par Omar Khayyam, 1/1/2011
Ce sont les dernières minutes de 2010 en Tunisie. Un air de tristesse et d’angoisse enveloppe le majestueux Palais de Carthage. Les centaines de gardes présidentiels sont, comme toujours, sur le qui-vive, mais leur nervosité ce soir est perceptible même pour l’observateur distrait. Le général est seul. Une voix insistante, obsédante lui dit qu’il est en train de célébrer son dernier réveillon au Palais de Carthage. La prédiction de sa voyante, Al-Hajja Zohra, lui revient soudainement à l’esprit. Le regard hypnotisant de la vieille dame illuminée lorsqu’elle prononça sa phrase fatidique reste à jamais gravé dans la mémoire du général.
Les appartements présidentiels ne sont égayés par aucune musique, aucun rire ni même l’esquisse d’un sourire. Les bouteilles de champagne, qui d’habitude profitaient du 31 décembre pour éclater de joie, restent étrangement silencieuses. Les débordements se passent ailleurs.
Ben Ali en son Palais en 2007 |
Leïla a disparu du Palais depuis quelques jours. Elle l’a laissé seul avec ses téléphones qui n’arrêtent pas de sonner. Dès qu’il décroche le téléphone, le général ne dit pas "bonsoir" ou "bonne année", mais crie comme un chien enragé: "Encerclez-les !", "Tabassez-les !" ou "Arrêtez-les !". Il profite des courts moments de silence, entre deux coups de fil, pour allumer la énième cigarette et boire un peu de café. Le tabac et le café noir ne font qu’empirer son état de nervosité extrême.
À minuit, il est encore au téléphone. Tous ses subalternes lui affirment que la fièvre qui agite plusieurs villes du pays, depuis deux semaines, est retombée pendant les dernières heures de 2010, mais le général ne fait plus confiance à personne. Il ne cesse de donner l’ordre à ses forces de répression de continuer les patrouilles et les ratissages nocturnes.
Finalement, les téléphones se calment dès la deuxième heure du premier jour de 2011, mais le général ne dort pas. Il sait , mieux que personne, que la nuit est porteuse de tous les dangers. Il ne se couchera qu’aux premières lueurs du jour. Il continue de fumer en faisant les cents pas dans les couloirs du Palais. Malgré l’air un peu frisquet de l’aube, il décide d’aller voir la mer. Il se dirige, traînant les pieds, vers l’une des terrasses qui donnent sur la baie de Carthage. Il voit partout des gardes présidentiels, figés comme des statues. Il s’approche du rivage et contemple la mer modérément agitée. En face, sur l’autre rive de la baie, il décèle de petites taches de lumière décorant l’imposante montagne de Boukornine. La douce musique des vagues arrive à calmer, le temps d’une brève trêve, les nerfs extrêmement tendus du général.
Après ce court moment de méditation, il retourne lentement à ses appartements. Soudain, il s’arrête. Il assiste pour la première fois depuis qu’il s’est installé à Carthage à un spectacle insolite: dans ce Palais où, depuis 23 ans, dès qu’on entend le mot culture, on dégaine son révolver, un agent de la garde présidentielle est en train de lire un livre sous un réverbère ! Attrapé en flagrant délit de lecture, l’agent panique et laisse tomber le livre par terre. Le général n’a pas assez de forces pour gronder le garde un peu trop lettré. Il se contente de ramasser calmement le livre. Il lit le titre en remuant silencieusement les lèvres: L’Automne du patriarche…
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