mercredi 7 octobre 2009

Miguel Enriquez et l’utopie révolutionnaire

La revue chilienne Punto Final rend hommage à Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR, pour le 35ème anniversaire de sa mort au combat
par Manuel CABIESES DONOSO, Punto Final N° 695 , 2/10/2009. Traduit par Gérard Jugant et édité par Fausto Giudice,
Tlaxcala

“L’utopie est à l’horizon. Nous marchons deux pas, elle s’éloigne
deux pas et l’horizon s’éloigne de dix pas. Alors à quoi sert l’utopie ?
À cela, elle sert à marcher”.
Eduardo Galeano

Le sacrifice d’intérêts personnels, capable d’atteindre l’héroïsme en défense d’idéaux et de convictions politiques, n’existe plus au Chili. Ses ultimes manifestations disparurent lors de la longue journée qui commença avec la Moneda [palais présidentiel chilien, NdT] en flammes [le 11 septembre 1973, NdE] et qui se prolongea 17 années dans une lutte inégale contre la dictature. La résistance au terrorisme d’Etat coûta la vie à des milliers de Chiliens. La torture, la prison et l’exil s’abattirent sur beaucoup d’autres. La défaite, la frayeur, la désillusion et les trahisons firent le reste.


Le pays tomba dans l’abîme dans lequel le poussa le néolibéralisme renforcé par une bande de généraux. Ensuite vint l’interminable transition à la démocratie et avec elle, le changement de peau de partis qui hier furent démocratiques mais se transformèrent en fiers administrateurs de l’héritage économique, social et culturel de la dictature. Le pays fut rééduqué dans l’oubli, générateur des honteux niveaux d’ignorance politique qu’il exhibe aujourd’hui. L’histoire, l’identité et l’âme même du pays sont restées plongées dans les ténèbres du retard politique - qui cache une terrible inégalité sociale. Le Chili s’est fait étranger à l’Amérique latine et indifférent à ses luttes, qui hier furent aussi les nôtres.

Néanmoins, cela ne sera pas éternel et doit changer, c’est la loi de la vie. Quand viendra le moment de lancer un nouveau projet de libération économique, politique et sociale, le Chili évoquera ses héros. Là se retrouvera l’héritage de leurs idées qui permettront d’ouvrir les “grandes allées par où passe l’homme libre, pour construire une société meilleure”. Dans ce moment d’ardente création collective, à côté de l’ombre inspiratrice de Salvador Allende il y aura celle de Miguel Enriquez, le jeune révolutionnaire dont nous rappelons le souvenir en cet anniversaire de sa mort. Tous deux sont des exemples de valeur et de détermination à dévouer la vie - qu’ils aimèrent passionément -à ses idéaux. Ils ont laissé un héritage précieux : leurs idées révolutionnaires qui en ce moment de l’Amérique latine reviennent convoquer le militantisme et l’action.

Un chef de révolution


Il y a 35 ans - dans la soirée du 5 octobre 1974 -, Miguel Enríquez Espinoza tomba en combattant la dictature. Âgé de 30 ans, médecin, né à Concepción, Miguel était secrétaire général du MIR depuis 1967. Il refusa de partir en exil après le coup d’état, alors que beaucoup de camarades le lui demandaient pour protéger un cadre exceptionnel. Mais lui préféra plonger dans la clandestinité. Affrontant d’énormes difficultés il se consacra à organiser un mouvement de résistance populaire. Son incessante activité laissa des traces, qui finalement conduisirent les services de sécurité jusqu’à son refuge dans la rue Santa Fe de la commune de San Miguel. Là, avec sa compagne, Carmen Castillo Echeverria - qui fut capturée blessée- et deux autres camarades - Humberto Sotomayor et José Bordaz, qui parvinrent à fuir-, il affronta les forces répressives. Son refus de se rendre se termina par sa mort. Son corps dénudé et brisé fut livré le jour suivant-par l’intermédiaire d’un évêque catholique -à ses parents. “Il avait dix blessures par balle. Une d’entre elles est entrée par l’œil gauche et a détruit son crâne”, rapporta son père, le docteur Edgardo Enriquez Frödden.


Le 7 octobre à 7h30 du matin, seulement huit membres de la famille furent autorisés à l’enterrer dans le cimetière général de Santiago. Un détachement de carabiniers surveillait de près. “Miguel Enriquez Espinosa, mon fils”, dit sa mère d’une voix ferme alors qu’elle déposait l’unique bouquet de fleurs autorisé, “mon fils, tu n’es pas mort. Tu restes vivant et continueras à vivre pour l’espérance et le bonheur de tous les pauvres et opprimés du monde” (1). Miguel a été un des fondateurs du Mouvement de Gauche Révolutionaire (MIR) le 15 août 1965, et en est devenu le dirigeant deux ans plus tard. Il était respecté non seulement par ses camarades mais par de nombreuses personnes avec lesquelles il eut de fortes polémiques. Dans ces débats - en dépit de sa jeunesse - il démontra une large connaissance des sujets et une capacité à exposer ses idées avec clarté.

A l’âge de 17 ans Miguel organisait des mobilisations à Concepción en défense de la Révolution Cubaine, lors de l’invasion impérialiste de Playa Girón. Le processus qui forgea son leadership et qui traça l’identité du MIR s’inspirait de la formation politique et armée de ses militants, et était très influencée par Cuba révolutionnaire. C’est effectivement ce que dit un dirigeant du Parti Communiste de ce pays, en 1974 : “Peut-être est-ce dans la personnalité révolutionnaire de Miguel Enriquez, dans le feu juvénile des combattants du MIR, et qui dans certaines occasions nous faisait désirer qu’ils adoptent une plus grande flexibilité dans des situations politiques concrètes, qu’il y a une des plus nettes images de l’influence de Cuba sur le mouvement révolutionnaire latino-américain” (2).


La forme dans laquelle la direction du PCC (Parti communiste de Cuba) évaluait Miguel se reflète dans ce discours d’Armando Hart. Il compara le révolutionnaire chilien avec les héros de l’attaque de la Caserne de la Moncada et de la lutte révolutionnaire contre la dictature de Fulgencio Batista. “Pour transmettre au peuple cubain - disait Hart - une image de sa personnalité, de sa signification, de ce qu’il représente pour le futur du Chili, nous rappelons des noms comme ceux d’Abel Santamaria, José Antonio Echeverria et Frank Pais”. Et il ajouta, catégorique : “Miguel Enriquez n’avait pas donné tout ce qu’il était capable de donner. Si on le mesure pour ce qu’il était, il faut souligner, sans crainte que le sentiment ou l’émotion obscurcissent le raisonnement, qu’en Miguel Enriquez pointait un chef de révolution”. C’est certain, Miguel - après l’héroïque mort de Salvador Allende à La Moneda - représentait la possibilité de construire un nouveau leadership révolutionnaire qui recueillait la leçon que laissait la conspiration pour renverser Allende tramée par la droite, la Démocratie-Chrétienne, l’impérialisme et les forces armées. Le leadership d’un chef capable de conduire les actions armées, politiques et sociales pour vaincre la dictature et initier la construction d’une société démocratique et socialiste.


Le pays qui a changé


Il y a 35 ans cette espérance se brisa avec la mort de Miguel Enriquez. La brutalité du terrorisme d’Etat et les effets culturels dévastateurs du modèle néolibéral firent échouer les tentatives de la résistance populaire et du Front Patriotique Manuel Rodriguez pour cultiver l’espérance révolutionnaire. Mais en définitive, la dictature fut obligée de retourner à ses casernes. L’initiative politique demeura dans les mains des secteurs bourgeois qui étaient préparés pour la transition par le Département d’Etat US et la social-démocratie européenne. Le Chili d’aujourd’hui est un pays très différent de celui d’Allende, de Miguel et des milliers de héros et de martyrs de la gauche chilienne. La solidarité, support des rêves collectifs et de la conscience du devoir social - qui au Chili avait atteint de hauts niveaux - a disparu presque complètement. Le pays manque d’une utopie qui permette d’unir et de mobiliser les forces pour avancer vers l’horizon de justice sociale. Il se trouve à la merci de l’oligarchie qui manipule ses sentiments et ses attentes à travers les moyens de communication. Il est resté sans capacité critique, dépourvu de participation et sans volonté politique pour renverser les obstacles qui empêchent d’atteindre une pleine démocratie. L’actuelle période électorale, qui permet un certain degré d’attention à des sujets politiques, prouve l’appauvrissement du citoyen en tant qu’agent actif et critique du développement démocratique.


Les candidats avec des possibilités de victoire- consacrés dans cette condition par la complicité d’enquêtes adroites et de manipulations de la presse oligopolistique -, sont toujours les mêmes. Aucune proposition ne touche le cœur du système. Aucune ne s’engage pour une Assemblée Constituante qui élabore une Constitution démocratique. Aucun n’envisage des mesures qui touchent les puissants intérêts nationaux et étrangers qui contrôlent l’économie (faisons ici une digression. Comme conséquence de la crise capitaliste qui a mis en évidence l’incapacité du marché de s’autoréguler, les administrateurs du système commencent à éluder leurs responsabilités. On n’entend rien moins que l’ex-président Ricardo Lagos critiquer le néolibéralisme, alors que son gouvernement fut un des plus néolibéraux du monde. Il en est de même avec la présidente Michelle Bachelet qui parle de la “fin du paradigme néolibéral” et revendique le rôle de l’Etat. Cependant, son gouvernement n’a pas fait autre chose que respecter les règles du jeu du néolibéralisme. Enfin, le candidat présidentiel de la Concertation, Eduardo Frei, réclame “l’Etat et plus d’Etat”, mais c’est son gouvernement qui avait privatisé l’eau potable, les ports, etc.).


Aucun des candidats créés par les acrobates de la politique ne fait mention des scandaleux privilèges des forces armées, de ses énormes dépenses d’armement et de ses exceptionnels régimes de prévoyance, ainsi que du poids déterminant qu’elles continuent de tenir dans la conduite du pays. Aucun candidat ne répond aux demandes du peuple mapuche. Aucun ne s’engage à une solution à la juste demande de la Bolivie d’un débouché souverain sur la mer. Aucun ne propose d’en finir avec les AFP (3), ni ne se prononce pour une santé et une éducation publiques. Pas plus pour renationaliser le cuivre - de nouveau en mains étrangères-, ni pour nationaliser les banques et impulser une réforme fiscale véritable. Ceci a été démontré par le médiocre “débat” télévisé récent. Il est impossible de trouver dans leurs discours ne serait-ce qu’un soupçon d’ébauche de société plus juste. D’une manière ou d’une autre, ils se déclarent les continuateurs du gouvernement de Bachelet, y compris le candidat de la droite. Le futur gouvernement sera par conséquent « continuiste » dans son essence

Mais il y a un futur...

La gauche a perdu trop de temps à reconstruire l’utopie de ce temps. Elle s’est embrouillée dans des vétilles et des discussions stériles, prise entre un discours réformiste et une pluie de consignes dogmatiques, sans contenu, qui produisent plus de rejet que d’adhésion. Les intérêts des partis, groupes et personnes ont été mis au premier plan. Les possibilités d’un projet commun ont ainsi ont été annulées été annulées et les maigres forces ont été dispersées encore plus. Une partie de la gauche a été contaminée par le pragmatisme de la contre-culture néolibérale. Elle a fini par accepter, dans les faits, que la lutte pour le socialisme n’a pas de viabilité au Chili et que c’ est un thème démodé, bon pour les rêveurs. Elle a renoncé dans la pratique à présenter une proposition de caractère socialiste qui permettrait d’élever le contenu du discours politique. Et cela, alors que le capitalisme traverse une profonde crise et que la déprédation de la planète met en jeu la vie de l’espèce humaine. Le Chili se droitise alors qu’en Amérique latine un courant socialiste fait son chemin qui gouverne déjà dans plusieurs pays. Le socialisme du XXIe siècle pose des propositions pour notre époque. L’intégration économique, la coopération énergétique, l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (Alba), la Banque du Sud, etc., sont les instruments de ce projet qui avance.


Prendre conscience que nous vivons une époque favorable pour l’utopie révolutionnaire devrait promouvoir au Chili la reconstruction d’une gauche en lutte pour des changements profonds et radicaux. Cela était l’objectif pour lequel les révolutionnaires d’hier étaient disposés à donner leur vie. Comme Allende, Miguel et tant d’autres.


Notes

(1) Discours du Docteur Edgardo Enriquez (1912-1996), ex-directeur de l’hôpital naval de Talcahuano, ex-recteur de l’Université de Concepción, ex-ministre de l’Education du président Allende, lors de l’inauguration de l’hôpital clinique Miguel Enriquez à la Havane en 1975. La mère de Miguel était Raquel Espinosa Townsend (1913-2003)

(2) Armando Hart Davalos, membre du bureau politique du Parti Communiste de Cuba, dans l’acte d’hommage à Miguel dans le théâtre Lazaro Peña de la Centrale des Travailleurs de Cuba, 21 octobre 1974. Dans le même acte parla Edgardo Enriquez, frère de Miguel, membre de la Commission politique du MIR. Détenu à Buenos Aires par l’Opération Condor le 10 avril 1976, disparu depuis.


(3) Les AFP (Administradoras de Fondos de Pensiones) sont des institutions financières privées de gestion des pensions, créées en 1980 par un décret réformant le système de prévoyance en le transformant en système de capitalisation individuelle. (NdT)

Sur Miguel Enríquez, lire La vie de Miguel Enríquez et le MIR, par Pedro NARANJO SANDOVAL

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