Dimanche 25 octobre, Le Frente Amplio n’a pas obtenu la majorité absolue et son candidat, Pepe Mujica, devra affronter un deuxième tour
MONTEVIDEO-. Jusqu’à huit heures du soir une ambiance optimiste régnait au siège de la campagne électorale du Frente Amplio. Les premières estimations présageaient une majorité absolue à la coalition et la Loi de Caducité était donnée comme annulée. Cependant, peu de temps après quelques dirigeants ont commencé à grimacer montrant à l’évidence que quelque chose allait mal. Aux portes de l'hôtel, sur une grande esplanade de Montevideo envahie de gens, de drapeaux et de liesse, les larmes ont soudain commencé à couler lorsque les radios ont annoncé l’estimation d'une défaite probable du référendum pour l'annulation de la Loi de Caducité.
La nouvelle déclaration de presse de Mujica et d'Astori venait rajouter un nouveau coup à ceux qui comptaient rééditer la majorité absolue. Là, le candidat a insisté sur l’idée : la société exige du Frente Amplio « un effort de plus », un mois de plus de bataille politique avec « une base de départ très optimiste ». « Je suis enchanté de ce résultat, parce que je suis un homme de combat et jamais personne ne m’a fait de cadeau », a dit Mujica, mais la mise en scène n'était pas, loin de là, celle d'une victoire.
À partir de là, les estimations assénaient au fur et à mesure des coups successifs aux milliers de militants et sympathisants du Frente Amplio qui attendaient dans la rue, avec les bouteilles non débouchées : dans aucune des deux chambres le Frente n'obtenait la majorité, les blancs et rouges le dépassaient en voix, le vote extérieur soutenait le plébiscite avec à peine 35%…
« Tous debout ! »
Les leaders du Frente Amplio se sont empressés de sortir au balcon pour essayer de ranimer la ferveur des gens. Les visages de ceux d'en haut [au balcon] et de ceux d’en bas parlaient d’eux-mêmes, mais tous se sont unis dans un « tous debout ! » collectif qui fit de nouveau se relever les drapeaux et les esprits, en mettant l’accent sur le petit pourcentage qui les sépare de la majorité pour le second retour.
Mujica et Astori se sont symboliquement enveloppés de drapeaux uruguayens et ils ont souligné que dorénavant il ne s’agissait plus d’une querelle entre partis, mais d’un combat entre deux modèles de pays. De cette façon, la direction du FA a donné une touche plus centriste et plus conciliatrice à son discours, en réitérant sa proposition en accord avec l'opposition sur quatre secteurs stratégiques pour le pays (éducation, sécurité, énergie et environnement).
À quelques centaines de mètres de là, au siège du Parti National on pouvait respirer une atmosphère bien différente. Les blancs ont moins d’appuis, on s’attendait à cela, mais l’évidence d'un second tour avait avivé la fête parmi sa base, surtout lorsque Pedro Bordaberry, du Parti Colorado (les « rouges »), avait avancé qu'il soutiendrait Lacalle (candidat des « blancs »).
Les deux partis coordonneront des « actions immédiates » cette semaine même, en essayant de rentabiliser la défaite psychologique du Front et de rendre possible une alternative à Pepe Mujica. Entretemps, les plus grandes ovations des fans de Lacalle ont retenti lorsque sur l'écran géant de son siège de campagne sont apparues des images de l'affiche qu’un militant exhibait : « Je ne veux pas un président assassin ».
Avec un tel détail, il se respirait une atmosphère étrange cette nuit de dimanche dans les rues de Montevideo. Au fil des heures, les deux moitiés du pays s’affrontaient inhabituellement dans un pays si politiquement correct. Des cris étaient échangés d’une voiture à une autre, d’un trottoir à l’autre, tandis qu’on agitait des drapeaux, des critiques fusaient : « Mujica assassin ! », bramaient certains. « Fachos, voleurs ! », répliquaient les autres.
Ces expressions de confrontation seront bien sur anecdotiques et la classe politique saura les reconduire vers le savoir faire* oriental (= uruguayen) classique, mais elles dénotent l’arrivée d’un choc de trains entre deux Uruguay possibles après le 29 novembre. Ce sont deux alternatives de pays pas très différentes sur le fond, mais très antagoniques sur les formes, au point d’en arriver à se repousser dans une société où les blessures de la dictature ne se sont pas complètement cicatrisées.
Pepe Mujica dans sa ferme lundi
Un coup contre la mémoire
Le coup a été rude pour le mouvement populaire, qui s’était donné beaucoup de mal dans la campagne pour l'annulation de la Loi de Caducité. Dans le local de la Fédération des Étudiants c’était la désolation, et les critiques contre le FA ne manquaient pas, pour ne pas avoir mis plus de lui-même dans la campagne pour l’abrogation de la loi. Les sentiments étaient tellement contradictoires que certains partisans du Front montraient leur enthousiasme pour la victoire électorale, tandis que d'autres pleuraient et réclamaient du respect - ou un peu de deuil - devant la défaite du référendum.
Tous les chiffres connus au cours de cette nuit correspondaient aux sondages sortis des urnes, qui d’ordinaire s’accordent tellement avec les résultats finaux que leurs projections sont données avec assez de certitude.
Ainsi, les Uruguayens se sont couchés en pensant que les votes pour le « oui » tournaient autour de 47%, mais le lundi matin un coup cruel de plus s'est rajouté à la défaite du bulletin rose. Vers midi, le ministre de la Cour Électorale a donné les chiffres du scrutin officiel et a annoncé, avec surprise, que la Loi de Caducité avait été annulée. Les textes ont immédiatement commencé à circuler et le paysage électoral qui s’ouvrait était bien différent de celui de la nuit précédente. En fait, il s'agissait d'une énorme erreur, puisque les chiffres correspondaient à ceux de la capitale et ont été démentis dans la demi-heure suivante. Le résultat réel était bien différent, et à la grande surprise très mauvais pour la défense des droits humains : à peine 42.7% de soutiens pour l’arrêt de l'impunité.
El Pepe participant à une course cycliste
« J’ai honte »
Quelques réactions sont radicales : « J’ai honte de vivre dans un pays de cocus et sans mémoire », proclame une carte rose de l'Uruguay qui a commencé à circuler sur internet. Le fait est que, vingt ans après le premier référendum pour l’abrogation de la loi, on a obtenu moins de soutien qu'à cette époque, lorsqu’on disait que la décision du peuple avait été conditionnée par ce que la dictature venait de faire et par la peur qui subsistait encore. Et aujourd’hui, que la menace militaire ne paraît plus être un problème, avec la dipsarition d’une grande partie de ces électeurs qui sont morts, remplacés par de nouvelles générations, après cinq ans de gouvernement du Frente Amplio qui présupposent un changement culturel et idéologique dans le pays, le « oui » n’est même pas parvenu à égaler ces résultats. La question « que s’est-il passé ? », résonne dans tous les coins du pays.
La nouvelle a rapidement circulé jusqu'aux pays voisins, où il existe également des mouvements actifs pour les droits humains. De fait, l'annulation de la Loi de Caducité était importante non seulement pour la nécessité de juger les bourreaux uruguayens, mais aussi comme une mesure préventive face aux futures tentations dictatoriales des chefs militaires partout dans le continent. Les putschistes du Honduras, ou ceux qui essayent de déstabiliser les processus vénézuélien et bolivien, peuvent interpréter le message qu'ils ont reçu hier comme signifiant davantage d'impunité pour leurs méfaits.
Gueule de bois référendaire
La défaite pour la fin de l'impunité doit encore être digérée et ses effets sont encore insoupçonnés, mais en principe elle ne contribue pas à la course de Pepe Mujica à la Présidence. Beaucoup de militants sociaux sont déçus par la tiédeur du Frente Amplio face à la Loi de Caducité. D'abord, parce qu'ils auraient pu abroger la loi et ils ne l'ont pas fait, de telle sorte que le mouvement populaire avait dû pousser à la tenue du référendum. Et maintenant, durant la campagne électorale, parce que le soutien formel du FA à la campagne pour le Oui a varié selon chacun de ses courants internes, et a été plus ou moins fort selon la dérive politique générale.
En réalité, il paraît logique qu'une victoire du « oui » pourrait être vue par Mujica comme une énorme patate chaude pour son mandat. Comment modérer le travail du gouvernement si lui, ancien otage de la dictature, doit « mettre en taule » ses geôliers ? Comment va t-il obtenir les accords d'État qu’il veut signer avec l'opposition si les vieilles tensions entre Tupamaros (MLN) et « milicos » (militaires) se ravivent ?
Ainsi, les contradictions étaient vives dans chacune des hypothèses, mais le coup porté par le faible soutien social à ce référendum pourrait rouvrir des blessures dans la gauche. Pour l'instant, le candidat de l’Assemblée Populaire [Raúl Rodriguez, lui aussi ancien Tupamaro, qui n’a recueilli que 0,67% des voix, NdE] a annoncé qu’il votera nul au second tour, une option qui s’entend parmi quelques militants des quartiers.
La défaite du second référendum – sur le vote postal pour les émigrés – qui a été encore plus importante, 35% de oui seulement – dessert aussi le FA. On estime que 2,5% de ses soutiens viennent de l'extérieur, principalement de Buenos Aires, beaucoup s’en rappelleront deux fois au moment de revenir voter au second tour, d’autant plus que le pays vient de tourner le dos à la possibilité pour les Uruguayens vivant à l’étranger d’être intégrés normalement dans les processus électoraux.
Résultats finaux
Selon les résultats annoncés hier, le Frente Amplio a finalement obtenu 47,49% ; le Parti National, 28,54% ; le Parti Colorado, 16,67% ; le Parti Indépendant, 2,44%, et l'Assemblée Populaire, 0,67%.
Quant à la composition des chambres, au Sénat il y a un match nul qui sera résolu par ballotage en novembre. À la Chambre de députés le FA obtiendrait 50 sièges et le reste des partis les 49 autres, mais un siège est encore en suspens, qui sera celui qui fera pencher la balance d'un côté ou d’un autre. Ces résultats sont encore provisoires, puisque 32.000 bulletins restent à dépouiller (dans lesquels un certain type d'irrégularité a été détecté) et ce seront ceux-là qui définiront si le Frente Amplio aura la majorité ou pas au parlement.
En définitive, Pepe Mujica est encore le favori pour parvenir à la Présidence, mais aujourd'hui ce sera plus difficile qu'hier. La seule donnée comparative, remonte 10 ans en arrière, elle indique que les blancs et rouges avaient uni leurs votes et avaient mis en échec le Frente Amplio au second tour. Mais la société uruguayenne a changé depuis. Jusqu'à quel point ?
Pepe Mujica a mis un costume (mais sans cravate) pour la première fois de sa vie lors de sa visite à Lula en août. Ci-dessous, le candidat lors d'un essyage au Studio Mutto de Montevideo en juillet 2009.