Lettre adressée à Radhia Nasraoui, Sihem Ben Sedrine, Souheir Belhassen, Mokhtar Trifi, Ahmed Mestiri, Hamma Hammami, Rached Ghannouchi, Moncef Marzouki, Ali Laaridh, Khemaïs Chamari, Kamel Jendoubi, Raouf Ayadi, Hichem Djaït, Mohamed Talbi, Moncef Cheikhrouhou et à tous les autres.
par Aziz Krichen, Montpellier, 17/1/2011
L'auteur est sociologue. il a été militant de l'extrême-gauche tunisienne dans les années 1960 et 1970.
Chers compatriotes et chers amis,
Je m'adresse à vous de cette façon inhabituelle parce qu'il y a urgence, que je ne peux pas vous joindre à partir de la presse de notre pays et que je n'ai pas envie de le faire par le canal de la presse étrangère.
Nous avons vécu le premier acte de la Révolution. Le soulèvement populaire a chassé le tyran - un tyran qui était un prédateur vorace, mais aussi un vulgaire entremetteur, au service des intérêts de l'étranger. Nous sommes entrés aujourd'hui dans un deuxième moment, où le régime qu'il laisse, ébranlé mais toujours debout, tente de reprendre la main. Comment ? En gagnant du temps et en donnant le change. C'est là tout le sens du "gouvernement d'unité nationale" qui vient d'être installé - avec la participation, comme toujours en pareil cas, de figures issues de l'ancienne opposition tolérée, des personnages intéressés ou inconscients, que le régime suppose capables d'apporter un vernis démocratique à un processus politique en trompe-l'œil, dont on prétendra qu'il va tout changer, en s'arrangeant en coulisses pour que rien ne change en vérité.
Il faut sortir de ce piège grossier pour ne pas laisser notre peuple se faire dérober les premiers résultats de son combat : la chute de Ben Ali et sa fuite misérable. Je suis d'avance convaincu que nous saurons déjouer la manœuvre. La menace est cependant sérieuse et il ne faut pas la négliger. La formule du "gouvernement d'union nationale" peut désorienter les moins avertis. On devine d'ores et déjà qu'elle sera présentée comme une solution de transition raisonnable, mêlant l'ancien et le nouveau, favorisant un rétablissement rapide de l'ordre public, assurant une évolution paisible vers le pluralisme, sans heurts et sans secousses supplémentaires, dans la réconciliation des cœurs et des esprits, etc., etc.
Cet argumentaire démagogique va être répété en boucle, inlassablement, non seulement par les médias tunisiens mais également à l'extérieur. Pour les forces démocratiques et pour le mouvement populaire tout entier, l'erreur à ne pas commettre serait de riposter en ordre dispersé et de laisser croire que l'on refuse par principe toute continuité institutionnelle ou toute forme de compromis. Nous donnerions l'impression d'être divisés en chapelles concurrentes, de ne pas avoir d'alternative crédible au scénario proposé, de nous réfugier derrière une sorte de maximalisme pour cacher notre immaturité politique - voire, à la limite, pour les dirigeants des partis non reconnus, d'être animés par leurs seules jalousies personnelles et le dépit de ne pas avoir déjà obtenu un portefeuille ministériel...
Pour ne pas laisser la manipulation prendre corps, il est indispensable que l'opposition et le peuple parlent d'une même voix et s'engagent dans la même direction. Cela exige avant toute chose que nous organisions dans les plus brefs délais une sorte de comité de liaison, une coordination générale des forces démocratiques et patriotiques, bref que l'on réanime l'initiative du 18 Octobre en la transformant en un large front populaire, en ouvrant ce front à toutes les composantes de la société civile, en particulier aux avocats, aux médecins, aux universitaires, aux militants de l'UGET ainsi qu'aux syndicalistes de l'UGTT, l'UGTT de Farhat Hached, dont les cadres ont fourni (et continueront de fournir) l'avant-garde organisationnelle et morale de la révolution en cours. Le but n'est pas ici de demander au mouvement social de se mettre à la remorque de l'opposition politique. Il est au contraire de fondre l'opposition politique dans l'opposition populaire et de faire en sorte que ses revendications apparaissent pour ce qu'elles sont réellement : les revendications du peuple tout entier. En d'autres termes, il ne s'agit pas d'opposer une vraie opposition (la nôtre) à une fausse opposition (celle qui a rejoint le gouvernement), mais de continuer à se situer dans l'opposition des masses à la dictature - une dictature dont la composition du nouveau gouvernement montre bien qu'elle n'a rien cédé encore et qu'elle ne cherche qu'à gagner du temps. Seule une telle opposition unifiée et massive peut apporter une issue politique à l'impasse actuelle, qui ne vole pas au peuple sa victoire.
Cette démarche accomplie - la constitution d'un comité de liaison peut se faire en quelques heures, étant donné le niveau de convergence réel qui est le nôtre -, il faudra exiger solennellement du président intérimaire Fouad Mebazaa, au nom du peuple et en s'appuyant sur des manifestations massives à Tunis et dans les autres villes, qu'il déclare le gouvernement Ghannouchi non représentatif du pays réel et non adapté aux tâches de l'étape. Il faudra exiger de lui qu'il constitue un nouveau gouvernement provisoire, dirigé par une personnalité indépendante et respectée que nous proposerions nous-mêmes, un gouvernement composé de techniciens et de représentants de la société civile, couvrant tout le spectre des tendances existantes (libéraux, démocrates, socialistes, communistes, nationalistes arabes, islamistes...), sans en exclure une seule, sous n'importe quel motif. Il faudra également exiger de lui qu'il proclame la dissolution de l'actuelle assemblée nationale ainsi que la dissolution du RCD et la confiscation de ses avoirs et de ses archives. (L'objectif n'est pas de déclencher une chasse aux sorcières, mais de mettre hors d'état de nuire les principaux soutiens de la dictature, en les privant de la logistique de l'appareil et de ses ressources financières.)
Les tâches de ce gouvernement provisoire, en dehors de l'expédition des affaires courantes et de la refonte d'un certain nombre de textes de lois (code de la presse, code électoral, etc.), est d'organiser des élections générales anticipées, pour la mise en place d'une nouvelle assemblée nationale dotée de pouvoirs constituants, dans un délai de six mois. Le président élu de l'assemblée remplacera à ce moment M. Mebazaa dans la fonction de chef de l'État par intérim. Après la confection et l'adoption d'une nouvelle constitution, il faudra passer à l'organisation des différentes élections locales et de l'élection présidentielle, dans un nouveau délai de six mois.
Ce dernier point - le report de l'élection présidentielle à la fin du processus - est selon moi essentiel. En Tunisie, comme ailleurs dans la nation arabe, les systèmes de dictature et de dépendance prennent la forme du pouvoir personnel. Le président se voit (et il est souvent vu) comme un homme au-dessus des autres et au-dessus des lois. La démocratie, ainsi que dignité nationale, exigent que l'on rompe définitivement avec cet odieux folklore, et que les fonctions présidentielles soient ramenées à des proportions plus modestes, de représentation et d'arbitrage. C'est la première raison pour laquelle il me semble nécessaire que la première échéance électorale décisive porte sur les législatives - et non sur les présidentielles - et aboutisse à la constitution d'un parlement conscient de son rôle et assuré de sa légitimité comme dépositaire de la souveraineté populaire.
La deuxième raison du report proposé ici est plus essentielle encore. Pour mener à son terme le processus de rupture démocratique, le peuple doit rester uni. Cette unité est la condition sine qua non du succès, surtout que les événements tunisiens se développent dans un environnement régional et international dans lequel, il ne faut jamais l'oublier, nous n'avons pas que des amis. Même pour la campagne des législatives, le front populaire devra rester uni. Or l'on ne voit pas comment une telle unité pourrait être préservée si les composantes du front intérieur se transformaient en autant d'écuries présidentielles, préoccupées avant tout par l'arrivée au pouvoir "suprême" de leur poulain. Ces rivalités dérisoires seraient suicidaires. Elles nous replongeraient dans la culture de l'homme providentielle, casseraient la dynamique unitaire et ne bénéficieraient, en fin de compte, qu'aux malveillants de l'intérieur et de l'extérieur qui guettent le moindre faux pas pour se jeter sur nous et nous ramener là d'où nous essayons de sortir.
En résumé, l'analyse exposée ici s'articule autour du calendrier suivant :
1 - Unité de l'opposition et des forces vives de la société civile ;
2 - Mobilisation de la population ;
3 - Rejet du gouvernement d'unité, où l'appareil du RCD continue de détenir tous les leviers du pouvoir effectif ;
4 - Constitution d'un vrai gouvernement provisoire de rupture démocratique, le seul lien accepté avec le passé étant le président intérimaire ;
5 - Toilettage des dispositifs réglementaires et légaux interdisant jusqu'ici l'expression des droits fondamentaux ;
6 - Organisation d'élections législatives anticipées dans six mois ;
7 - Remplacement de M. Mebazaa par le nouveau président de la Chambre, également à titre provisoire ;
8 - Élaboration et promulgation d'une nouvelle constitution républicaine ;
9 - Élection présidentielle dans un an, dans le cadre des dispositifs de la nouvelle Loi fondamentale.
Mes chers compatriotes,
Je vous adresse ces propositions pour les soumettre à la discussion publique. Je sais d'avance qu'elles doivent correspondre globalement avec vos propres analyses et avec le sentiment populaire. Mon souci en vous interpellant comme je le fais est d'insister sur une seule idée : dans la période de grands bouleversements qui commence, il est vital que nous soyons tous sur la même ligne de conduite. Le sacrifice de nos martyrs a ouvert le chemin de la liberté : la cohésion la plus étroite de nos rangs est la condition de la victoire finale.
* * *
«On ne passe pas par glissements imperceptibles de la dictature à la démocratie, mais par une rupture»
Interview d'Aziz Krichen publiée par El Watan (Algérie), 23.01.11
EW - Le Tunisie vit en ce moment la deuxième étape de sa révolution. Le bras de fer entre la rue et le gouvernement de transition continue. Ben Ali est chassé, cela signifie que son régime est parti aussi, ou est-il est encore en place ?
AK - Le régime a été ébranlé par la fuite de son chef, un général mafieux au service des intérêts de son clan et de l’étranger. Mais le régime en tant que tel est toujours en place, pour l’essentiel.
EW - Beaucoup d’«experts» et d’observateurs estiment que la transition démocratique devrait se faire nécessairement avec des institutions et les hommes de l’ancien régime. Qu’en pensez-vous ?
AK -La notion de transition démocratique n’a pas de sens. On ne passe pas par glissements imperceptibles de la dictature à la démocratie, mais par une rupture, un moment de transformation véritable qui permet de rompre avec le passé et qui ouvre la voie vers l’avenir. La rupture démocratique ne signifie pas que l’on sacrifie en bloc les hommes de l’ancien régime ; elle signifie seulement que l’on ne leur confie pas la responsabilité de construire le nouveau. Ceux qui veulent participer à la reconstruction du pays et de ses institutions sont les bienvenus, mais ils ne peuvent pas prétendre diriger cette reconstruction. Ils ne sont plus légitimes ni même crédibles.
EW -L’opposition radicale est face au défi de la transition démocratique, or elle apparaît désunie et ne parle pas d’une seule voix…
Après un demi-siècle de dictature (1960-2010) il est parfaitement normal que chacun s’efforce de faire entendre sa propre voix. Mais l’opposition tunisienne n’est pas aussi divisée qu’on le prétend. Dans ses composantes essentielles – les forces démocratiques de gauche, nationalistes arabes et islamistes – elle apparaît même passablement homogène dans sa façon de se situer par rapport à la situation actuelle.
EW - Quelles sont réellement les forces politiques et sociales tunisiennes qui s’opposent au régime actuel ?
AK - La particularité du mouvement tunisien, c’est qu’il soit parvenu à englober l’ensemble du corps social contre la dictature : les jeunes et les moins jeunes, les femmes et les hommes, les milieux populaires et les classes moyennes, les régions urbaines et les régions rurales, les courants laïques et les courants islamistes, etc. C’est d’ailleurs ce caractère de levée en masse d’un peuple tout entier qui fait que le mouvement tunisien est une véritable révolution.
EW - Comment voyez-vous le processus de rupture avec l’ancien régime ?
AK -Cela passe d’abord par la dissolution du pseudo-gouvernement d’union nationale et la mise en place, à l’appel du président intérimaire Fouad Mebazaa, d’un véritable gouvernement de salut public, dirigé par un Premier ministre indépendant et ouvert à toutes les sensibilités politiques du pays, sans exclusive aucune. La tâche centrale de ce gouvernement provisoire est d’organiser des élections pour une Assemblée nationale constituante.
Je refuse pour ma part – j’exprime ici une opinion majoritaire dans le pays – que le processus de transition soit focalisé sur la question de l’élection présidentielle. Si tous les sacrifices consentis ne devaient aboutir qu’à l’élection d’un remplaçant pour Ben Ali, qui gouvernerait en s’appuyant sur la Constitution actuelle, on serait bien avancés ! On ne veut pas échanger une dictature hard par une dictature soft. On veut une vraie démocratie. Pour éviter toute forme de retour aux dérives du pouvoir personnel – en Tunisie, on a suffisamment donné avec Bourguiba et Ben Ali – on se bat donc pour une Constitution et pour une République parlementaire où le chef de l’État n’aurait que des fonctions de représentation et d’arbitrage.
Ces différents points concernent les conditions tunisiennes internes de la rupture, si je puis dire. Mais pour rompre radicalement avec l’ancienne situation de dictature et de dépendance, c’est une autre affaire. Et je dirais qu’elle concerne l’ensemble des peuples du Maghreb, sinon l’ensemble du monde arabe. En effet, je ne crois aucun de nos pays capable, seul, de construire une démocratie durable. Parce qu’aucun n’est capable, seul, de construire une économie viable. Aucun de nos pays ne dispose, seul, du minimum de «masse critique» nécessaire pour assurer son indépendance, son développement et ses libertés.
Pour dire les choses autrement, notre avenir à nous, Tunisiens, est organiquement lié au vôtre, nos frères d’Algérie et du Maroc. Nous nous sommes engagés dans le combat. Nous y allons avec la volonté de vaincre. Mais chacun de nous sait, au fond de son cœur, que le combat ne pourrait pas être mené à son terme si vous ne nous rejoignez pas, avant qu’il ne soit trop tard.
EW - L’on s’interroge sur le poids de l’armée dans cette phase. Quel est justement le rôle de cette institution ?
AK -La dictature de Ben Ali ne reposait pas sur l’armée, mais sur l’appareil policier civil. Ben Ali, militaire d’origine (il était officier de renseignement) se méfiait de tout le monde et spécialement de l’armée. Celle-ci a donc été largement marginalisée sous son règne (on compte aujourd’hui moins de 40 000 soldats en Tunisie pour plus de 150 000 policiers). Lorsque le mouvement populaire s’est mis en branle, en décembre, et que la répression s’est abattue sur les manifestants, le commandement militaire a refusé de faire comme la police et tirer sur la foule. Le chef d’état-major a été limogé, mais la troupe a continué de refuser de tirer sur les manifestants. A partir de là, le sort de Ben Ali était scellé et il s’est produit une sorte de réconciliation, des retrouvailles entre le peuple et son armée nationale. C’est l’un des aspects les plus magnifiques de la révolution en cours.
Propos recueillis par Hacen Ouali
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