vendredi 30 octobre 2009

Jean-Pierre Filiu : Les neufs vies d’Al-Qaïda



par Aziz Enhaili, tolerance, 28/10/2009
Jean-Pierre Filiu est arabisant et professeur associé à Sciences Po, où il enseigne au sein de la Chaire Moyen-Orient Méditerranée. Il était à l’automne 2008 professeur invité à l’Université Georgetown (Washington). Il a notamment publié chez Fayard «Mitterrand et la Palestine (2005)» et «Les frontières du jihad (2006)». Son «Apocalypse dans l’Islam» a obtenu en 2008 le Grand prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois. Son dernier livre, «Les neuf vies d’Al-Qaïda» (Fayard, 2009) tombe à point nommé au moment même où tout le monde se pose des questions à propos du devenir de ce réseau des nomades du jihad global. Pour en savoir un peu plus sur Al-Qaïda, nous avons réalisé l'entrevue qui suit avec ce spécialiste reconnu de l’islamisme et du monde arabe. Entrevue réalisée par Aziz Enhaili pour Tolerance.ca ®.


Aziz Enhaili : Dans votre récent livre, vous avez parlé de «Neuf vies» d’Al-Qaïda. Pouvez-vous nous dire ce que vous voulez dire par cela? Et par la même occasion retracer pour nous les étapes de l’histoire de ce réseau nomade du jihad global ?

Jean-Pierre Filiu : Je m’efforce dans ce livre, fruit de plusieurs années de recherche, de décrire de la manière la plus précise et la plus complète possible l’histoire de cet extraordinaire mouvement qu’est Al-Qaïda. Fondé dans la clandestinité au Pakistan en août 1988, il n’est apparu au grand public qu’avec la tragédie du 11-Septembre 2001. Mais il avait déjà derrière lui un parcours complexe, heurté et méconnu, jalonné d’exils, de complots… et de trahisons. Al-Qaïda me paraît aujourd’hui au bout d’un cycle et sa direction, avec Ben Laden et son adjoint Zawahiri, est d’ailleurs revenue s’installer dans ces zones tribales pakistanaises qui ont vu naître l’organisation. Je décompose l’histoire d’Al-Qaïda en neuf périodes, que je qualifie de « vies », car cette organisation a témoigné d’une très forte capacité à se régénérer après les crises et les défaites. Les quatre premières vies d’Al-Qaïda se succèdent jusqu’à l’apogée du 11-Septembre et l’organisation de Ben Laden a ensuite connu «l’Effondrement du sanctuaire», «la Campagne d’Arabie», «le Sang de l’Irak» et «le Califat des ombres». Al-Qaïda est entrée depuis 2007 dans sa neuvième vie, celle de la «Fuite en avant», qui pourrait être la dernière. Mais rien n’est joué.

Aziz Enhaili : À quels facteurs imputez-vous la montée en puissance d’Al-Qaïda ?

Jean-Pierre Filiu : Les trois atouts majeurs d’Al-Qaïda sont le caractère simple et percutant de son message, la structure souple et fluide de ses réseaux et le recours systématique aux nouvelles technologies, au premier rang desquelles Internet. L’organisation émet aujourd’hui en ligne un document original tous les deux ou trois jours, entretenant ainsi l’illusion de son omniprésence planétaire. Al-Qaïda a aussi pu profiter des choix stratégiques de ses adversaires pourtant déclarés. La «guerre globale contre la terreur» (déclenchée par l’administration de George W. Bush au lendemain du 11-Septembre) a ainsi gonflé l’importance de l’organisation de Ben Laden, qui a pu se présenter comme le démiurge d’une violence planétaire. Enfin, l’invasion américaine de l’Irak (mars 2003) a permis à Al-Qaïda, jusqu’alors absente de ce pays, d’y prendre pied et d’installer une nouvelle base au cœur du Moyen-Orient.

Aziz Enhaili : Pensez-vous qu’Al-Qaïda est effectivement entrée dans une phase de déclin irréversible? Si c’est le cas à quels facteurs imputez-vous un tel développement d’importance? Sinon, quel est son état réel actuel ?

Jean-Pierre Filiu : Il faut se garder de toute prédiction hasardeuse, mais je décris point par point dans mon livre comment les trois atouts principaux d’Al-Qaïda (ceux qui ont porté sa montée en puissance) sont en train de devenir les trois faiblesses majeures de l’organisation : la propagande agressive d’Al-Qaïda est désormais rejetée comme déviante, voire contraire à l’Islam, y compris dans les milieux militants; les réseaux légers et mobiles ont certes prouvé leur résilience, mais ils se sont montrés incapables de s’implanter durablement sur un territoire donné; enfin, le décalage entre le cyberjihad virtuel et la réalité des conflits en cours est de plus en plus perceptible, même chez les plus radicaux. C’est surtout le rejet d’Al-Qaïda par les sociétés musulmanes qui affecte le devenir de l’organisation, forte aujourd’hui de mille à deux mille membres. Soit environ un Musulman sur un million! A cela s’ajoute le fait que l’écrasante majorité des victimes d’Al-Qaïda sont des Musulmans tués dans des pays musulmans.

Aziz Enhaili : Dans l’état actuel de la guerre en Afghanistan, pensez-vous qu’il est judicieux (ou contreproductif) pour les forces de la coalition internationale de dissocier des insurgés «talibans» «récupérables» des combattants d’Al-Qaïda à combattre jusqu’au dernier? Pensez-vous également que la stratégie antiterroriste (de certains à Washington) serait mieux adaptée au combat du réseau terroriste que la stratégie anti-insurrectionnelle du général Stanley McCrystal ?

Jean-Pierre Filiu : Les sources américaines évaluent à moins d’une centaine le nombre de militants d’Al-Qaïda sur le territoire afghan. Ce n’est pas là, mais bel et bien au Pakistan que l’organisation joue son destin. La distinction porte donc moins entre talibans «modérés» ou «radicaux», deux concepts assez contestables et mouvants, qu’entre talibans afghans et pakistanais. Les talibans pakistanais sont en effet engagés dans une guerre révolutionnaire et impitoyable contre la République islamique d’Islamabad et c’est cette guerre-là qui représente le front principal pour Al-Qaïda. Une fois de plus, l’organisation de Ben Laden, malgré tous ses discours anti-occidentaux, a choisi de combattre des Musulmans dans un pays musulman.



Aziz Enhaili : Pensez-vous que la notion d’exclusion d’Al-Qaïda de toute emprise sur un territoire musulman accélérerait son déclin? Dans l’hypothèse de l’ouverture d’un nouveau front (pour cause éventuellement d’une guerre contre un pays musulman), Al-Qaïda ne trouverait pas là un facteur puissant de renaissance?



Jean-Pierre Filiu : Depuis 2001, Al-Qaida a été incapable de développer un contrôle durable sur un territoire transformé dès lors en ce que j’appelle un «Jihadistan». La seule expérience remonte au régime taliban et elle s’est effondrée après le 11-Septembre. La tentative d’établir un «Jihadistan» en Irak a été rejetée par la guérilla locale qui, quoique jihadiste, arabe et sunnite, a fini par se retourner contre Al-Qaïda. Aujourd’hui, l’organisation de Ben Laden appelle publiquement de ses vœux une guerre entre l’Amérique «croisée» et l’Iran «hérétique», qui affaiblirait selon elle ses deux ennemis. Dans les perspectives d’avenir que je trace dans la dernière partie de mes «Neuf vies», la crise internationale (avec intervention occidentale dans un pays musulman) représente en effet le scénario optimal pour Al-Qaïda. C’est d’ailleurs pourquoi Ben Laden avait tout misé sur l’élection de John McCain et a été tant déstabilisé par la victoire de Barack Obama.

L'auteur

Aziz Enhaili est contributeur au volet «Moyen-Orient» du LEAP/E 2020 (Laboratoire Européen d'Anticipation Politique/Europe 2020), un Think Tank européen leader dans le domaine de la prospective internationale. Il est également contributeur au Global Research in International Affairs (GLORIA) Center. Il est notamment co-auteur de quatre ouvrages collectifs, dont deux dirigés par Barry Rubin: Political Islam (Londres: Routledge, 2006) & A Guide to Islamist Movements (New York, M.E. Sharpe, à venir en novembre 2009). Il est chroniqueur des affaires moyen-orientales au webzine canadien http://www.tolerance.ca/.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire