RCD s’avèrera rapidement être une coquille vide. Comme son prédécesseur, le RCD est membre de l’Internationale socialiste.
Du même auteur, lire De Sidi Ifni à Sidi Bouzid : la révolte logique des Bac + contre la dictature des Bac –
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