par Yassin Temlali , Maghreb émergent (Algérie), 16/1/2011
La transition démocratique va-t-elle être menée par le parti officiel, le RCD moyennant un petit lifting et quelques figures honnies offertes en pâture à la vindicte populaire ? Au-delà de l’euphorie et des inquiétudes, les signes d’un changement politique radical ne sont pas évidents. Le système RCD relooké pourrait profiter des divergences de l’opposition pour rester au pouvoir. Ici, un état des lieux des forces en présence et de leurs vues dans une Tunisie en ébullition.
Ils sont rares les signes d’un changement politique radical qui ferait de la chute de Zine El Abidine Ben Ali le début d’une époque nouvelle et non d’une autre « Ère du changement ». Le pays est gouverné par un symbole du Parti officiel, Fouad Mbazaâ, qui, pas plus tard qu’en novembre 2010, priait l’ancien président de se porter candidat aux présidentielles de 2014. Son Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, est celui-là même dont le gouvernement a réprimé les manifestations de ces dernières semaines, et bien qu'il soit présenté comme un simple « technocrate », son image ne peut être dissociée de celle de l’État-RCD. Les élections présidentielles annoncées dans quelque deux mois seront organisées par ces deux hommes, qui traînent le boulet de leur appartenance à un régime massivement rejeté pendant un mois de troubles. Les manifestants arrêtés depuis le 18 décembre 2010 ont été libérés mais des militants politiques sont encore sous les verrous, dont Ammar Amroussia, un dirigeant du PCOT, le journaliste Fahem Boukeddous et Hassan Ben Abdallah, dirigeant de la contestation populaire dans le Bassin minier de Gafsa (janvier-juin 2008). L’armée, présentée comme « neutre », semble déterminée à assurer la continuité du système sous une forme aménagée. Si elle fait arrêter d’anciens ministres de l’Intérieur, elle offre sa protection à d’autres anciens responsables non moins impliqués dans les exactions policières de ces 23 dernières années. Le « modèle tunisien », célébré par le FMI et la Banque mondiale, et dont l’échec a été magistralement démontré, n’est pas remis en cause. On a presque déjà oublié que le feu de la révolte qui a provoqué la chute d’un des plus anciens despotes de la région s’est allumé dans l’arrière-pays déshérité, marginalisé par un système économique très dépendant de l’économie européenne. Seule la corruption est dénoncée et seuls Ben Ali et sa famille sont désignés à la vindicte populaire, comme si le pillage des ressources tunisiennes était le fait d’une poignée d’hommes et de femmes et que personne au sein du Parti-État n’avait profité de leurs largesses ou leur a offert sa protection.
Gouvernement d’union nationale…
L’opposition aborde ce nouveau contexte divisée en deux camps. Le premier rassemble les partisans d’une transition douce que conduirait un gouvernement de coalition. Il comprend le Parti démocratique progressiste (PDP) de Mohamed Nedjib Chebbi, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) de Mustapha Ben Jafaar et El Tajdid (ancien Parti communiste), présidé par Ahmed Brahim. Les deux premières personnalités ont en commun d’avoir été empêchés de se porter candidats aux présidentielles par une loi électorale qui exigeait d’eux le soutien préalable à leur candidature de dizaines d’élus. Ahmed Brahim, quant à lui, a affronté Ben Ali lors de l’élection de 2009 et, naturellement, il n’avait nulle chance d’obtenir plus que 1,57 % des suffrages exprimés. Les trois hommes ont, toutefois, des parcours contrastés. Mohamed Nejdib Chebbi est issu de la gauche radicale, plus précisément de l’organisation maoïsante appelée El Amel El Tounsi (le Travailleur tunisien), dont est également issu le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT). Mustapha Ben Jafaar est un ancien militant du Parti socialiste destourien (ancêtre du Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD) qu’il a quitté avant de créer, avec d’autres dissidents, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), en 1978, et le FDTL, en 1994.
…Assemblée constituante
Le second camp estime qu’une véritable transition passe par le « démantèlement du système Ben Ali » et l’élection d’une assemblée constituante qui rédigerait une nouvelle Constitution. Il comprend le PCOT et le mouvement islamiste El Nahda, qui ne rejette pas l’option d’un gouvernement d’union (Habib El Louz, Al Jazeera, 16 janvier 2011) s’il n’est pas conduit par un des symboles du RCD, à l’image de l’actuel Premier-ministre (Rached Ghanouchi, Al Jazeera, 15 janvier). Cette attitude est partagée par des militants démocrates à l’exemple de Sihem Ben Sedrine, du Conseil national pour les libertés (CNLT). Le Congrès pour la République (CPR) de l’ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Moncef Merzouki, paraît proche des positions radicales de ses anciens partenaires au sein du « Front démocratique du 18 Octobre ». Comme les responsables d’El Nahda, il accepte l’idée d’un gouvernement unitaire mais pas dans le cadre du système-RCD (« El Watan, 15 janvier 2011).
PDP et El Tajdid : le préalable d’une amnistie générale
Il n’est pas sans signification que le premier camp soit composé de partis reconnus (le PDP depuis 1988, le FDTL depuis 2002 et El Tajdid depuis 1981, sous le nom de Parti communiste tunisien) qui espèrent passer à la postérité comme les artisans de la transition tout en faisant l’expérience de la gestion des affaires publiques. Ces partis ne jugent pas le présent cadre constitutionnel totalement inadéquat pour amorcer une mutation démocratique et perçoivent l’ancien-actuel Premier ministre, Mohamed Ghanouchi, comme une « personne non corrompue » (Attia Athmouni, du bureau politique du PDP « Le Journal du Dimanche », 16 janvier 2011). Ils ne conditionnent leur participation à un gouvernement d’union que par la proclamation d’une amnistie générale et la reconnaissance des courants qui « ont déjà déposé des demandes d’agrément sans jamais l’obtenir » (cette formulation pourrait exclure El Nahda). Ils évoquent, certes, la refonte de l’arsenal juridique hérité de l’ère Ben Ali (loi électorale, etc.), mais ils n’envisagent pas de la mener dans le cadre d’institutions totalement nouvelles. Le deuxième camp est composé, quant à lui, de partis qui n’ont pas subi seulement d’importantes restrictions à leur activité (PDP, El Tajdid), mais la négation pure et simple de leur droit à l’existence et qui redoutent que cette injustice ne perdure encore. Le PCOT et El Nahda attirent l’attention sur le fait que la Constitution tunisienne a été taillée sur mesure pour les deux seuls présidents qui ont gouverné le pays depuis son indépendance, il y a de cela 55 ans. Ils rappellent que le 7 novembre 1987, Ben Ali a fait à l’opposition des promesses d’ouverture avant de lui réserver une impitoyable répression.
Une autre ligne de partage : la légalisation d’El Nahda
Une autre ligne de partage pourrait bientôt traverser l’opposition et séparer les partisans de la légalisation du courant islamiste de ses adversaires. A priori, le PDP, le PCOT et le CPR (ces deux derniers, eux-mêmes illégaux), ne verront pas d’un mauvais œil la reconnaissance d’El Nahda mais ce ne sera pas forcément le cas d’autres forces, comme El Tajdid, rétif à l’idée de donner une légitimité politique à des mouvements religieux. Les positions de l’ancien Parti communiste sur cette question bénéficient du soutien d’autres groupes (non reconnus) comme le Parti socialiste de gauche (une scission du PCOT), qui ont été ses alliés au sein de l’Initiative démocratique (présidentielles 2009). Elles pourraient être aussi soutenues par des associations qui craignent que la légalisation d’El Nahda n’annonce la fin de la laïcité spécifique tunisienne et la remise en cause des droits des femmes. Le régime relooké de Fouad Mbazaâ pourrait, de son côté, agiter l’épouvantail d’une prise de pouvoir par les islamistes, pour convaincre les grandes puissances d’entériner le changement contrôlé qu’il a amorcé et diviser l’opposition comme Ben Ali a réussi à le faire après le coup d’État du 7 novembre 1987.
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